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Après avoir étudié le conflit israélo-arabe à petite échelle et la question des colonies juives en Cisjordanie, nous nous focalisons sur la ville de Jérusalem, dont l’étude recoupe les deux thèmes précédemment cités.
A la fois capitale de l’Etat d’Israël et ville sainte pour les trois grands monothéismes, Jérusalem cristallise les tensions et les divisions présentes à plus petite échelle (étatique ou régionale). Pour comprendre les rivalités de pouvoir sur un territoire, fondement de l’approche géopolitique, il faut arriver à cerner les représentations des acteurs. C’est ainsi qu’une analyse géopolitique de Jérusalem devra d’abord se pencher sur la symbolique des lieux, sur ce que le territoire représente pour les différents acteurs, pour ensuite voir quels sont les stratégies et les rapports de force des groupes sur le territoire.
Carte 1 : la vieille ville de Jérusalem
Jérusalem est une ville-symbole pour les trois grands monothéismes, mais pas au même degré, selon, Frédéric Encel dans Géopolitique de Jérusalem (2012).
Pour les Chrétiens, Jérusalem revêt une dimension essentiellement spirituelle. La ville est symbolique parce qu’elle a accueilli de nombreux événements de la vie de Jésus, mais les représentations sont peu liées au territoire de la ville. Les Chrétiens ne revendiquent d’ailleurs pas le contrôle de la ville depuis les Croisades.
Chez les Musulmans, Jérusalem, « Al-Quds-la-Sainte » a été sacralisée par les califes de la dynastie omeyyade de Damas (vers 660-750). La ville renvoie à un épisode de la vie de Mahomet, le « voyage nocturne » (voyage de La Mecque à Jérusalem en compagnie de l’ange Gabriel) et les fidèles se tournaient initialement vers elle pour prier. Cependant, les villes saintes de La Mecque et Médine sont plus importantes dans l’Islam. Toutefois, avec le réveil du nationalisme palestinien, notamment porté par l’Organisation de libération de la Palestine, le symbole de Jérusalem est utilisé à des fins politiques : il permet de lier le destin des Palestiniens avec celui de tous les Musulmans.
C’est dans la religion juive que Jérusalem est porteuse de la plus forte charge symbolique. C’est aussi dans le judaïsme que les représentations territoriales ont le plus de place. En effet, les promesses de Yahvé au peuple juif possèdent une connotation spatiale : les Juifs doivent s’installer au pays de Canaan. Du côté des références historiques, les premiers royaumes Juifs de David et Salomon jouent un rôle important dans les représentations des Juifs.
La vieille ville s’organise autour de quatre quartiers bien différenciés.
– Le quartier arabe musulman est densément peuplé et possède des mosquées. Mais les lieux les plus symboliques sont situés sur « l’esplanade des mosquées », à l’emplacement de l’ancien temple juif, détruit en 70 ap. J.-C. par les Romains. On y trouve deux édifices monumentaux : la mosquée d’al-Aqsa et le dôme du rocher.
– Dans le quartier chrétien, l’on trouve le Saint-Sépulcre, l’église construite sur le Golgotha, le lieu ou aurait été crucifié Jésus, puis ou se situerait son tombeau. La population chrétienne est en diminution dans la vieille ville et le quartier est de plus en plus occupé par des Musulmans. Le quartier arménien, au Sud, est le plus petit des quatre, il abrite environ 2 000 Arméniens. Par ailleurs, les communautés chrétiennes sont divisées à Jérusalem ; elles ne forment pas moins de six groupes : grec orthodoxe, catholique, latin, copte, arménien, syrien orthodoxe et abyssin (éthiopien).
– Le quartier juif est situé au Sud-Est. Détruit après la guerre de 1948-49, lorsque la vieille ville était occupée par les Jordaniens, il a été reconstruit à partir de 1967. Outre la réfection ou la construction de nouvelles synagogues, une grande esplanade a été aménagée devant le Mur des Lamentations. Aussi appelé Mur Occidental, ce dernier est le principal lieu saint de la religion juive. C’est le dernier vestige du Temple d’Hérode, construit au Ier siècle av. J.-C., après que le premier temple de Salomon (Xème siècle av. J.-C.) a été détruit par Nabuchodonosor, roi de Babylone en -587. Les Juifs sont d’autant plus attachés au Mur des Lamentations que son accès leur a été interdit pendant près de 20 ans, lorsque Jérusalem-Est était occupée par la Jordanie (1949-1967).
Ainsi, on voit que la vieille ville s’inscrit dans des rapports de force symboliques. Par exemple, les Israéliens mènent des fouilles archéologiques pour montrer que Jérusalem était la capitale du royaume de David. Mais les rapports de force sont aussi réels : les Israéliens acquièrent de plus en plus de logements dans le quartier musulman, souhaitant affirmer leur présence dans la vielle ville, face notamment à la démographie de la population musulmane (les Chrétiens sont très peu nombreux).
Carte 2 : L’extension administrative et démographique de Jérusalem
La question de Jérusalem pose problème dans les négociations sur la fin du mandat britannique en Palestine. La solution du partage territorial ayant été entérinée, il convient de savoir à qui reviendra la ville. Le plan de partage de la Palestine de 1947 décrète que la ville sera une zone internationale. Mais après la première guerre israélo-arabe de 1948-1949, le statut de la ville change. Celle-ci est de fait séparée en deux parties par la ligne d’armistice (ligne verte). La partie orientale, la plus petite, est dirigée par la Jordanie, qui occupe la Cisjordanie. Jérusalem Ouest passe sous le contrôle d’Israël, qui déclare la ville capitale du nouvel Etat et y installe les principales institutions : le gouvernement, la Knesset (le Parlement) et le palais présidentiel.
La guerre des Six-Jours (1967) change la donne. Israël écrase les armées arabes et occupe la Cisjordanie. Jérusalem devient capitale « réunifiée » de l’Etat d’Israël et ses limites administratives changent. Il s’agit maintenant d’un « Grand Jérusalem » dont la partie orientale est considérablement étendue par rapport au Jérusalem jordanien des vingt années précédentes. Il faut noter les limites particulières de cette nouvelle entité. Celles-ci ne correspondent pas à des règles de développement naturel (radioconcentrique par exemple). Les limites ont été tracées de façon à intégrer le maximum de territoires tout en absorbant le minimum de populations arabes. Ainsi, les agglomérations de Bethléem et de Ramallah demeurent hors de Jérusalem.
On voit donc que le modèle de la ville est d’emblée ségrégé. L’effacement des limites de la ville a rendu possible la création de quartiers juifs dans les quartiers jusque-là arabes. Mais cela ne se traduit pas par un rapprochement des deux populations. Au contraire, elles sont de plus en plus séparées, ce que nous verrons en partie 3.
Le 30 juillet 1980, la Loi fondamentale israélienne sur Jérusalem déclare que « Jérusalem, entière et unifiée, est la capitale d’Israël ». Cette loi n’est pas reconnue par la communauté internationale, mais elle fait consensus parmi toutes les forces politiques israéliennes. La souveraineté israélienne ne peut pas être remise en cause à Jérusalem.
Aujourd’hui, les limites municipales de 1967 ne semblent plus correspondre à la réalité du terrain, tant les banlieues se sont étendues au-delà. Ainsi, il serait peut-être plus judicieux de parler d’une « aire métropolitaine » de Jérusalem ou d’un « Grand Jérusalem » (dans un autre sens que celui des limites de 1967). Voyons donc à présent l’expansion de la population.
Alors que la majorité des Juifs, sauf exceptions (comme sur le mont Scopus), avaient été chassés de Jérusalem-Est par les Jordaniens en 1949, la constitution du « Grand Jérusalem » de 1967 donne le feu vert au retour des populations israéliennes dans la partie orientale de la ville. L’extension de l’installation juive à l’Est a suivi plusieurs étapes, relevées par Alain Dieckhoff (1989).
Il s’est d’abord agi d’établir une continuité territoriale entre Jérusalem Ouest et l’enclave juive du Mont Scopus, à Jérusalem-Est. Pour cela, un « arc septentrional » a été forgé avec la création des quartiers de Ramat Eshkol, Givat Ha Mivtar, Givat Shapira.
Ensuite, dans les années 1970, les Israéliens ont procédé à la création d’un « espace cardinal », en construisant des quartiers résidentiels au Nord (Pisgat Zeev, Neve Yaakov), à l’Ouest (Ramot), à l’Est (Mizrah Talpiyyot) et au Sud (Gilo). Ces quartiers marquent physiquement la lisière du territoire municipal. Ainsi, pour Alain Dieckhoff, « l’acte territorial parachève l’acte législatif » de 1967.
La troisième étape (l’« anneau périphérique ») débute après 1977 et a pour but de créer, à l’extérieur de l’agglomération, dans un rayon de 10 à 15 km, des centres urbains qui forment une deuxième enceinte à la ville. Ce sont principalement trois groupes de colonies, autour de Givat Zeev au Nord, de Maale Adumim à l’Est, et de Goush Etzion au Sud.
Depuis 1990, ces tendances se sont renforcées. Les colons s’installent de plus en plus loin du centre de Jérusalem, venant grossir les rangs des implantations éloignées de Gouch Etzion ou Maale Adumim. A ce mouvement d’implantations lointaines s’ajoute celui de comblement des espaces blancs et d’établissement d’une continuité territoriale. Par exemple, des colonies se créent entre les quartiers juifs contenus dans les limites municipales, et les colonies les plus éloignées : ainsi, on peut citer Kochav Yaacov, Anatot ou Har Gilo.
Frédéric Encel (2008) donne quelques chiffres sur la population de Jérusalem. Alors qu’en 1967, Jérusalem-Est était presque vide de Juifs, en 2008, pour une population totale d’environ 750 000 habitants, plus de 240 000 Juifs vivent dans la partie orientale de la ville, contre 230 000 dans la partie occidentale. Cela montre l’ampleur du mouvement de colonisation des quartiers arabes de la ville ou des espaces ruraux de Cisjordanie par les Israéliens. Mais en comparaison avec la population arabe, la part relative des Juifs diminue. Cela est dû en partie à l’accroissement naturel inférieur des Juifs. Dans les années 1970, la population juive frôlait le seuil des 75%. En 1999, 70% des habitants de Jérusalem réunifiée étaient Juifs. Ils ne sont que 67% en 2007.
Cependant, cet affaiblissement est très relatif, car il est seulement numérique. Le vrai rapport de force démographique doit s’analyser en étudiant la répartition des populations dans l’espace et leurs stratégies pour contrôler celui-ci.
Carte 3 : La fragmentation du « Grand Jérusalem » sous l’effet de la colonisation israélienne
Les expériences des guerres israélo-arabes ont montré la vulnérabilité du territoire de Jérusalem, enclavé au bout de son corridor. Ainsi, selon Frédéric Encel, deux stratégies sont mises en place pour donner à la ville une posture plus favorable :
– Le désenclavement par l’Ouest. Jérusalem se situe au fond d’une langue de terre israélienne qui s’avance en territoire majoritairement arabe. Il s’agit d’améliorer cette situation en jouant sur deux points. D’abord, améliorer les moyens de communication pour permettre à Jérusalem d’être en contact avec le reste du pays. Ainsi, de grandes autoroutes ont été construites pour relier Jérusalem à la côte, et notamment à Tel-Aviv, la deuxième ville du pays. Ensuite, il s’agit d’élargir le corridor au fond duquel se trouve Jérusalem. C’est le rôle des blocs de colonies de Givat Zeev au Nord-Ouest et de Goush Etzion au Sud-Ouest. L’occupation israélienne, renforcée par le mur de séparation, agrandit de facto la « taille de guêpe » israélienne au niveau de Jérusalem.
– Le désenclavement par l’Est. Il ne s’agit pas seulement d’élargir le corridor de Jérusalem, il faut aussi l’allonger. Ainsi, la colonisation des quartiers arabes de Jérusalem-Est et celle des terres arabes de la partir orientale de l’aire métropolitaine sont encouragées. Il s’agit de constituer un « Grand Jérusalem » (ici au sens d’aire métropolitaine, et non au sens de la municipalité de 1967), espace d’environ 500 km² (1/11ème de la Cisjordanie).
Ce désenclavement, cette recherche de la continuité territoriale passe par la fragmentation des territoires palestiniens.
A l’échelle de Jérusalem, le processus est globalement le même qu’à l’échelle de la Cisjordanie. Il s’agit d’augmenter la densité humaine des populations juives et de limiter celle des arabes. Il ne s’agit pas pour les Israéliens d’aller s’installer dans les quartiers et les villages arabes, où ils seraient en sous nombre, mais de s’implanter dans les espaces vides, les espaces blancs entre deux quartiers ou deux villages arabes. Ainsi, les terres sont « gelées » pour construire des zones résidentielles juives et limiter l’expansion arabe. Les Israéliens doivent compenser leur plus faible poids démographique en occupant stratégiquement l’espace et en limitant les capacités d’expansion des populations arabes. Par exemple, sur la carte, on voit que les quartiers palestiniens de Shufat et d’Isawiya sont isolés par le quartier juif du Mont Scopus. Des dispositifs juridiques sont ajoutés pour empêcher l’extension des quartiers palestiniens. Régine Dhoquois-Cohen, dans Jérusalem, ville ouverte, indique que le territoire de la municipalité a été décrété « zone verte » : les constructions y sont très contrôlées et les pouvoirs municipaux peuvent facilement interdire aux Palestiniens de constuire.
Cette volonté d’occupation physique de Jérusalem-Est se traduit par l’émergence d’une « ligne de sable » (rappelant la couleur des bâtiments), remplaçant la défunte « ligne verte ». Il s’agit d’une ceinture de constructions israéliennes, située sur les nouvelles limites municipales, permettant de renforcer l’acquis juridique de ces nouvelles limites. Les deux caractéristiques de ces constructions sont la domination en surplomb et la compacité. D’abord, il s’agit de construire sur le mamelon pour dominer stratégiquement et symboliquement l’adversaire. Ensuite, il s’agit de construire des barres d’immeubles compactes, là aussi d’un point de vue pratique et symbolique : pratique car ces « forteresses civiles » permettront une meilleure défense en cas d’attaque ou de rébellion arabe ; symbolique car selon Frédéric Encel, ces immeubles situés en hauteur écrasent de leur stature les petites maisons palestiniennes individuelles situées en contrebas.
Le réseau routier joue aussi un rôle dans la fragmentation du territoire de Jérusalem-Est. Au sein de la ville, les nouveaux quartiers juifs ne sont accessibles que par une seule voie d’accès, ce qui facilite les contrôles. Pour les trajets vers les colonies plus éloignées dans l’aire métropolitaine, les colons bénéficient de routes qui leur sont réservées. Les checkpoints empêchent les Palestiniens de circuler librement et les routes en elles-mêmes segmentent le territoire, pouvant séparer deux quartiers arabes.
Enfin, le mur de sécurité renforce l’enclavement et la fragmentation des quartiers palestiniens. Il y a des localités cernées par le mur, comme Bir Nabola, près de Givat Zeev. Le mur permet à Israël de s’approprier de facto une partie du territoire palestinien situé au-delà de la Ligne Verte. Dans le cas de Jérusalem, le mur permet de rattacher à la ville des territoires situés bien au-delà des limites de 1967, comme les trois blocs de Givat Zeev, Maale Adumim et Goush Etzion. Le mur contribue a créer dans les faits un « Grand Jérusalem ».
Lire également :
– Retour cartographique sur le conflit israélo-arabe. Première partie : des prémices du conflit israélo-palestinien à la première guerre israélo-arabe
– Retour cartographique sur le conflit israélo-arabe. Deuxième partie : de la crise de Suez à la deuxième Intifada
– Les implantations israéliennes en Cisjordanie (1) : histoire de la présence juive en Palestine avant 1967
– Les implantations israéliennes en Cisjordanie (2) : histoire d’une colonisation depuis 1967
– Les colonies israéliennes en Cisjordanie (3) : approche multiscalaire des stratégies territoriales
Bibliographie :
– DIECKHOFF Alain, Les Espaces d’Israël. Essai sur la stratégie territoriale israélienne, Paris, Presses de la fondation nationale des sciences politiques, 1989, 218 p.
– DHOQUOIS-COHEN Régine, Jérusalem, ville ouverte, Paris-Montréal, L’Harmattan, 1997. Consulté en ligne : http://books.google.fr/books
– ENCEL Frédéric, Atlas géopolitique d’Israël. Les défis d’une démocratie en guerre, Paris, Autrement, 2012, 96 p.
ENCEL Frédéric, Géopolitique de Jérusalem, Paris, Flammarion, 2008.
MARTIN Gilbert, Jerusalem : illustrated atlas, 1977.
Consulté en ligne : http://fr.scribd.com/doc/19551586/JERUSALEM-Illustrated-History
PERRIN Dominique, Palestine. Une terre, deux peuples, Presses universitaires du septentrion, 2000, 346 p.
REKACEWICZ Philippe et VIDAL Dominique, « Comment Israël confisque Jérusalem-Est (II) », février 2007, http://www.monde-diplomatique.fr/cartes/jerusalem2
Hervé Amiot
Hervé Amiot est Docteur en géographie, agrégé et ancien élève de l’Ecole Normale Supérieure (Ulm). Après s’être intéressé aux dynamiques politiques du Moyen-Orient au cours de sa formation initiale, il s’est ensuite spécialisé sur l’espace postsoviétique, et en particulier l’Ukraine, sujet de ses recherches doctorales.
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