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Vision 2030 Arabie Saoudite et Visions 2030 Abu Dhabi : quels points communs, quelles différences (3/3) ?

Par Justine Clément
Publié le 03/12/2021 • modifié le 03/12/2021 • Durée de lecture : 9 minutes

People stand next to the Ruyaa (vision) 2030 pavilion at the Gitex 2017 exhibition at the Dubai World Trade Center in Dubai on October 8, 2017.

GIUSEPPE CACACE / AFP

Lire les parties 1 et 2

I. Réformes politiques et législatives

A. Quelles mesures ?

1. Instaurer un environnement favorable au commerce et à la diversification économique

La création d’une économie ouverte et centrée sur des domaines novateurs et diversifiés implique aussi la restructuration de certaines instances gouvernementales, pour une meilleure efficacité. En ce sens, l’Arabie saoudite reconsidère en 2019 l’Autorité générale du commerce extérieur en tant qu’entité distincte, précédemment rattachée au ministère du Commerce. Le gouvernement transforme aussi la Direction générale de l’investissement en ministère de l’Investissement (2016), donnant plus de pouvoir aux réformes économiques impulsées. Enfin en 2018, le gouvernement annonce la création de l’Autorité saoudienne de la propriété intellectuelle [1]. Cette dernière instance permet notamment au pays de se conformer aux normes internationales établies, en protégeant les innovations (brevets, marques et droits d’auteurs) – établissant un climat de confiance pour les investisseurs. D’un point de vue législatif, l’Arabie saoudite souhaite aussi simplifier ses procédures douanières et supprimer certaines restrictions concernant les investissements étrangers. De nouveaux instruments de promotion d’une économie ouverte sont aussi au programme de la « Vision 2030 », via un renforcement des exportations.

De son côté, Abu Dhabi n’a pas forcément cette nécessité de réformes structurelles – puisque son modèle fédéral et sa plus petite échelle lui permettent déjà de jouir de structures de proximité. Cependant, la « Abu Dhabi Economic Vision 2030 » insiste sur l’importance de mettre à jour les normes, notamment celles de la propriété intellectuelle, afin de créer un environnement fiable pour les nouveaux entrepreneurs. Aussi l’émirat, qui investit beaucoup dans la recherche et le développement (R&D), souhaite créer un environnement favorable pour le développement du secteur en mettant à jour ses normes en matière de test pharmaceutiques.

Les deux voisins souhaitent aussi réformer leur système fiscal, qui, trop dépendant des hydrocarbures, n’apporte que peu de pérennité aux revenus gouvernementaux. Ainsi, en janvier 2018, l’Arabie saoudite a mis en place des taxes sur les « produits nocifs », doublant alors les prix du tabac ; une taxe sur les « boissons sucrées » d’environ 50% ; et a instauré pour la première fois la TVA, d’une valeur ajoutée de 5% sur la plupart des biens et des services. De la même manière, Abu Dhabi a maintenu depuis une trentaine d’années une politique fiscale prudente, dans laquelle les taxes se concentrent sur le secteur des hydrocarbures. Lors du lancement de la vision en 2008, seulement 5% des revenus d’Abu Dhabi provenaient de sources stables [2]. Le gouvernement indique dans sa vision économique de 2030 vouloir diversifier ses sources de revenus, en imposant des taxes sur des produits non-pétroliers.

2. Optimiser les dépenses gouvernementales et miser sur l’efficacité

Afin de rentrer dans les standards internationaux et attirer les investissements sur leurs territoires, Abu Dhabi et l’Arabie saoudite souhaitent avant tout gagner en efficacité. Afin de redonner confiance aux investisseurs, l’Arabie saoudite s’est lancée dans une grande réforme de transparence. Après sa nomination en 2017 à la tête de la commission de la lutte contre la corruption (créée en 2011), MBS fait une réelle démonstration de force. Le 4 novembre 2017 lors d’une vaste opération anti-corruption, plusieurs princes, ministres et hommes d’affaires, sont convoqués puis détenus dans le Ritz-Carlton de Riyad. En moins de trois mois, la justice saoudienne réussit à récupérer plus de 101 milliards de dollars. La « Vision 2030 » réaffirme la volonté gouvernementale de lutter contre la corruption et de créer un cadre de confiance pour les investisseurs étrangers. L’émirat d’Abu Dhabi mise plutôt sur l’optimisation de ses dépenses gouvernementales. Il souhaite réduire la part des dépenses opérationnelles (OPEX), c’est-à-dire le financement technique des structures gouvernementales (personnels, locaux…) et augmenter celles d’investissements à long terme (CAPEX). A l’instar de la Norvège ou de l’Irlande dont il s’est inspiré pour sa vision économique, l’émirat souhaite que près de 50% de dépenses soient directement investies dans des projets de développement.

Les deux voisins du Golfe souhaitent aussi améliorer leur efficacité en investissant dans le e-gouvernement et en s’inscrivant pleinement dans cette idée de l’« économie du savoir ». L’Arabie saoudite souhaite voir son classement augmenter dans le e-governement Survey Index, passant de la 36ème position au Top 5. Des projets comme Neom, ville futuriste portée par le PIF d’un montant de près de 500 milliards de dollars, prévoit de fournir un modèle complet d’e-gouvernement aux habitants et d’optimiser leurs contraintes administratives [3]. De même, comme mentionné précédemment, le ministère des Communications et de l’Information de la Technologie a annoncé la création de « Smart Hajj », technologie gouvernementale qui accompagnerait les pèlerins dans leur voyage d’ici 2030 [4]. Dans l’optique d’amélioration des services de e-gouvernement, Abu Dhabi s’appuie massivement sur la Abu Dhabi Digital Authority, qui lance en 2021 les prémices de la « Abu Dhabi eGovernement Strategy », avec l’initiative du service TAMM. Ce portail du gouvernement émirati offre tous les services aux citoyens. Organisé sous la forme de « voyages », les clients pourront alors rechercher comment trouver une maison, acheter une voiture, ou aller se faire soigner en remplissant certains critères.

Par le biais de la technologie, ou via l’optimisation de leurs dépenses gouvernementales, Abu Dhabi et l’Arabie saoudite souhaitent préparer la diversification économique de la meilleure façon possible, ainsi que trouver des solutions pour l’économie durable.
 

B. Quelle place pour le développement durable dans les Visions 2030 d’Abu Dhabi et de l’Arabie saoudite ?

1. Quelles stratégies durables pour les deux Etats pétroliers ?

Les deux Etats portent plusieurs mesures en faveur d’une économie plus « verte ».

Premièrement, l’émirat d’Abu Dhabi est composé à près de 85% de dunes et abrite de nombreux parcs de mangroves. Le « Surface Transport Master Plan » d’Abu Dhabi vise à réduire l’utilisation de la voiture personnelle, via le développement d’un réseau de transports publics (dont les infrastructures seront construites en carbone) et la création de pistes cyclables et sentiers piétons. Le plan prévoit aussi le développement du Personnal Rapid Transit (PRT), une technologie qui fonctionne à l’énergie solaire. Le « Plan Abu Dhabi 2030 », qui concerne le réaménagement des aires urbaines, concentre plusieurs mesures environnementales. Le premier pilier intitulé « cadre environnemental » vise à la mise en place d’un parc national à Abu Dhabi, afin de préserver les espaces naturels. Il prévoit aussi la création d’un « gradient vert » entre les espaces naturels et les zones urbaines. Ce gradient est composé de cinq « couches » où la densité des habitations est réduite à mesure qu’elles s’approchent des zones naturelles. Les seules zones habitables autorisées dans la couche la plus proche des zones naturelles (cinquième couche) sont les éco-villages. Le plan prévoit aussi la mise en place d’une « ceinture de sable » entre la ville et le désert, afin de délimiter les zones d’expansion urbaines. Le quatrième élément de ce premier pilier est la mise en place de « doigts de désert », de grands axes de dunes partant du littoral d’Abu Dhabi et allant jusque dans les terres, permettant ainsi de limiter l’expansion de la ville. Ces mesures ne constituent pas l’essentiel des mesures durables prises par le gouvernement d’Abu Dhabi, puisque le pays a lancé sa « Vision énergétique 2050 », visant à aboutir à un mix énergétique composé à 50% d’énergie propre [5].

Du côté de l’Arabie saoudite, les mesures apparaissent moins détaillées. L’objectif pour 2030 est la production de plus de 58,7 GW d’énergie renouvelable, combinant 73% d’énergie solaire et 27% d’énergie éolienne. Le PIF reste aussi le principal levier pour cette politique énergétique, puisque « 70% des capacités de production d’énergie renouvelable devrait faire l’objet de négociations directes entre le PIF et des investisseurs internationaux, avec pour objectif le développement d’une filière industrielle nationale » [6]. De même, et toujours dans un souci de compétitivité et de diversification économique, Riyad souhaite rendre le secteur des énergies renouvelables plus attractif, en proposant des possibilités de privatisation pour mettre fin aux monopoles [7].

Cette politique environnementale, peu détaillée, entre finalement en contestation, voire opposition avec l’accélération et le développement prévus du secteur des hydrocarbures, pour l’émirat d’Abu Dhabi et pour l’Arabie saoudite.

2. Cependant, le poids toujours prépondérant du secteur des hydrocarbures

Malgré le désir d’une diversification économique et d’une économie plus verte, les hydrocarbures restent et resteront au cœur des économies d’Abu Dhabi et de l’Arabie saoudite. D’une part parce que les deux voisins du Golfe détiennent des réserves encore importantes (268 milliards de barils pour l’Arabie saoudite et 98 milliards pour l’émirat d’Abu Dhabi), mais aussi parce que le financement faramineux des nombreux projets exposés dans les visions 2030 ne peut se faire qu’avec l’aide de la rente pétrolière. Si l’Arabie saoudite ne développe que peu l’avenir de ses secteurs pétrolier et gazier, la « Vision 2030 » entend doubler la production de gaz et d’implanter un grand réseau national.

Pour l’émirat d’Abu Dhabi, la « Abu Dhabi Economic Vision 2030 » prévoit une accélération de la production pétrolière, avec un objectif de 5 millions de barils par jour [8] en 2030. L’enjeu de la disparition programmée des réserves est aussi au cœur du plan de restructuration économique. Le pays tente d’augmenter ses capacités d’extraction pétrolière en utilisant des techniques comme la récupération assistée du pétrole (RAP). En injectant des gaz, solutions chimiques de diluant ou de surfactant, micro-organismes ou encore de la vapeur d’eau, le stock de pétrole extrait sur les gisements existants pourrait augmenter de 30 à 60% [9]. Le port de Fujaïrah, deuxième port de bunkering au monde, va prochainement voir les capacités de son terminal d’exportation augmentées. Alors qu’il peut déjà accueillir près de 10 millions de tonnes brut de pétrole – soit 70 millions de barils [10] – le gouvernement fédéral a décidé d’investir dans de nouvelles unités de stockage, en ajoutant une capacité de 42 millions de barils d’ici 2022 [11], pour un montant total de 1,2 milliards de dollars [12].

Finalement, la consommation énergétique quotidienne, à la fois pour l’Arabie saoudite et Abu Dhabi, est immense. Presque la totalité de l’eau consommée aux Émirats arabes unis par les résidences et les industries est issue du processus de dessalement de l’eau. Si l’agriculture utilise encore les réserves fossiles des aqua-sphères, celles-ci commencent déjà à présenter des traces de sel. En 2014, les Nations unies ont déclaré que le dessalement absorbait près de 75 TWh/an, soit l’équivalent de 0,4% de la consommation mondiale d’électricité [13]. L’Arabie saoudite est l’une des plus grandes consommatrices d’eau dessalée et cumule à elle seule 22% de la production mondiale. La situation géographique désertique des deux pays ainsi que la « culture de la voiture » implantée depuis des décennies ne contribuent pas à la diminution de la consommation d’hydrocarbures.

Conclusion

Pour conclure, les visions 2030 portées par l’Arabie saoudite et Abu Dhabi présentent de nombreuses similarités. Elles souhaitent en priorité contrecarrer le piège de la rente pétrolière, en investissant dans de nouveaux domaines de « l’économie du savoir » et en développant le secteur privé – plus enclin à l’innovation et la compétitivité. Aussi, les deux protagonistes souhaitent ouvrir leur économie aux investissements internationaux et à une nouvelle population expatriée. Les deux visions présentent aussi de nombreuses réformes sociales, qui répondent avant tout au défi démographique posé par l’explosion de la population, et l’urbanisation massive qui s’en suit. En ce sens, Abu Dhabi et l’Arabie saoudite souhaitent réformer leur marché du travail - en offrant de nouvelles opportunités en priorité à leur population nationale - et surtout aux femmes, moins intégrées dans la sphère professionnelle. Cependant, l’Arabie saoudite, dont la position vis-à-vis de la religion est particulière (accueillant deux sites majeurs de l’islam) – souhaite réaffirmer la place de l’islam dans sa société, et unir ses habitants autour d’une identité commune. De son côté, Abu Dhabi prévoit avant tout de corriger les disparités intra-régionales, en harmonisant ses politiques de développement. Enfin, les gouvernements restent les acteurs centraux de cette réforme structurelle et de long terme. Ils doivent donc miser sur leur efficacité et sur l’optimisation de leurs dépenses, tout en étant responsables face aux citoyens, notamment en matière de développement durable.

L’avancée de ces deux projets, extrêmement ambitieux, reste difficile à mesurer. L’assassinat du journaliste saoudien Jamal Kashoggi, soupçonné d’être commandité par MBS, a apporté de nouvelles réticences pour les investisseurs internationaux. De même, la guerre du Yémen, dont l’Arabie saoudite est un protagoniste central (les Émirats arabes unis ont combattu aux côtés de l’Arabie saoudite entre 2015 et 2021) peut déconcentrer le gouvernement de ses objectifs nationaux, et déséquilibrer les dépenses étatiques. Enfin et surtout, la pandémie de Covid-19, qui bouleverse l’économie mondiale et les déplacements humains, pourrait engendrer un retard dans les objectifs donnés par les gouvernements saoudien et d’Abu Dhabi pour leur croissance d’ici 2030.

Publié le 03/12/2021


Justine Clément est étudiante en Master « Sécurité Internationale », spécialités « Moyen-Orient » et « Renseignement » à la Paris School of International Affairs (PSIA) de Sciences Po Paris. Elle a effectué un stage de 5 mois au Centre Français de Recherche de la Péninsule Arabique (CEFREPA) à Abu Dhabi en 2021, où elle a pu s’initier au dialecte du Golfe. Elle étudie également l’arabe littéraire et le syro-libanais.
En 2022 et 2023, Justine Clément repart pour un an au Moyen-Orient, d’abord en Jordanie puis de nouveau, aux Émirats arabes unis, pour réaliser deux expériences professionnelles dans le domaine de la défense.


 


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