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Jalal Al Husseini est chercheur associé à l’Institut français du Proche-Orient (IFPO) à Amman. Ses recherches portent sur les statuts formels et informels des réfugiés palestiniens, la diaspora palestinienne et les publics du développement (participation et gestion locale des projets de développement). Il est l’auteur de nombreux ouvrages et articles, dont le dernier ouvrage, publié avec Aude Signoles en 2011, s’intitule Les Palestiniens entre Nation et Diaspora - Le temps des incertitudes (IISMM, Karthala).
Fin décembre 2012, Amman est le théâtre de nouvelles manifestations prenant directement pour cible la personne du roi. Si, en 2011, la Jordanie a aussi connu son bref « printemps », les réformes engagées par la monarchie hachémite sont minimes. Jalal Al-Husseini revient pour Les Clés du Moyen-Orient sur la situation politique d’un pays qui a toujours du subir les conséquences des crises affectant son environnement immédiat.
Au début de l’année 2011, la Jordanie a connu, en écho de ce qui se passait en Tunisie, en Egypte et initialement en Syrie, deux types de mobilisations : une vague de manifestations spontanées et des rassemblements orchestrés par le Front d’action islamique, le bras politique des Frères musulmans dans le pays. Les revendications des manifestants ne sont pas nouvelles : ils réclament l’octroi de pouvoirs plus étendus pour le Parlement, la mise en place d’une monarchie constitutionnelle, une participation accrue de la population - notamment de celle d’origine palestinienne - à la vie politique et une lutte renouvelée contre la corruption. Il faut remarquer que ces manifestations ont réuni dans un même élan l’ensemble des composantes de la société jordanienne, des Jordaniens de souche aux Jordaniens d’origine palestinienne.
Au delà de ces questions politiques, la Jordanie a connu depuis septembre 2012 des émeutes dont les motivations sont plutôt d’ordre social et économique. Elles ont éclaté en réaction à l’augmentation brutale des prix du fioul et du gaz décidée par le gouvernement suite à l’arrêt soudain des subsides versés à Amman par les pays du Golfe et qui lui permettaient auparavant de subventionner ces produits. Dans plusieurs villes de Jordanie, des postes de police et des établissements commerciaux ont été brûlés, mais le pouvoir a eu l’intelligence de ne pas réprimer brutalement les émeutiers et manifestants. Tout est finalement rentré dans l’ordre avec une aide financière accordée aux plus pauvres. Ces événements ont souligné la faiblesse des forces d’opposition : aucune d’entre elle n’a été en mesure de s’en saisir afin de les transformer en mouvement de contestation massif du régime.
Le roi a annoncé un programme de réformes, mais il faut savoir que le système jordanien vit sur des promesses de réformes depuis plus de dix ans. Pour montrer qu’il s’agissait cette fois-ci d’une entreprise sérieuse, le roi a nommé plusieurs commissions chargées de mettre en œuvre les mesures attendues. Il est ainsi devenu plus difficile au gouvernement de promulguer des lois temporaires importantes quand le Parlement ne siège pas. Par ailleurs, une légère réforme du système électoral réputé favoriser les candidats « pro-régime » a été adoptée. Depuis 1993, les élections parlementaires jordaniennes se sont fondées sur le principe « un homme, une voix », ce qui contribue à dépolitiser le vote, les Jordaniens des gouvernorats ruraux, minoritaires mais surreprésentés au Parlement, ayant tendance à voter en priorité pour leurs représentants tribaux, traditionnellement affiliés au régime, aux dépens des populations urbaines - en majorité d’origine palestinienne - et des partis d’opposition, au premier rang desquels les Islamistes du Front d’action islamique (FAI). Sans remettre en cause la loi électorale précédente, la récente réforme introduit un second vote pour une liste dite nationale, mais qui ne concerne que 27 sièges sur 150 au Parlement. Irrité par la tiédeur des réformes, le FAI, le principal parti d’opposition, a annoncé qu’il boycotterait les élections. Le scrutin qui va se tenir début 2013 semble donc déjà dépourvu de tout enjeu. Il n’est d’ailleurs pas impossible que ces élections soient renvoyées à une date ultérieure, le temps pour le roi de convaincre les Frères musulmans de participer et de donner ainsi leur caution au système.
La cote de popularité du roi Abdallah est sans doute bien inférieure à celle de son père, le roi Hussein, décédé en 1999. Mais cela ne peut en soi se traduire par sa mise à l’écart. Le roi jouit en effet d’un statut particulier. Il n’est redevable d’aucune autorité (le crime de lèse majesté s’applique pleinement) et il a jusqu’ici été considéré comme l’arbitre suprême entre les composantes de la société jordanienne : Jordaniens de souche, réfugiés/déplacés palestiniens de 1948 (naturalisés en 1949), réfugiés Circassiens, Tchétchènes venus au pays au cours du 19eme siècle, etc. Sur le plan politique, il nomme et défait lui-même les gouvernements et, au cours de ces dernières années, il s’est trouvé à l’origine de toutes les grandes initiatives en matière économique et sociale. Cependant, il se tient dans le même temps en surplomb du système, et en cas de crise, il est le premier à aller sur la place publique pour dénoncer l’incapacité des pouvoirs publics à gérer le pays. Ces interventions dans l’espace publique se sont en règle générale traduites par la révocation des détenteurs du pouvoir exécutif et législatif qui lui servent en fait de fusibles.
Le système politique jordanien tend donc à empêcher l’émergence de toute alternative au pouvoir en place, d’où la brièveté du printemps jordanien. Les principales structures organisées présentes sur le terrain sont celles affiliées aux Frères musulmans. Actifs sur le plan social pendant toute la période de la loi martiale, entre 1957 et 1989, quand les partis politiques étaient interdits, ils avaient alors assuré avec le roi Hussein une cogestion du pays en assurant un rôle de cohésion sociale. Les Frères musulmans ont rompu avec le régime en 1994, au moment de la signature des accords entre la Jordanie et Israël mais, divisés entre « colombes » et « faucons », entre Jordaniens de souche et Jordaniens d’origine palestinienne, ils ne semblent pas encore aspirer à assumer pleinement le pouvoir politique, et encore moins à demander frontalement une alternative à la monarchie, préférant continuer à accroitre leur influence sociale et politique au sein de la société civile.
Il est vrai que cette résistance a de quoi surprendre. Le pays est pauvre, dépourvu de ressources naturelles, dépendant des aides étrangères et des revenus transférés par les Jordaniens installés dans le Golfe. De plus, la libéralisation de l’économie jordanienne imposée par ses bailleurs de fonds occidentaux depuis les années 1990, a fragilisé la jeunesse jordanienne en réduisant les opportunités d’emploi « facile » dans le secteur public. Le système doit sa durabilité à la présence du roi qui est inatteignable et au fait que, depuis le conflit entre les troupes de l’OLP et celles de l’armée jordanienne de « Septembre noir » en 1970, les acteurs politiques sont restés très fragmentés. Le système électoral n’est, on l’a vu, pas fait pour raviver la vie partisane jordanienne. L’anémie de la vie politique a jusque-là empêché tout changement réel tandis que seul le roi peut, pour l’heure, se targuer d’apparaître comme le garant d’une stabilité qui fait défaut aux pays environnants, qu’il s’agisse de la Palestine, de la Syrie, de l’Irak ou du Liban.
Cependant, le printemps jordanien a vu émerger un phénomène inédit. Dans les régions méridionales, dites tribales, considérées comme acquises au roi, le pouvoir des notables qui exercent leur autorité en liaison étroite avec le régime est aujourd’hui mis en cause par des représentants de la nouvelle génération. Des voix, encore isolées mais inédites, se sont même élevées, afin de changer le système politique jordanien de fond en comble. Il s’agit de jeunes gens éduqués qui se dissocient des intérêts particuliers de leur communauté et réclament une réelle démocratie en Jordanie. Il est vrai également que ces revendications démocratiques traduisent aussi une mise en cause du pacte politique et social traditionnel passé entre la monarchie et la population locale, par lequel le soutien de cette dernière était notamment monnayé par la subvention des produits de base et l’octroi de postes dans la fonction publique. Encore minoritaires, ces nouvelles voix d’opposition pourraient gagner en importance en cas de détérioration continue des conditions de vie.
La crise syrienne a mis une nouvelle fois à mal les tentatives de grandes réformes internes lancées par le roi au début des années 2000, visant à isoler la Jordanie des troubles régionaux. Répondant au mot d’ordre « La Jordanie d’abord », ces mesures prétendaient mettre fin à la logique selon laquelle le destin du pays était fatalement tributaire des crises régionales, et poser les jalons d’un développement politique et social proprement jordaniens. Ces ambitions se sont cependant heurtées aux vagues de réfugiés irakiens après 2003, à la crise financière mondiale depuis 2008, et depuis 2011 à l’afflux des refugiés syriens. L’évolution de la crise syrienne incarne en quelque sorte le retour inexorable de cette « malédiction jordanienne ». Son impact économique est également très mauvais, puisqu’elle pèse sur les finances des services publics, éloigne les investisseurs régionaux et nuit au tourisme.
Sur le plan diplomatique, le roi Abdallah a été un des premiers dirigeants à appeler Bachar al-Assad à quitter le pouvoir, mais la Jordanie, située en première ligne, n’a pas pu se permettre de s’engager plus avant du fait de sa relative faiblesse. Selon de nombreuses rumeurs, cette position relativement neutre explique la suspension par ses alliés traditionnels du Golfe, partisans de la chute du régime de Bachar al-Assad, du versement des aides financières qui maintenaient jusque-là la monarchie à flot. Les augmentations encore plus sensibles des prix des produits de base annoncées pour 2013 laissent augurer des lendemains agités en Jordanie.
Le système politique actuel est-il menacé ? Son avenir passe à la fois par la capacité de la monarchie à continuer à s’assurer l’allégeance d’une majorité significative de la population (ne serait-ce qu’en brandissant le spectre d’une désintégration du pays en cas de crise politique grave) et par la capacité des forces encore dispersées de l’opposition à peser véritablement sur le processus de prise de décision et à encourager ainsi l’avènement d’une véritable monarchie parlementaire.
Allan Kaval
Journaliste, Allan Kaval travaille sur les politiques intérieures et extérieures de la Turquie et de l’Iran ainsi que sur l’histoire du nationalisme et des identités minoritaires au Moyen-Orient.
Jalal Al Husseini
Jalal Al Husseini est chercheur associé à l’Institut français du Proche-Orient (IFPO) à Amman. Ses recherches portent sur les statuts formels et informels des réfugiés palestiniens, la diaspora palestinienne et les publics du développement (participation et gestion locale des projets de développement). Il est l’auteur de nombreux ouvrages et articles, dont le dernier ouvrage, publié avec Aude Signoles en 2011, s’intitule Les Palestiniens entre Nation et Diaspora - Le temps des incertitudes (IISMM, Karthala).
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