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Washington entre en guerre avec l’Iran : Des paris audacieux vers une sortie de crise ? Le 23 juin 2025, une date pour une pause

Par Michel Makinsky
Publié le 23/06/2025 • modifié le 24/06/2025 • Durée de lecture : 22 minutes

Michel Makinsky

Frapper fort

Dans la nuit du 21 au 22 juin, le président des Etats-Unis annonce sur Truth Social qu’une attaque ‘très efficace’ a été menée sur 3 sites nucléaires en Iran : Fordow, Natanz et Ispahan. Sa conclusion est étonnante : « MAINTENANT C’EST LE TEMPS DE LA PAIX » [1]. Trump se veut fidèle à sa ligne : l’Iran n’aura jamais la bombe atomique.
Pour mémoire, rappelons que pour être considérée comme dotée d’un arsenal nucléaire, une puissance doit non seulement avoir fabriqué quelques projectiles, mais aussi avoir procédé à des essais, et disposer de vecteurs capables de les larguer sur les cibles. Les agences de renseignements américaines avaient conclu dans un rapport du 25 mars que l’Iran n’était pas en train de construire une bombe atomique et que le Guide Suprême n’avait pas décidé de reprendre le programme nucléaire militaire qu’il avait suspendu. Or le locataire de la Maison-Blanche dément sèchement (« Elle a faux ») le 17 juin Tulsi Gabbard, directrice du Renseignement National, qui avait confirmé cette évaluation lors d’une audition devant le Congrès [2].

Selon Amwaj.media,toujours bien informé, Washington aurait informé Téhéran de ces frappes et aurait indiqué aux Iraniens que les Etats-Unis ne cherchent pas une confrontation générale mais ne viseraient que ces 3 sites. Selon une source iranienne citée par ce media, ces derniers auraient été évacués et la plus grande partie du stock d’uranium aurait été mis en lieu sûr. A ce stade, il est impossible de valider la réalité de ces informations, de même qu’il est prématuré de procéder à un bilan exact des destructions. Amwaj.media signale qu’au moins 3 bombardiers B-2 auraient largué 6 super bombes ‘bunker buster’ (les fameuses bombes GBU 57/B) sur le site de Fordow, réparties entre les entrées et les conduits de ventilation. Les mêmes experts révèlent qu’un sous-marin a tiré 30 missiles Tomahawk sur les installations d’enrichissement de Natanz et sur le complexe nucléaire d’Ispahan qui avaient déjà été bombardés par Israël [3]. Dans une déclaration à la nation, Trump annonce que les 3 sites ont été totalement détruits [4] et prévient l’Iran qu’il s’expose à des attaques de plus grande ampleur en cas de réaction. Le bilan réel de cette opération dénommée Midnight Hammer est incertain [5], au-delà des déclarations américaines, l’Agence Internationale pour l’Energie Atomique reste prudente [6]. La communauté des experts est également réservée, car l’évaluation des dégâts ne repose pour l’instant que sur des images satellitaires et quelques renseignements [7]. Alors que l’inquiétude est manifeste chez les Démocrates (dont les responsables n’avaient pas été briefés avant l’opération [8]) et que les Républicains sont divisés entre interventionnistes et isolationnistes [9] (mais ils feront front uni autour du président), la Maison- Blanche publie pour contrer ces réticences une série de témoignages d’élus approuvant la tactique présidentielle de la ‘force pour gagner la paix‘ [10].

A noter : le Pentagone précise que les bombardements effectués ne sont pas destinés à provoquer un changement de régime [11]. On peut y voir une prise de distance par rapport à Israël qui revendique clairement cet objectif [12]. S’agit-il de convaincre Téhéran de ne faire que des ripostes limitées contre des bases ou sites américains afin d’éviter une confrontation, voire tout simplement préserver l’avenir ? Selon le site Axios, Trump aurait prévenu l’Etat hébreu avant de déclencher l’opération et Netanyahu a chaudement félicité le président américain pour sa détermination à choisir « la paix par la force ». De son côté, Trump dit qu’Israël et lui ont formé une équipe formidable. Ce langage boursouflé ne dissimule-t-il pas que, comme à son habitude, le locataire de la Maison-Blanche agit seul, selon ses propres vues et ses propres intérêts MAGA ? Les déclarations récentes de Pete Heghseth, Secrétaire d’Etat à la défense, et le général Dan Cain, chef d’état-major interarmées, comportent quelques précisions sur le déroulé des opérations et confirment nos impressions ci-dessus. C’est bien une opération purement américaine. Il y est répété que Washington ne vise pas un changement de régime et souhaite des discussions, tout en menaçant de punir les tentatives iraniennes de représailles [13].

Une décision réfléchie et camouflée ? L’engrenage irrésistible des événements

Les frappes américaines ont pris de court aussi bien les Iraniens que les Européens et les pays de la région. Le 13 juin, après les frappes israéliennes, Trump menace les Iraniens : concluez un accord avant qu’il ne soit trop tard, faites vite [14]. Avec le recul, on réalise que peu à peu Trump a accumulé les avertissements à l’Iran [15], qui se sont accentués au moment où il revient du sommet du G7 qu’il abandonne brusquement non pour discuter un cessez-le-feu mais de quelque chose de « beaucoup plus gros » [16]. Mais en confirmant le 19 juin dans un point de presse de sa porte-parole Karoline Leavitt qu’il accorde un délai de 2 semaines avant de prendre une décision de frapper ou non, le locataire de la Maison-Blanche produit l’impression qu’il donne toute sa chance à la diplomatie [17].

Une lecture attentive des échanges avec les journalistes révèle que la position présidentielle est ambiguë. Il consent ce moratoire « basé sur le fait qu’il y a une chance substantielle de négociations qui pourraient ou ne pourraient pas prendre place dans le futur proche ». Or ceci n’a rien d’acquis. En effet, assez rapidement il est apparu que des désaccords importants persistaient entre Téhéran et Washington (enrichissement zéro, retraitement, sans parler de l’absence de proposition structurée américaine sur la levée des sanctions en échange de concessions iraniennes). L’éloignement des positions bloque les négociations malgré les efforts de la diplomatie omanaise. Le 17 juin, Washington envoie une proposition à Téhéran (évoquant aussi la possibilité d’une rencontre avec Serge Witkoff accompagné du vice-président Vance) [18], qui répond le lendemain en exprimant son désaccord, notamment sur la constitution d’un consortium hors du territoire iranien [19]. De plus, Abbas Araqchi, le ministre iranien des Affaires étrangères, déclare qu’il n’est pas question de négocier avec les Etats-Unis sous la pression des bombardements israéliens [20]. Or, il rencontre vendredi 20 juin les ministres des Affaires étrangères du trio EU3 franco-germano allemand [21]. Il précise immédiatement qu’il ne s’agit pas de négociations mais de discussions. La rencontre avait été suscitée, semble-t-il, par Emmanuel Macron, qui avait indiqué promouvoir une ‘offre complète‘ en 4 points [22]. Il s’agit plutôt d’un mélange d’orientations diverses dont l’articulation n’est pas évidente. Etrangement, la question (pourtant centrale) de la levée des sanctions n’y figure pas. On se demande si cette initiative de la France [23] n’est pas en fait destinée à se réintroduire dans le dossier nucléaire dont elle est exclue. Les discussions de Genève n’ont rien produit de concret en dehors de la perspective d’une éventuelle rencontre [24]. Trump avait promptement raillé la démarche des EU3 : « l’Europe ne servira à rien » [25].

Il reste que ce qui a été considéré comme une véritable ouverture pourrait-il être compris comme une duperie, une manœuvre destinée à gagner du temps [26] pour préparer les frappes et endormir la méfiance des Iraniens ? Le débat n’est pas facile à trancher. En sus, indiscutablement Trump et son entourage, dont Serge Witkoff, ont réalisé (trop tard) que leurs interlocuteurs ne suivent pas les mêmes techniques de négociation. En Iran, la notion de ‘fast big deal’ est totalement inconnue. D’où l’aveu naïf et tardif du président américain : les Iraniens sont de rudes négociateurs [27]. Du coup, ce dernier finit par exposer qu’il a de sérieux doutes sur la possibilité d’un accord [28]. Lorsqu’Israël lance ses frappes le 13 juin, juste avant le 6ème round de négociations à Istanbul, Trump rappelle que l’ultimatum de 60 jours qu’il avait lancé pour un accord, est dépassé [29].

Peu avant le déclenchement de l’opération américaine, les Etats-Unis organisent le déploiement d’avions ravitailleurs dans la zone, un indice de préparation d’une opération imminente [30].

Un début de sortie de crise face au risque majeur de conflit régional ?

La boîte de Pandore est ouverte. Trump est convaincu que tout est sous contrôle et que si Téhéran ne capitule pas, la foudre continuera de s’abattre jusqu’à ce que l’Iran aille à Canossa. Il déclare qu’il ne veut pas aller au-delà des objectifs nucléaires prioritaires. Mais on comprend que la liste ne s’arrête pas là si nécessaire. Les apparences plaident pour lui qui rêve avec « Bibi » d’une belle success story.

Mais qui dit Iran très affaibli ne dit pas Iran incapable de nuisances. Les terrains d’action et cibles dont dispose Téhéran sont limités et ont été très gravement amputés. L’Iran est condamné à une extrême prudence dans ses choix d’autant que ses moyens sont drastiquement réduits. Chaque action doit être pesée. En bref, la certitude de réactions est évidente (des frappes ont déjà eu lieu avec un nouveau missile à têtes multiples [31]) et on ne peut exclure des actions terroristes contre des personnes et biens israéliens et américains dans divers pays ; mais les vraies réactions sont en cours d’évaluation [32] (avantages vs inconvénients). Sans surprise, les ‘durs’ du régime donnent de la voix et profèrent force menaces apocalyptiques à usage extérieur comme interne [33]. Personne n’est dupe. Les Gardiens de la Révolution se sont contentés de souligner que les bases américaines sont vulnérables et que l’agression ne restera pas impunie [34]. Cet avertissement est pris au sérieux, elles ont été mises en état d’alerte avancée [35]. Des attaques devraient être lancées directement par l’Iran. C’est en effet l’option qui a été retenue : la base Ain al-Assad qui abrite des troupes américaines dans l’ouest de l’Irak, a été frappée le 23 juin, selon un responsable irakien. Les intérêts et missions diplomatiques américaines sont aussi des cibles faciles. Parmi les représailles souvent évoquées par maints commentateurs, figure au premier rang le blocage du détroit d’Ormuz [36]. Techniquement, l’Iran est capable d’y causer des troubles majeurs [37]. Autre chose est le bénéfice de ce blocage. Outre les actions militaires certaines pour sa réouverture à bref délai, l’Iran serait aussi perdant car il doit exporter son pétrole par ce détroit, et donc n’a aucun intérêt à le bloquer [38]. Ceci n’empêche pas le Parlement iranien de voter en faveur de cette fermeture [39], une mesure très politique. D’ailleurs, c’est au Conseil Suprême de la Sécurité Nationale qu’appartient de prendre ce genre de décision [40]. Ne pouvant laisser impunie l’attaque américaine, Téhéran a lancé une première opération, sa crédibilité étant en jeu. Le 23 juin, l’Iran a tiré une salve de missiles sur la base américaine de al-Udeid au Qatar sans faire de victimes [41]. Le Qatar a protesté auprès de l’Iran qui a déclaré ne vouloir aucun mal à son voisin, et annonce que les missiles ont été interceptés. Cet épisode est intéressant car ses caractéristiques donnent (sauf bouleversement) une indication de l’approche iranienne. Comme la séquence qui a suivi l’élimination du général Soleimani, les Iraniens ont prévenu les Etats-Unis par deux canaux diplomatiques plusieurs heures avant les frappes. Le Qatar, prévenu, a fermé son espace aérien avant le déclenchement. Bahreïn en a fait autant, et la principale base américaine en Syrie a été mise en état d’alerte. Ceci pourrait suggérer que l’Iran a opté pour une stratégie de riposte graduée, calibrée, qui avait été conçue par Ali Shamkhani. Washington avait compris le message et accepté cette sorte de codification stratégique. Mais aujourd’hui, les circonstances sont différentes. Trump reconnaîtra-t-il et acceptera-t-il ce code ? Sa réaction y sera-t-elle conforme ou se laissera-t-il emporter par l’ivresse de la supériorité ? Ce serait un très dangereux engrenage. Donald Trump déclare sur Truth Social que l’Iran a riposté avec une très faible réponse, ce qui était attendu, et ajoute qu’il « tient à remercier l’Iran pour nous avoir prévenus en avance, ce qui a permis qu’aucune vie ne soit perdue, et que personne ne soit blessé. Peut-être que maintenant l’Iran peut s’engager vers la Paix et l’Harmonie dans la Région et j’encouragerai avec enthousiasme Israël à faire de même » [42] Ce message semble constituer un signal de ‘fin d’épisode’, assez similaire à la ‘riposte’ graduée/calibrée intervenue après l’élimination du général Soleimani. En annonçant un cessez-le feu le 23 juin, le président américain montre clairement que c’est bien l’orientation qu’il a choisie.

Une décision qui intervient dans une phase de grand trouble sur tous les terrains

L’Iran, sans surprise, avait demandé une réunion urgente du Conseil de Sécurité des Nations unies [43], mais compte-tenu du droit de veto américain, il est certain que Téhéran n’obtiendra pas de condamnation des Etats-Unis. Sans nous étendre sur ce point particulier, ceci confirme l’effondrement de son autorité du fait de cette paralysie sur ce dossier comme sur d’autres. L’Organisation des Nations unies ne parvient pas à se réformer malgré l’urgence, et face aux Etats dont les dirigeants privilégient les rapports de force, son impuissance non seulement accélère la régression du droit international mais suscite des blocs et légitimités, systèmes concurrents dotés de leurs propres normes. Cet épisode intervient aussi après une phase (que nous ne détaillerons pas ici brevitatis causa) de grave dégradation des relations entre l’Iran et l’Agence Internationale pour l’Energie Atomique après la publication des deux rapports le 31 mai 2025 qui ont constaté de graves manquements persistants et croissants depuis plusieurs années de l’Iran face à ses obligations. Surtout, l’Agence pour la première fois a fait état de « révélations » sur des activités passées (qui avaient été déjà rendues publiques en 2018 par le Mossad), dont l’Iran discute la pertinence et surtout le fait qu’elles résultent de communications du Mossad à l’AIEA alors que l’Agence s’impose des procédures rigoureuses de filtrage de ses sources. Il en a résulté une crise de confiance entre Téhéran et R. Grossi. Or à l’issue de ces rapports, les EU 3 menés par la France ont obtenu le vote d’une résolution le 12 juin constatant que l’Iran ne remplit pas ses obligations.
Ceci l’expose à une procédure de snap back (rétablissement des sanctions) devant l’ONU ; ce n’est donc pas une coïncidence si immédiatement après ce vote, Israël a frappé l’Iran le 13 juin, et que les Etats-Unis ‘finissent le job’ le 21 avec les bombardiers B2.

Ali Shabani (Amwaj.media) avait déjà envisagé, parmi les réactions possibles de l’Iran, des actions militaires ciblées et soigneusement calibrées (dans le même esprit que celles adoptées après l’élimination du général Soleimani selon la doctrine de riposte graduée conçue par Ali Shamkhani alors secrétaire du Conseil Suprême de la Sécurité Nationale) aux côtés de l’expulsion des inspecteurs de l’AIEA et un délai d’attente avant un retour à la table des négociations.

Une autre option avait été envisagée à Téhéran : un retrait possible du Traité de Non-Prolifération Nucléaire. C’est une menace qui a été brandie régulièrement dans le passé, sans grand effet. Le 17 juin, après les frappes israéliennes, le Parlement iranien a discuté une loi prévoyant le retrait du TNP [44]. Si ce texte était adopté, ceci signifierait qu’après son entrée en vigueur (90 jours après signification), l’Iran serait dégagé de toute obligation et se lancerait à grande vitesse dans la constitution d’un arsenal militaire. Bien que brandie comme un épouvantail, cette perspective est incertaine car la République islamique aurait tout à y perdre. En sus, ceci déclencherait une prolifération régionale catastrophique (la tentation existe déjà). Néanmoins, on peut penser que les frappes sur les sites nucléaires iraniens ont accentué la tentation chez certains décideurs iraniens d’accélérer le programme nucléaire à visée militaire [45]. Par ailleurs, le Parlement étudie un texte visant à suspendre la coopération de l’Iran avec l’AIEA tant que celle-ci se comportera de façon « non-professionnelle ».

A l’intérieur, le réflexe nationaliste

Même si Washington prétend que les frappes américaines n’ont pas vocation à faire chuter le régime (affirmation qui peut susciter un certain doute au vu de l’hostilité déclarée à son endroit), il est certain qu’Israël, Netanyahu en tête (qui a besoin d’une victoire totale pour apaiser ses alliés ultras qui menacent de faire éclater sa coalition), place cet objectif au sommet de ses priorités. Le discours du Premier ministre israélien le 13 juin [46] est un appel au soulèvement pour mettre fin au régime. Le masque (si masque il y avait) est tombé. Le doute sur les intentions américaines s’est récemment renforcé par l’hypothèse d’un changement de régime ouverte par Trump dimanche 22 juin sur son réseau : « Pourquoi pas un MIGA (Make Iran Great Again) ? » [47] Ceci contredit les déclarations catégoriques de Pete Heghseth, secrétaire d’état à la défense, et du vice-président J.D. Vance [48] qui affirment que le changement de régime ne figure pas dans les objectifs américains. Quelle est donc la signification de ce retournement ? Provocation irréfléchie, changement d’option (profiter de l’affaiblissement inespéré du régime sous les coups de boutoir), ou dévoilement d’une stratégie initiale cachée ? Une autre hypothèse, plus intéressante à explorer, serait que Trump ne veut pas laisser à Netanyahu le bénéfice d’un effondrement éventuel de l’Iran et entend s’en attribuer tous les bénéfices. A moins que ce tournant ne soit le résultat d’énormes pressions du Premier ministre israélien dont la survie politique passe peut-être pas la chute du pouvoir iranien.

Ce pouvoir, à savoir l’autorité du régime, est-il en train de vaciller ? On peut le penser : il est ébranlé encore qu’il soit prématuré d’évaluer les fissures. Comme en sismique, il peut y avoir des fissures sans effondrement à court terme. Mais en cas de réplique, on ne sait jamais, tout dépend de la nature desdites répliques (frappes et coups). Ne pas oublier le réflexe nationaliste en Iran. La société est très fragmentée, et on constate que même si la société civile et le régime ont divorcé, les opposants de l’intérieur, y compris réformateurs, qui souhaitent un changement de régime, refusent qu’il soit imposé de l’extérieur [49]. On fait front mais on demandera des comptes ensuite. Ajoutons que la population qui a beaucoup souffert de la répression (qui s’est accentuée sur la période récente avec des incarcérations sous couvert de chasse aux espions israéliens [50]), ne souhaite pas un saut vers un inconnu peut-être pas plus démocratique que le pouvoir actuel.

A l’extérieur, retenue et grosse inquiétude

Les réactions russes et chinoises devant les frappes américaines ont été surtout verbales : impuissance russe, prudence chinoise. Moscou se contente de condamner fermement [51] les frappes américaines mais, malgré le Partenariat stratégique qui lie la Russie à l’Iran, on n’observe pas de soutien concret. Les rencontres entre Abbas Araqchi et son homologue Lavrov ainsi qu’avec Poutine pourraient-elles déboucher sur des gestes symboliques [52] ? Il n’existe pas d’accord de défense [53]. Il faut dire que Moscou concentre ses moyens et son attention sur le conflit russo-ukrainien. En sus, la Russie n’entend pas couper les ponts avec Israël [54] ni porter préjudice à ses conversations avec Washington [55]. De plus, on peut penser que l’implication américaine dans la crise irano-israélienne encourage Washington à ne pas accorder trop d’attention ni de moyens au front ukrainien dont l’Amérique se désengage, invitant ses partenaires de l’Otan, comme on le verra au prochain sommet de l’Organisation, à s’assumer davantage. Si la crise moyen-orientale se poursuit, elle peut favoriser la hausse du cours du baril, ce qui arrange Moscou, Téhéran et… Riyad mais contrarie les objectifs de Trump.

La Chine ne peut que constater qu’elle n’a guère de poids pour influer sur les protagonistes. Elle ne peut que condamner les frappes américaines [56] ; son principal souci est la sécurité de ses approvisionnements énergétiques qui sont vulnérables à un embrasement dans le détroit d’Ormuz où croisent les navires chinois. Remarquons cependant que Poutine et Xi JinPing s’emploient depuis peu à coordonner leurs positions autour de propositions [57] visant à atténuer le conflit irano-israélien. Les Etats-Unis ont enjoint la Chine de dissuader l’Iran de fermer le détroit d’Ormuz [58].

L’Arabie saoudite, qui ne cache pas sa vive inquiétude, a condamné les frappes américaines et invité à faire preuve de retenue [59]. A notre sens, l’initiative américaine, après les frappes israéliennes, contrarie certainement le royaume. En effet, sa priorité absolue est la diminution des tensions régionales pour le développement de son économie. C’est pourquoi elle a entamé un processus de normalisation avec l’Iran depuis la signature d’un accord bilatéral le 10 mars 2023. Elle n’a cessé de conforter cette orientation avec un exercice naval conjoint, la visite en novembre 2024 du chef d’état-major des armées de Riyad, et plus récemment par la visite du ministre saoudien de la Défense à Téhéran, porteur d’un message américain pressant les Iraniens de négocier avec Washington. Cette succession de frappes contre la « nation-sœur » iranienne est de nature à peser sur les accords très ambitieux conclus entre Trump et MBS lors de sa tournée dans le Golfe. Ces actions éloignent encore plus la perspective de relations diplomatiques entre Israël et Riyad, qui sont politiquement inacceptables dans le contexte actuel. On ne peut écarter que ce cycle encourage le royaume à s’engager vers un arsenal nucléaire. En plus, cette dangereuse escalade risque d’affecter les investissements saoudiens (comme ceux des autres monarchies voisines, sans oublier l’Irak). Seule la hausse des cours du baril est de nature à les conforter. Dans ce contexte instable, il est probable que la Chine et l’Arabie saoudite renforceront leurs liens. Ceci ira-t-il jusqu’à une adhésion formelle de l’Arabie saoudite dans le groupe BRICS ? Pour l’heure, les monarchies du Golfe ont exprimé à l’Iran leur solidarité [60] pour montrer qu’elles sont hostiles à l’initiative américaine et ne veulent à aucun prix être considérées comme complice car elles s’exposeraient à de redoutables représailles iraniennes.

Et il faudra guetter les réactions des pays asiatiques, notamment les membres de l’Organisation de la Conférence Islamique [61]

Une fois de plus la diplomatie du trio EU3 a montré qu’elle est fidèle à son aveuglement stratégique privilégiant Israël qui la maintient dans une marginalisation par rapport aux protagonistes du dossier, en pratiquant en même temps une négociation sans carte en mains pour afficher une implication dans un dossier dont les acteurs se passent totalement de son avis avant d’agir, et la culture de déclarations serviles pour Israël [62] qui ne lui sera jamais reconnaissant pour cela.

Coup de théâtre : Donald Trump annonce un cessez le feu (il est encore très fragile)

Dans la soirée du 23 juin, Trump annonce sur son réseau Truth Social [63] qu’un « cessez-le-feu total et complet » a été ‘pleinement convenu’ entre Israël et l’Iran, par phases successives. Selon lui, ceci marquera la fin de ce qu’il appelle « La guerre de 12 jours » qui sera « considérée comme terminée » [64]. Ce développement est à notre sens une des suites logiques de l’approche tacitement convenue entre l’Iran et l’Amérique d’une ‘riposte graduée et calibrée’, comme nous l’avons indiqué plus haut. Le président américain, fidèle à ses habitudes, se pose en indispensable en indiquant qu’Iran et Israël sont ‘venus le voir’ et qu’il a compris que ‘c’est le moment de la paix’ [65]. Un peu plus tard, il annonce que le cessez le feu est en vigueur [66]. L’Iran (très prudemment), a accepté le cessez-le-feu, après une ultime salve de missiles [67] contre Israël avec des réticences manifestes [68] liées aussi bien à la méfiance ambiante que ce nouveau pas acquis brusquement n’a pas permis au pouvoir iranien une longue délibération entre acteurs du régime pour un consensus. Israël a consenti sans enthousiasme au cessez-le-feu tout en prétendant avoir « atteint ses objectifs et au-delà » [69]. Selon les premières analyses, c’est une négociation ‘coup de force’ qui a été menée par le président américain et Vance avec Netanyahu [70]. On devine que le locataire de la Maison-Blanche a dû exercer une forte pression sur le Premier ministre israélien. En effet, au-delà des déclarations officielles, Israël n’avait pas ‘fini le job’ ; l’Etat hébreu avait laissé entendre qu’après un délai lui permettant de parachever sa victoire, les opérations militaires pourraient s’interrompre dans quelques jours [71]. Etait-ce un signe avant-coureur ou ceci reflétait-il une ‘fatigue’ ou déjà une pression américaine ? Ce coup d’arrêt contrarie malgré tout les objectifs de Netanyahu, à commencer par le changement de régime rendu plus difficile si l’écrasement de l’Iran ne suit pas. Or, en vantant les bienfaits de la paix à venir, Trump n’encourage pas cette orientation. Au moins pour l’instant. Les mêmes sources indiquent que Marco Rubio, le vice-président J.D. Vance, et Steve Witkoff, ont négocié avec les Iraniens avec le concours du Qatar. Trump aurait déclaré sur la chaîne NBC que le cessez-le-feu serait sans limite (‘forever’) : « I think the ceasefire is unlimited. It’s going forever » [72]. Le séquençage de la mise en place de ce cessez-le-feu paraît un peu confus, et manifestement divers détails restent à régler. Or ce cessez-le-feu est fragile. A peine conclu, Israël annonce une riposte vigoureuse en accusant l’Iran de l’avoir violé en tirant deux missiles balistiques [73].

Au-delà des communications triomphantes de Trump, il se confirme que le Qatar a, une fois de plus, par son rôle central [74] et sa remarquable efficacité diplomatique aidé à parvenir à cet accord dans des conditions difficiles. Avant la conclusion de l’accord, Trump a d’abord conversé avec l’émir Tamim bin Hamad al-Thani, puis J.D. Vance avec le Premier ministre Sheikh Mohammed bin Abdulrahman al-Thani [75]. Bien que les retombées de cet accord soient encore minces, il a été accueilli avec un soulagement prudent dans la région. L’Arabie saoudite a appelé à la poursuite de la détente et de la diplomatie [76]. Dans un Moyen-Orient troublé, l’annonce du cessez-le-feu a immédiatement retenu l’intérêt des acteurs économiques soucieux de voir diminuer tension et insécurité [77]. Les marchés observent la situation positivement mais avec beaucoup de prudence [78]. L’Union européenne a salué le cessez-le-feu et Paris a appelé à un arrêt complet des hostilités [79]. De son côté le chancelier allemand se réjouit du cessez-le-feu obtenu par Trump, qu’il décrit comme une conséquence des frappes américaines sur l’Iran [80] tout en appelant les deux parties à le respecter. Ce compliment est adressé à la Maison-Blanche juste avant le sommet de l’Otan pour flatter l’imprévisible locataire de la Maison-Blanche qui y est attendu avec inquiétude. La Russie et la Chine plaident pour un retour à la diplomatie sans disposer de leviers conséquents.

In fine, il convient de rester prudent sur l’avenir de ce cessez-le-feu qui nécessite d’autres étapes de consolidation. Il atteste le leadership du locataire de la Maison-Blanche, capable de forcer la main de ses partenaires et alliés. On relèvera que par rapport à Netanyahu, Trump entend rester ‘maître des horloges’ et ne pas se laisser ficeler par le calendrier du Premier ministre. Instinctif, Trump a compris que l’engrenage redoutable dans lequel il était en train de se laisser entraîner risquait de mener à un chaos contraire à ses priorités et un engagement militaire excessif qu’il entend éviter. La séquence de riposte graduée qui vient de se dérouler est éloquente. Mais le pari du président américain est néanmoins encore très risqué. Le cessez-le-feu est non seulement fragile mais des détails restent à régler (le diable gît dans les détails) et il peut sombrer à chaque instant. Le sort politique du Premier ministre israélien est-il assuré, alors qu’il est contraint à un arrêt provisoire des hostilités et qu’il poursuit l’anéantissement des Palestiniens ? On peut aussi se demander si Trump, percevant les conséquences négatives de la crise déstabilisante en cours sur les monarchies du Golfe très hostiles à une déflagration régionale, n’a pas voulu préserver ses relations économiques avec elles. Netanyahu est perçu comme une puissance redoutable mais nuisible, il est temps de reprendre les choses en mains.

L’avenir de la région est imprévisible, d’autres tournants surviendront. L’Europe (et surtout le trio EU3 mené par la France) est plus que jamais un spectateur d’une pièce dont elle n’est pas le metteur en scène.

Publié le 23/06/2025


Outre une carrière juridique de 30 ans dans l’industrie, Michel Makinsky est chercheur associé à l’Institut de Prospective et de Sécurité en Europe (IPSE), et à l’Institut d’Etudes de Géopolitique Appliquée (IEGA), collaborateur scientifique auprès de l’université de Liège (Belgique) et directeur général de la société AGEROMYS international (société de conseils sur l’Iran et le Moyen-Orient). Il conduit depuis plus de 20 ans des recherches sur l’Iran (politique, économie, stratégie) et sa région, après avoir étudié pendant 10 ans la stratégie soviétique. Il a publié de nombreux articles et études dans des revues françaises et étrangères. Il a dirigé deux ouvrages collectifs : « L’Iran et les Grands Acteurs Régionaux et Globaux », (L’Harmattan, 2012) et « L’Economie réelle de l’Iran » (L’Harmattan, 2014) et a rédigé des chapitres d’ouvrages collectifs sur l’Iran, la rente pétrolière, la politique française à l’égard de l’Iran, les entreprises et les sanctions. Membre du groupe d’experts sur le Moyen-Orient Gulf 2000 (Université de Columbia), il est consulté par les entreprises comme par les administrations françaises sur l’Iran et son environnement régional, les sanctions, les mécanismes d’échanges commerciaux et financiers avec l’Iran et sa région. Il intervient régulièrement dans les media écrits et audio visuels (L’Opinion, Le Figaro, la Tribune, France 24….).


 


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