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Violences à Beyrouth : quand la crainte d’une nouvelle guerre civile place l’enquête sur l’explosion du port au second plan

Par Ines Gil
Publié le 18/10/2021 • modifié le 19/10/2021 • Durée de lecture : 7 minutes

BEIRUT, LEBANON - OCTOBER 15 : A view of funeral ceremony of fellow fighters who were killed in clashes in the Tayouneh neighbourhood of the capital Beirut’s southern suburbs a day earlier, during their funeral in the southern Lebanese, on October 15, 2021.

Houssam Shbaro / ANADOLU AGENCY / Anadolu Agency via AFP

Le son des balles qui éclate, des tirs nourris aux roquettes RPG qui fusent, des hommes cagoulés en embuscade dans une zone résidentielle de Aïn El Remmaneh. Et sous les yeux des snipers, des civils qui fuient, la peur au ventre, pris entre deux feux. En plein cœur de Beyrouth, un tel déchainement de violences n’avait pas eu lieu depuis 2008 [1]. Les scènes du 14 octobre dernier dans la capitale libanaise suscitent l’effroi, car dans l’imaginaire collectif, elles raniment les fantômes des combats qui ont déchiré le Liban pendant 15 ans. En apparence, le seul élément qui change par rapport au début de la guerre civile libanaise est la qualité des images diffusées, car 46 ans ont passé. Alors au lendemain des violences, la presse s’interroge : le Liban est-il à l’aube d’un nouveau conflit ?

Tensions entre quartiers

La force des images et le nombre de morts (sept, dont six manifestants et une femme tuée alors qu’elle se trouvait chez elle) ont donné un écho important aux événements de jeudi. Mais cet épisode ne peut se comprendre sans appréhender sa dimension locale. Ces quartiers, situés à la périphérie sud de Beyrouth, concentrent historiquement des tensions communautaires fortes selon la chercheuse Yara el-Khoury : « ce sont des espaces très marqués sur le plan confessionnel : on a d’un côté un quartier maronite (Aïn El Remmaneh), de l’autre un quartier à majorité chiite (Chiyah) » [2]. Pour l’historienne qui enseigne à l’Université Saint-Joseph (Beyrouth), qu’elles soient chiites ou chrétiennes, ces populations se ressemblent. A Aïn El Remmaneh comme à Chiyah, elles sont principalement issues de milieux modestes qui évoluent en marge des dynamiques de la capitale : « installées à la périphérie de Beyrouth depuis plusieurs décennies, elles ne se sont jamais vraiment intégrées à la capitale libanaise. Beyrouth intègre d’ailleurs généralement très mal les ‘’étrangers’’ » [3]. Déplacés par les combats, « ces habitants sont parmi les Libanais qui ont le plus souffert pendant la guerre civile. Et en même temps, on le voit aujourd’hui, ils n’ont pas retenu les leçons du conflit » ajoute l’historienne.

Ces deux quartiers voisins sont non seulement habités par des communautés différentes, mais ils sont surtout contrôlés par des formations politiques en opposition. A Aïn El Remmaneh, le groupe chrétien des FL (soutenu par l’Arabie saoudite) domine. A Chiyah, c’est l’allié du Hezbollah (soutenu par l’Iran), Amal, qui tient la rue. Les FL, dans l’opposition, sont issues du 14-Mars. Le tandem Hezbollah-Amal, présent dans le gouvernement Mikati, est lui héritier du 8-Mars [4]. De quoi s’interroger : « pourquoi ces manifestants [sympathisants Hezbollah et Amal] ont défilé à Ain El Remmaneh alors que ce n’était pas sur la trajectoire de la manifestation ? » note Yara el-Khoury « était-ce une provocation délibérée ? ».

Les événements de jeudi sont encore flous pour bon nombre de Libanais : qui a tiré le premier ? Qui a provoqué l’autre ? Qui était armé dès le début ? Des snipers, miliciens probablement affiliés FL, auraient initié les combats en ouvrant le feu sur les manifestants. Mais la politisation des débats brouille la compréhension des événements et divise aujourd’hui le pays, principalement autour d’une ligne de fracture idéologique qui sépare anti et pro Hezbollah : « et ce, même avec les nombreuses vidéos qui ont circulé, car on peut faire dire tout et n’importe quoi aux images » note Yara el-Khoury, « on le voit déjà sur les réseaux sociaux. » Couplé avec la force des images qui raniment le souvenir collectif de la guerre civile libanaise, ce débat donne aujourd’hui aux violences du 14 octobre a priori nées de tensions locales, une dimension largement nationale.

Le souvenir des années noires ravivé

Dans un pays où l’Etat et l’armée sont faibles, où les discours politiques qui prennent des couleurs communautaires s’opposent dans des narratifs souvent irréconciliables, des combats éclatent occasionnellement. Dernières violences en date, une embuscade durant des funérailles au sud de Beyrouth avait éclaté début août 2021, à Khaldé, faisant cinq morts, dont trois membres du Hezbollah libanais.

Mais dans l’imaginaire collectif, les violences de jeudi dernier sont d’une toute autre ampleur. Car le théâtre des combats, Aïn El Remmaneh, rappelle les heures sombres de la guerre civile selon le chercheur spécialiste en géographie urbaine à Sciences Po Paris, Eric Verdeil : « l’année 1975 est symbolique dans la mémoire collective dans ces quartiers, car c’est dans cette région que le bus palestinien a été mitraillé par des miliciens chrétiens » [5]. Le 13 avril 1975, durant l’inauguration d’une église à Aïn El Remmaneh, une voiture fonce dans la foule et tire. Deux personnes sont tuées, parmi elles, le garde du corps de Pierre Gemayel, le leader des Kataëb (formation chrétienne). Plus tard dans la journée, un bus de « fedayin » palestiniens traverse le quartier, de retour d’un défilé militaire à Sabra. Il est pris d’assaut par des miliciens chrétiens. 27 Palestiniens sont tués. C’est le début de la guerre civile.

Durant plusieurs années de conflit, la capitale libanaise est divisée en deux par une ligne de front, au lieu où se sont déroulés les combats de ce jeudi 17 octobre, rappelle Eric Verdeil : « le carrefour de tayyouneh se situe sur l’ancienne ligne de démarcation entre Beyrouth Est et Beyrouth Ouest sur laquelle s’étaient stabilisés les fronts, avec d’un côté une forte identité chrétienne et de l’autre, une forte identité pro-palestinienne puis une identité musulmane (avec de fortes différences selon les quartiers) ». Pour le chercheur, « il concentre donc cette mémoire d’un antagonisme confessionnel très territorialisé ». La symbolique des lieux est si forte, « qu’en février 2006, ce quartier avait été le théâtre de la signature d’une alliance entre les Aounistes [6] et le Hezbollah » note-t-il, « ils avaient alors cherché à inverser la mémoire douloureuse des antagonismes sur cette ligne de front ». Sans trop de succès cependant, car ces rues résonnent toujours aujourd’hui comme un symbole des combats de la guerre civile. Principalement parce que trente ans après la fin du conflit, la réconciliation n’a jamais été menée dans un Liban toujours marqué par les tensions confessionnelles. Les seigneurs de guerre sont encore au pouvoir, et un narratif commun sur le conflit civil n’a pas émergé. La thawra, la « révolution » du 17 octobre 2019, avait tenté de dépasser les divisions confessionnelles, en exigeant un nouveau contrat social, voir un changement de régime. Mais deux ans après le soulèvement populaire, les groupes indépendantistes ne sont pas parvenus à modifier le leadership politique : « des deux côtés d’Aïn El Remmaneh et Chiyah, ils [les leaders communautaires] règnent en maitres absolus sur les populations » note Yara el-Khoury, « les maronites se sentent menacés dans leur existence et leur identité et veulent donc se battre pour se défendre. De leur côté, les chiites continuent de disputer le pouvoir aux maronites, ils se présentent comme les éternels opprimés alors qu’ils contrôlent aujourd’hui l’Etat libanais » ajoute-t-elle. Ces discours trouvent un certain écho auprès des populations de ces quartiers, à l’heure où les tensions communautaires sont exacerbées sous fond de crise financière virulente : « même si de chaque côté on déplore les violences, au fond, sauf exception, chacun a approuvé l’action de son camp. (…) Nous faisons face à des mémoires à vif, entretenues par la situation de crise dans laquelle est plongé le Liban. Ces populations sont dans le dénuement total, sans perspective pour l’avenir ».

Au vu du contexte politique explosif et de la situation économique catastrophique, une multiplication des violences qui pourraient devenir incontrôlables n’est pas impossible. Mais s’improviser devin sur l’avenir ce pays imprévisible et complexe est risqué. Crier à l’avènement d’une nouvelle guerre civile semble donc bien hâtif. Car un élément essentiel est à prendre en compte : le Hezbollah, avec sa branche armée, surpasse largement n’importe quelle formation politique au Liban. Il est craint. Encore plus depuis la guerre syrienne, durant laquelle il a considérablement développé son arsenal militaire et formé ses combattants. Comme le souligne le correspondant RFI à Beyrouth Paul Khalife, « celui [sous-entendu les FL] qui veut la guerre est incapable de la déclencher, celui [le Hezbollah libanais] qui peut la déclencher n’en veut pas, car il sait qu’elle le ferait dévier de son objectif principal. » Au contraire, à l’aube de la guerre civile, en 1975, les forces en jeu au Liban étaient plus ou moins égales. Et de chaque côté, les milices étaient persuadées de pouvoir l’emporter.

Le débat national change de cap

Pour le moment, les balles se sont tues à Beyrouth. Mais la journée du 14 octobre a déjà des conséquences lourdes au Liban. Non seulement sur l’image du Hezbollah, mais aussi sur l’importance réservée à l’enquête sur l’explosion du port de Beyrouth. En manifestant en direction du Palais de Justice jeudi dernier, la formation chiite cherchait à détourner le débat national qui portait jusqu’alors sur le port selon Mohanad Hage Ali, analyste au centre Canergie de Beyrouth : « la manifestation avait pour but d’alimenter les tensions et de changer le narratif. Alors que le débat portait sur la demande de justice pour les victimes de l’explosion du port, ils sont aujourd’hui plus concentrés sur les tensions communautaires » [7]. En cause : le tandem chiite est inquiété par l’enquête sur la déflagration du 4 août 2020. Le Hezbollah et son allié Amal accusent le juge en charge de l’enquête d’être politisé [8]. Mardi, le juge Tarek Bitar avait émis un mandat d’arrêt contre l’ancien ministre des Finances, actuellement député membre du mouvement Amal, Ali Hassan Khalil. A l’issu de la journée sanglante de ce jeudi, le Hezbollah parait conforté dans son discours : « il est parvenu a créer un narratif parallèle » selon Mohanad Hage Ali, « en appelant à l’ouverture d’une enquête sur les événements de Tayyouneh », il détourne l’attention nationale de l’enquête sur l’explosion du port de Beyrouth.

De leur côté, les Forces Libanaises semblent avoir perdu une certaine crédibilité. Elles ressortent certes confortées auprès d’une partie de leur base composée par la droite chrétienne hostile au Hezbollah, en se présentant comme le défenseur des quartiers chrétiens contre le puissant mouvement chiite. Mais les FL se sont aussi décrédibilisées auprès d’une partie des Libanais selon Yara el-Khoury : « ces dernières années, elles ont construit un discours sur la primauté de l’Etat et le bannissement des armes illégales, et maintenant, leurs partisans sont accusés de tirer dans la rue ». Selon la chercheuse, le Hezbollah sort, de son côté, renforcé : « le Hezbollah se présente en position de légitime défense, joue sur la victimisation et réclame justice pour ses "martyrs" » avant de conclure, « c’est mauvais pour l’enquête sur l’explosion du port. C’était peut-être cela que visait le Hezbollah, créer une diversion, et il semble avoir réussi ». Les familles de victimes accusent régulièrement la classe politique libanaise de ralentir l’enquête sur l’explosion du port de Beyrouth. Survenue le 4 août 2020, la déflagration avait détruit une partie de la capitale libanaise, faisant au moins 207 morts et des milliers de blessés.

Publié le 18/10/2021


Ines Gil est Journaliste freelance basée à Beyrouth, Liban.
Elle a auparavant travaillé comme Journaliste pendant deux ans en Israël et dans les territoires palestiniens.
Diplômée d’un Master 2 Journalisme et enjeux internationaux, à Sciences Po Aix et à l’EJCAM, elle a effectué 6 mois de stage à LCI.
Auparavant, elle a travaillé en Irak comme Journaliste et a réalisé un Master en Relations Internationales à l’Université Saint-Joseph (Beyrouth, Liban). 
Elle a également réalisé un stage auprès d’Amnesty International, à Tel Aviv, durant 6 mois et a été Déléguée adjointe Moyen-Orient et Afrique du Nord à l’Institut Open Diplomacy de 2015 à 2016.


 


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