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Unions et désunions aux Kurdistans : pourquoi les Kurdes ne parviennent-ils pas à s’unir (1/2) ?

Par Emile Bouvier
Publié le 10/03/2021 • modifié le 16/03/2021 • Durée de lecture : 7 minutes

En effet, malgré le dénominateur commun que partagent les Kurdes, celui d’une histoire faite d’oppression, d’insurrections et de répression au fil des siècles, chaque pays de peuplement kurde détient sa propre mosaïque de mouvements kurdes, alliés ou opposés les uns les autres à différents niveaux, tant nationalement qu’internationalement. L’incapacité des Kurdes de Syrie et d’Irak a réellement s’unir face à la menace djihadiste durant la guerre contre Daech (2013-en cours) a ainsi pu étonner, d’autant plus si l’on tient compte des renforts envoyés par des mouvements kurdes iraniens à leurs congénères irakiens par exemple [1], ou encore l’accueil chaleureux réservé par les Kurdes irakiens à leurs congénères syriens lors de l’offensive turque « Source de Paix ».

Pourquoi les différents mouvements kurdes ne s’unissent-ils pas sous un seul et même drapeau afin de porter leurs revendications identitaires ? Quels différends empêchent les Kurdes de s’unir ? Le présent article débutera ainsi par un rappel de l’histoire contemporaine des Kurdes afin d’appréhender plus en détails le cadre politique et institutionnel qui est le leur aujourd’hui. Une approche thématique sera ensuite privilégiée afin de traiter dans un premier temps du PKK et de la constellation de satellites qui l’accompagne (partie I) avant d’étudier plus en détails les partis kurdes syriens, irakiens et iraniens, dont les destins ne sont pas liés mais ne cessent de s’entremêler depuis une quarantaine d’années et, en particulier, depuis l’irruption du PKK sur la scène politico-militaire kurde (partie II).

A noter que cet article se concentre uniquement sur le volet politique des relations entre mouvements kurdes : il n’est pas question ici de traiter des obstacles linguistiques, religieux ou culturels de manière générale qui s’opposent à une unification des Kurdes. Ce volet culturel fera prochainement l’objet d’un article dans Les clés du Moyen-Orient.

Préalable nécessaire à la compréhension des relations entre les organisations kurdes : un bref rappel historique et politique

Si l’histoire exacte des Kurdes fait encore l’objet de nombreux débats - au sujet notamment de leurs origines exactes [2] -, les historiens sont en revanche unanimes sur le fait que les Kurdes ont été opprimés de façon quasi-discontinue depuis la fin du Moyen Âge, expliquant par la même occasion une histoire insurrectionnelle et clandestine particulièrement riche.

Dans ce cadre, le fer de lance du combat politique et militaire kurde sera incarné, dans l’histoire contemporaine, par le clan Barzani, aujourd’hui à la tête du Gouvernement régional du Kurdistan (GRK) : Mustafa Barzani sera le chef des armées de l’éphémère République kurde de Mahābād (1945-1947), son fils Massoud Barzani sera le leader des insurrections victorieuses du peuple kurde en Irak dans les années 1980, tandis que le fils de ce dernier, Masrour Barzani, est aujourd’hui le Premier ministre du GRK. Les Barzani assument une position résolument nationaliste et autonomiste - après avoir été sécessionniste pendant environ un demi-siècle [3].

Le mouvement des Barzani, le Parti démocratique du Kurdistan (PDK) devient si incontournable au cours de la seconde moitié du XXème siècle, qu’il soutient des filiales aux Kurdistan syrien (naissance du PDK de Syrie, le PDKS, en 1957 [4]) ou des partenaires proches (à l’instar du PDKI en Iran, qui sera sur le point de procéder en 1958 à une unification avec le PDK des Barzani mais en sera finalement empêché par l’intervention des services de renseignement iraniens de l’époque, le SAVAK, qui démantèleront, temporairement, le mouvement kurde iranien [5]).

Si l’Union patriotique du Kurdistan du clan Talabani, née d’une scission avec le PDK en 1975, a participé et profité de la montée en puissance des Barzani, ces derniers détiennent, et ont pratiquement toujours détenu, la réalité du pouvoir au Kurdistan d’Irak.

A la fin des années 1980, l’insurrection communiste du PKK en Turquie, de plus en plus médiatisée et connue, apparaît alors comme un élément perturbateur à l’encontre du monopole qu’exerçaient à ce moment les Barzani sur le combat pour la liberté du peuple kurde. Le PDK n’aura alors de cesse de jongler entre soutien au peuple kurde (accueil de Kurdes turcs fuyant les affrontements entre le PKK et l’armée turque par exemple [6]) et tentatives de neutralisation de son cousin turbulent, par ailleurs concurrent croissant [7].

Finalement, au début des années 2000, le PKK remporte le flambeau du combat politique kurde : l’arrestation de son leader Abdullah Öcalan en 1999 a fait de ce dernier le symbole de l’oppression subie par les Kurdes mais, surtout, le PKK a su évoluer idéologiquement afin d’attirer de très larges parts des « combattants de la liberté » kurdes, déçus par le PDK des Barzani en raison de son dogmatisme et de son idéologie clanique [8], peu en phase avec les aspirations des Kurdes de ce début de XXIème siècle [9].

Le PKK, un centre alimenté par une vaste périphérie

Si les différentes organisations d’extrême-gauche turco-kurdes ont pu s’affronter en différentes occasions au cours du XXème siècle pour des raisons idéologiques, le PKK apparaît aujourd’hui au centre d’une constellation d’organisations qui lui répondent directement ou indirectement.

Ainsi, la majorité des organisations d’extrême-gauche clandestines turques soutient le PKK : ce soutien est évident en Turquie à travers l’alliance de neuf de ces mouvements rassemblés sous la bannière du Mouvement révolutionnaire uni des peuples (HBDH), dont ne fait toutefois pas partie le Parti-Front révolutionnaire de libération du peuple (DHKP-C) [10], bien que celui-ci soutienne également le PKK [11].
En-dehors de ces groupes armés résolument turcs, le PKK s’est également entouré d’un réseau de filiales et d’alliés kurdes à travers le Moyen-Orient. Ainsi, le mouvement révolutionnaire kurde a-t-il créé au début des années 2000 le Parti de l’union démocratique (PYD) en Syrie, le Parti pour une solution démocratique au Kurdistan (PÇDK) en Irak et le Parti pour une vie libre au Kurdistan (PJAK) en Iran. Chacune de ces organisations fonctionne de la même manière et possède systématiquement une branche armée (HPG pour le PÇDK, YPG pour le PYD et YRK pour le PJAK).

Ainsi, par exemple, le PYD fonctionne en vase-communicant avec sa « maison-mère » : Mazlum Abdi Kobané, le chef militaire des Forces démocratiques syriennes (FDS), dont le PYD est la clé de voûte, était un cadre politique du PKK en Europe dans les années 1980 [12]. Ces filiales du PKK n’ont jamais fait défection ni opéré de scission avec lui, quand bien même leur succès politique et militaire s’avéreraient plus notables que ceux du PKK, à l’instar du PYD : rigoureusement hiérarchisées et disciplinées, ces filiales obéissent toutes aux directives du mont Qandil, quartier-général du PKK dans les montagnes du Kurdistan irakien [13].

Au-delà de ses filiales, le PKK s’est également doté de plusieurs alliés kurdes, voire de façades légales. En Turquie par exemple, deux partis kurdes ou pro-kurdes légaux cohabitent : le Parti démocratique des peuples (HDP) et le Parti démocratique des régions (DBP). Si le premier s’affirme comme le parti des minorités (Kurdes, écologistes, LGBT…), le second est résolument kurde ; pourtant, le HDP s’est imposé comme le parti pro-kurde par excellence en Turquie et comme principal parti d’opposition au pouvoir en place après le Parti républicain du peuple (CHP). Aujourd’hui, sur les 600 parlementaires que compte la Grande assemblée nationale turque, le HDP comptabilise 58 députés, contre un seul pour le DBP.

Si aucune information ne permet d’établir avec certitude de liens véritablement organiques entre le PKK, le HDP et le DBP, les autorités turques accusent en revanche fréquemment le HDP de collusion avec le mouvement révolutionnaire kurde et procèdent à de régulières arrestations dans ses rangs pour « participation à une organisation terroriste » ou encore « propagande au profit d’une organisation terroriste » [14]. Ainsi, sur les 65 maires du HDP élus lors des élections du 31 mars 2019, 45 ont été arrêtés par les forces de sécurité turques pour leur proximité supposée avec le PKK [15] ; « Ces maires étaient en réalité des représentants du PKK », affirmait un représentant de l’AKP (« Parti de la justice et du développement » - au pouvoir) à Mardin, lors de l’arrestation de nouveaux responsables municipaux du HDP le 25 avril 2020. En raison de sa faible signature politique, le DBP ne s’avère que peu concerné par la chasse aux partisans du PKK menée par Ankara.

Toutefois, s’il n’est pas possible d’affirmer que le HDP et le DBP sont liés au PKK, ces trois mouvements kurdes partagent des objectifs communs en matière de promotion des droits des populations kurdes et de lutte contre la dérive jugée autoritaire de la présidence turque [16]. Ainsi, lors de la vaste campagne d’insurrections urbaines lancées par le PKK en août 2015, plusieurs maires du HDP et du DBP se sont joints au mouvement en affirmant l’autonomie de leur ville vis-à-vis d’Ankara [17] : en tout, quarante municipalités (dont les villes de Lice, Cizre, Nusaybin et Varto) [18] suivront les préceptes idéologiques de « confédéralisme démocratique » et d’autogestion portés par le PKK [19], en s’affirmant autonome du centre politique ankariote. Ainsi, s’en affirmer que le PKK, le HDP et le DBP agissent de concert, il semble en revanche possible de dire que les deux partis turcs pro-kurdes disposent d’une certaine bienveillance à l’égard du mouvement révolutionnaire.

Lire la partie 2

Publié le 10/03/2021


Emile Bouvier est chercheur indépendant spécialisé sur le Moyen-Orient et plus spécifiquement sur la Turquie et le monde kurde. Diplômé en Histoire et en Géopolitique de l’Université Paris 1 - Panthéon-Sorbonne, il a connu de nombreuses expériences sécuritaires et diplomatiques au sein de divers ministères français, tant en France qu’au Moyen-Orient. Sa passion pour la région l’amène à y voyager régulièrement et à en apprendre certaines langues, notamment le turc.


 


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