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Ce nouvel entretien avec Jean-Charles Ducène, directeur d’études spécialiste de la géographie et des sciences naturelles arabes médiévales à l’Ecole Pratique des Hautes Etudes, suit un voyageur ascète mais gourmand de connaissances hétéroclites et universelles dans une grande variété des domaines qui intéressent son temps. De sa Palestine natale, al-Muqaddasī prend la route à 20 ans en passant de La Mecque où, en bon musulman pieux, il fait deux fois le pèlerinage avant de prendre la direction d’Alep et du territoire iranien puis de consacrer aux Fatimides d’Egypte des paroles élogieuses à l’occasion de son passage au Caire. Après un détour par les côtes nord-africaines de la Méditerranée, il pousse son chemin jusqu’au Yémen d’où il poursuit son « tour d’Arabie » en repassant par Isfahan et profite des savoirs samanides, que ce soit à Boukhara ou à Nishapour.
Etrangement, alors que son ouvrage de géographie fait fond sur ses observations personnelles, al-Muqaddasī est avare en indiscrétions datées et localisées. Originaire de Palestine, al-Muqaddasī ou al-Maqdisī – « le hiérosolomytain » – a un grand-père paternel qui était architecte alors que sa famille maternelle provenait du Daylam, au nord-ouest de l’Iran. Il voit le jour vers 945 et reste jusqu’à ses 20 ans à Jérusalem.
Il fit deux pèlerinages à La Mecque, en 967 et 978, il passe sans doute à Alep entre ces deux dates. On le retrouve au Khurāsān en 984, et c’est l’année suivante à l’âge de quarante ans comme il le dit, à Shirāz en Iran, qu’il prend la décision de rédiger son ouvrage et de l’intituler sobrement « Le livre des régions » (Kitāb al-aqālīm). Trois ou quatre ans plus tard, il le remanie et en livre une nouvelle version en lui donnant son titre définitif « La meilleure répartition dans la connaissance des provinces » (Aḥsan al-taqāsīm fī ma‘rifat al-aqālīm), où il semble bienveillant envers les Fatimides. Yāqūt, qui a titré profit du livre, considère qu’il a été terminé en 988. D’ailleurs, en 987, al-Muqaddasī profitait encore d’un passage à La Mecque pour soumettre son chapitre sur l’Andalus à des pèlerins qui en venaient. La richesse de son information et son aspect collecté sur le vif indiquent qu’il s’agit bien de souvenirs de voyage qu’il dut enregistrer très tôt. Notre auteur est donc un réel voyageur et le commerce fut essentiellement sa motivation, mais il nous laisse une page autobiographique d’anthologie qui évoque toutes les compagnies qu’il dut partager du prince jusqu’à l’ascète en passant par les brigands et les juges, mais sans jamais enfreindre ni la morale ni la loi de l’islam. Souvent, il assiste ou participe à des débats ; il suit des jugements ; il écoute des lectures coraniques et critique les mauvais lecteurs ! Il navigue en Méditerranée sur des bateaux chrétiens et questionne les marins. Au Maghreb, il est allé jusqu’à Kairouan, alors qu’il a parcouru le delta du Nil et a arpenté le Caire, séduit par les réalisations des Fatimides. On le retrouve au Liban ; sa description de l’Iraq témoigne qu’il y a pérégriné en passant par Bagdad, Wasit et Bassora. Il réside un an Yémen où il interroge les marins et il est passé par le port de Muscat en Oman et par celui de Sīrāf en Perse, peut-être dans le cadre du tour de l’Arabie qu’il fait en bateau de l’actuel golfe de Suez jusqu’à ‘Abbādān, en Iran. A Aden, il dirige la prière durant une nuit de ramadan, et dans la même ville, il se laisse tenter par la perspective de faire des gains commerciaux en Afrique de l’est en s’associant avec d’autres marchands, mais la mort de son associé fait avorter le projet. Il a parcouru les rives du Sind - le Pakistan actuel -, mais sans pénétrer les terres pour lesquelles il est redevable de sources livresques ou orales comme pour les régions cis-caucasiennes. Mais il prend part à des discussions religieuses en Arménie et en Azerbaïdjan, et il est passé par Tbilissi.
Assurément, il voyage beaucoup en Iran, traversant deux fois le Fārs en deux ans ; il connaît aussi le Khwārizm, au sud de la mer d’Aral. C’est en Iran qu’il fréquente les bibliothèques des princes comme celle de ‘Aḍud al-Dawla (m. 983) - dont il donne la description -, celle d’al-Sāḥib à Isfahan ou celles des Samanides, à Boukhara et Nishapour, où il côtoie les notables. Il fait preuve d’une foi et d’une dévotion sincère, il avoue un respect pour le juriste Abū Ḥanīfa, mais aussi un intérêt avéré pour les ascètes, et il prête une oreille attentive aux traditions shi’ites, au point qu’André Miquel verrait en lui un missionnaire ismaélien. Il n’hésite pas cependant, à Suse en Iran, à imiter le comportement d’un soufi pour pénétrer une confrérie uniquement par curiosité.
Tant son style, ses citations poétiques, ses réflexions juridiques indiquent qu’il reçut une formation « classique » de lettré musulman mais sans guetter un poste dans la judicature ou la fonction publique. Il a un penchant pour les questions juridiques et des modes de réflexion par analogie qui trahissent une habitude avec ces matières, il confesse d’ailleurs avoir appris le droit dans des écoles irakiennes. Et il est assez sûr de lui pour porter la discussion jusqu’à la querelle dans une mosquée à Wasit ou s’avancer dans les montagnes iraniennes afin d’aller questionner les sectateurs khurramites. Son style, par son classicisme, ses métaphores, le recours à la prose rimée et à la poésie témoigne aussi de la maîtrise de la rhétorique du temps. Cette personnalité de savant autonome mais qui a néanmoins besoin d’un « protecteur » selon les mentalités du temps lui fait dédicacer la première version de son livre à un certain Abū l-Ḥasan ‘Alī ibn al-Ḥasan - sans doute un vizir samanide -, tandis que la deuxième version n’a pas de dédicataire. Il a certes lu des ouvrages de géographie comme il l’avoue lui-même, mais il a soin d’accréditer son information par son observation personnelle, ce qui témoigne de 20 ans de pérégrination dans l’ensemble du Moyen-Orient, hormis le Maghreb. Les derniers événements mentionnés dans son livre permettent de penser qu’il était actif jusque vers 990. Ensuite, on perd sa trace.
Al-Muqaddasī a lu et critiqué ses prédécesseurs, dont Abū Zayd al-Balkhī (m. 934) ; il les considère au pire, mal informés, au mieux, désordonnés. La critique qu’il leur adresse est de ne pas avoir voyagé pour s’assurer eux-mêmes de leur information. Notre auteur est aussi un cartographe et parmi ceux qui l’ont précédé, c’est al-Iṣṭakhrī (1ère moitié du Xe siècle) dont la production trouve en partie grâce à ses yeux, quoiqu’il considère son commentaire comme confus. Reconnaissons qu’il lui est toutefois redevable pour le dessin de ses propres cartes (illustration). En ce sens, Al-Muqaddasī est à considérer dans la lignée d’al-Iṣṭakhrī et d’Ibn Ḥawqal, il s’en détache par une réflexion originale et systématique. Il n’accorde de l’intérêt qu’au monde musulman, délaissant même les mers dans ses prolégomènes car impossibles à réellement cerner, dit-il.
Il subdivise ainsi le monde musulman en deux grandes parties, les provinces arabes ou arabisées et les provinces non-arabes. Toutes sont ensuite subdivisées en districts puis en grandes régions dont l’unité proviendrait de la culture, de l’économie, du code de lois religieuses, montrant en quelque sorte une homogénéité topographique, linguistique, climatique. Il tente aussi de les définir de son propre chef en divisions administratives ou, en l’absence de frontières juridiques - concept inexistant en islam médiéval - en sphères d’influence politique. Il commence par des prolégomènes généraux sur les mers, les réalités qui portent des noms différents selon les provinces, des notions juridiques, puis il traite de manière systématique de chaque province. Son plan est alors semblable : énumération des districts et des villes importantes, description des localités qu’il connaît (topographie, muraille, ressources en eau). Il tente aussi une structuration en zones chaudes, froides ou tempérées. Puis, il donne un aperçu de l’état général de la province : école(s) juridique(s), les productions artisanales, les produits de la terre, les caractères des habitants et finalement les itinéraires qui innervent ces territoires. Si on est dans un traitement d’ordre intellectuel, il avoue aussi que cette manière de travailler, la géographie, aide tout autant l’homme de pouvoir dans sa gestion que le marchand dans ses déplacements. A ce niveau, il ne signale que deux adversaires à l’empire musulman, que nous dirions extérieur et intérieur : les Byzantins et les bédouins !
A l’intérieur des grandes régions qu’il a définies, il s’arrête aux localités qu’il décrit en en donnant la forme, puis en détaillant les installations urbaines : marchés, mosquées, bains, citadelles, églises, remparts, etc. Il note la présence de caravansérails et celle de grandes mosquées, marques d’une communauté musulmane nombreuse. Il est attentif au déclin ou au développement d’une localité et tente de l’expliquer. Il précise souvent la nature de l’eau, son « goût », si elle facilite ou non la digestion. Là où les fleuves sont poissonneux, il énumère les poissons comestibles ou pas ! Quasi de manière systématique, il traite pour chaque grande région du climat, des groupes ou courants religieux, des pratiques langagières, des biens commerciaux, des poids et mesures, des monnaies, des eaux, des productions naturelles, des lieux de vénération, des taxes, du teint des populations, des animaux spécifiques le cas échéant. Il s’arrête sur les vêtements selon la saison et le statut social - juriste, représentant de l’autorité, commerçant - avec un grand luxe de vocabulaire, et porte de l’intérêt aux chaussures : sont-ce des sandales ou des bottines ? Selon ses expériences, il détaille les pâtisseries qu’il aime goûter, les modes de cuisson, les espèces de fruits que l’on rencontre dans telle ou telle région. L’artisanat local comme l’exportation d’épices, de plantes tinctoriales sont notés. Une telle production diversifiée de produits de bouche, de fruits, de légumes dénote sous sa plume une abondance certaine sauf contrainte climatique. Il détaille également la « fabrication » et le commerce des eunuques slaves depuis le monde latin ainsi que l’entrée d’autres esclaves par le Caucase et l’Asie centrale. Par ces énumérations de produits spécifiques, il veut donner au lecteur l’idée de l’abondance variée des produits qu’offre l’empire islamique.
Par ailleurs, pour la première fois, il liste aussi les lieux qui gardent le souvenir des anciens prophètes et qui en pratique sont devenus des lieux de dévotion. Il s’intéresse également aux pratiques sociales : il présente les coutumes touchant au mariage ou aux funérailles, et au cadre moral ; il précise quand les gens de l’endroit lui semblent généreux, tolérants, sobres, modérés, pudiques pieux, ou inversement cauteleux, portés à la querelle ou à la chicane, pingres et libertins. Leur connaissance de l’islam et leur plus ou moins grande observance de la loi sont évaluées et notées - l’on remarque incidemment qu’al-Muqaddasī est vite choqué par un comportement libéré et qu’il désapprouve les lieux de débauche. Parfois les voies fluviales sont aussi détaillées puisque utiles pour les biens pondéreux, notamment pour l’Iraq. Comme ces rivières sont aussi sources d’irrigation, il repère les barrages à Merw au Khurāsān et au Khūzistān, ainsi que les méthodes sophistiquées de répartition de l’eau.
Oui, mais avec réserve et suspicion. Par exemple, après avoir loué les bienfaits du Nil, il rapporte avec circonspection la légende d’un certain Haïd, fils d’Esaü, qui aurait remonté le fleuve jusqu’à sa source au paradis, où un ange lui aurait permis de jeter un coup d’œil. De même, quand il évoque les territoires des Khazars - cette population turque judaïsée du bassin de la Volga -, il rapporte avec la même retenue l’histoire de l’expédition de Sallam l’Interprète, à la muraille des Gog et Magog, envoyé par le calife al-Wāthiq (m. 847) qui aurait vu en rêve cette muraille construite par Alexandre le Grand se fissurer. En Egypte, il répète la légende apocryphe du sacrifice d’une jeune vierge dans le Nil par les Coptes pour amener la crue récalcitrante, pratique à laquelle ‘Amr ibn al-‘As - le conquérant de l’Egypte - aurait mis fin en faisant savoir au fleuve qu’il était aussi soumis à Dieu ! Ajoutons que pour chaque province, il intègre l’énumération non de merveilles mais de curiosités remarquables comme cette fosse au Tabaristān, où un arbre apparaît chaque année pour disparaître par la suite ou encore cette information reçue d’un esclave des Samanides à propos de l’aérolithe conservé dans la mosquée d’Ardabil. Il narre par exemple le prélèvement une fois par an par les notables de Darābjird en Iran d’un goudron aux propriétés médicinales. Evidemment, en Egypte, il admire les pyramides, le sphinx et les obélisques de ‘Ayn Shams, considérés comme des talismans.
Comme ses prédécesseurs, al-Iṣṭakhrī - dont il est parfois dépendant avoue-t-il - et Ibn Ḥawqal, il considère que les cartes permettent de montrer visuellement ce que les mots ne permettent pas toujours de dire clairement ou sans ambiguïté. Et ces cartes sont intrinsèques à son œuvre, le manuscrit de Berlin en conserve 19, très schématiques, celui d’Istanbul 15, plus esthétiques. Elles ne montrent cependant guère de détails topographiques, mais plus les grands accidents géographiques - montagnes, rivières -, les limites terre-mer, les subdivisions de la région et les routes. S’il lit et consulte beaucoup, un aveu nous montre aussi la limite de sa démarche. Au Yémen, à Aden, s’interrogeant sur les formes de l’océan Indien, il examine les cartes de ses prédécesseurs, consulte les pilotes et les manuels de navigation, questionne des capitaines et des commerçants, et finalement demande à un marin de dessiner ce qu’il en imagine. Celui-ci s’exécute en traçant de sa main une carte sur le sable, sans cependant que notre voyageur en fasse grand cas, semble-t-il. Al-Muqaddasī donne aussi des consignes pour l’utilisation des couleurs : le rouge montre les routes principales, le jaune les déserts, le vert les mers salées, le bleu les cours d’eau et le gris poussière les montagnes. Sans appliquer une échelle à ses cartes, il précise dans son texte que les distances parcourues varient selon la nature du terrain, et il met en place un système de notation avec des points quand il veut distinguer les courtes, moyennes ou longues distances. Mais manifestement les copistes ne l’ont pas suivi !
Oui, la Palestine et l’Iran actuel. La Palestine est sa terre natale et il y est attaché par des souvenirs d’enfance. Sans parler de chauvinisme, il a une vision très élogieuse assumée du Levant, mais il ne passe pas sous silence les faiblesses ou les défauts supposés de sa population ou ses courants religieux hétérodoxes. Inversement, il décrit avec force détails la mosquée de Damas et le dôme du Roc à Jérusalem. Il s’arrête aussi sur la présence chrétienne, les fêtes qui scandent l’année auxquelles les musulmans participent aussi. En Haute-Mésopotamie, il atteste de la présence à Edesse - aujourd’hui Urfa en Turquie - et à Harran de Sabéens, soit cette communauté qui pratiquait encore un culte païen voire astrolâtre. Il est aussi évident que la ville de Nishapour l’a séduit car il lui trouve moultes qualités, elle n’aurait nulle autre pareille dans le monde musulman par sa richesse et sa salubrité ; l’eau y est abondante et toujours fraîche, même en été ; on y trouve des fruits à profusion ; la viande y est bon marché et savoureuse ; les maisons sont spacieuses et les jardins agréables ; les saisons y sont équilibrées.
Yāqūt, au début du XIIIe siècle, s’y réfère régulièrement. Plus tard, Muǧīr al-Dīn (m. 1522), le mentionne dans son Histoire de Jérusalem. Seuls deux manuscrits de son ouvrage ont été conservés, un à Istanbul (Aya Sofya 2971), copié en 1259 et un autre de la fin du XVe siècle, aujourd’hui à Berlin (Ahlwardt 6034) en sachant qu’il a été ramené d’Inde, précisément de la bibliothèque royale de Lucknow dans le royaume d’Oudh, par l’orientaliste autrichien Aloys Sprenger (m. 1893). Mais le savant ottoman Hajjī Khalīfa (m. 1753) témoigne avoir vu une autre copie à Istanbul qui avait été terminée en 414h/1023. Le texte d’Istanbul donne à connaître la première rédaction, celle de 986, celui de Berlin la version remaniée, celle de 989, qui est celle utilisée par Yāqūt. Et ces deux témoins présentent aussi des variantes importantes qui laissent supposer que l’auteur lui-même a revu son texte ou qu’un copiste ultérieurement voulut le mettre à jour par endroits.
Pour en savoir plus :
Miquel, A., La géographie humaine du monde musulman, I, Paris, 1968.
Miquel, A., Muqaddasî. Un Palestinien sur la route, Arles, 2008.
Al-Muqaddasī, La meilleure répartition pour la connaissance des provinces, Traduction partielle, Miquel, A., Damas, 1963.
Al-Muqaddasī, The Best Divisions for Knowledge of the Regions, tr. Collins, B. A., Reading, 1994.
Florence Somer
Florence Somer est docteure en anthropologie et histoire religieuse et chercheuse associée à l’IFEA (Istanbul). Ses domaines de recherche ont pour cadre les études iraniennes, ottomanes et arabes et portent principalement sur l’Histoire transversale des sciences, de la transmission scientifique, de l’astronomie et de l’astrologie.
Jean-Charles Ducène
Jean-Charles Ducène est directeur d’études à l’Ecole Pratique des Hautes Etudes où son enseignement et ses recherches portent sur la géographie et les sciences naturelles arabes médiévales. Il a notamment publié L’Europe et les géographes arabes (éditions du CNRS, 2018).
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