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A relire, en lien avec l’actualité : Myriam Benraad, Irak, la revanche de l’Histoire, de l’occupation étrangère à l’Etat islamique

Par Louise Plun
Publié le 02/12/2015 • modifié le 20/04/2020 • Durée de lecture : 17 minutes

Dès lors, ce dernier parvient à porter « un coup dur à une transition politique déjà fragile » puisque les Etats-Unis se sont retirés du sol irakien en 2011 et ne chaperonnent plus pour la première fois les élections. Cependant, comme le souligne également Pierre-Jean Luizard dans son ouvrage, « des signes avant-coureurs ont néanmoins été ignorés ». Subséquemment, Myriam Benraad pose une question : l’intervention américaine en 2003 n’avait-elle pas pour dessein de permettre l’« [émergence de] la première démocratie du monde arabe appelée à devenir un modèle ? ». Dès lors, le pays « était-il en quelque sorte prédisposé, par son histoire tourmentée, à cette explosion de violence communautaire ? Est-ce, au contraire, l’occupation étrangère qui en a été la première responsable ? ». C’est cet entrelacement d’hypothèses que l’auteur s’emploie, au moyen d’un travail à la fois historique, politique et géopolitique, à démêler.

« La nation déchirée »

Myriam Benraad s’attache dans un premier temps à revenir sur « l’affirmation de la monarchie » hachémite en Irak. Bien que leur présence mandataire soit officialisée en 1920, les Britanniques convoitent les régions irakiennes de Mossoul, Bassora et Bagdad, encore sous domination ottomane, depuis déjà plusieurs années. En 1921, le prince Fayçal devient souverain d’Irak, sous mandat britannique. En 1925, la province de Mossoul, initialement destinée à l’instauration d’un Etat kurde autonome, est annexée à l’Irak. La « construction d’un Etat moderne » et souverain s’annonce donc « difficile », d’autant plus que sa singularité - mais également sa complexité - réside dans sa composition ethnique (Arabes, Arméniens, Turkmènes…) et religieuse (sunnites, chiites, yézidis…). Déjà à l’époque, le souverain irakien n’incarne pas l’unité du pays mais est plutôt un « chef importé ». En parallèle, politique britannique est celle de diviser pour mieux régner. Face à celle-ci, le combat contre le colonialisme se développe, permettant et favorisant l’éclosion d’un sentiment national. Le processus d’indépendance irakienne aboutit en 1932 alors que les Britanniques, suffisamment confiants vis-à-vis du Premier ministre Nouri Pacha al-Saïd, fidèle aux intérêts de la Grande-Bretagne, accorde au roi Fayçal une indépendance formelle pour son pays. Cependant, le conflit confessionnel se profile d’ores et déjà à l’horizon, puisque al-Saïd est de confession sunnite. Dès lors, l’« aspiration bridée d’une majorité [chiite] d’Irakiens à la souveraineté » stimule les courants nationalistes. Ceux-ci prennent réellement de l’ampleur dans les années 1950 lorsque la Grande-Bretagne est à nouveau tentée par une « vassalisation » de l’Irak, suite aux positions pro-nazies du pays pendant la Seconde Guerre mondiale.

C’est dans cette période que le parti Ba’th voit le jour. Afin de devancer une reprise de pouvoir britannique, le général Abd al-Karim Qassem conduit un putsch contre le gouvernement monarchique en place, le 14 juillet 1958. Une junte militaire proclame la République d’Irak et s’en approprie la direction. Cette dernière souhaite construire une nation irakienne comprenant l’ensemble des caractères religieux, identitaires et ethniques. Sur le plan de la politique extérieure, les liens avec la monarchie hachémite jordanienne sont rompus, et le régime affiche une inclination vers l’Union soviétique. Cependant, la division interne règne au sein de cette nouvelle entité politique, en effet « sous des semblants démocratiques, le régime républicain pose […] les jalons d’une pratique politique personnalisée et autoritaire », se reposant sur l’armée. S’en suit une période d’« hégémonie du parti Baas », puisqu’en février 1963, un coup d’Etat ba’thiste, à la tête duquel se trouvent le général Ahmed Hassan al-Bakr, ainsi que le colonel Abd al Salam Aref, renverse Qassem, le condamne à mort, et confie les rênes du pays à une entité nommée Conseil de commandement de la révolution. Une fois encore, les divisions internes, qui valent à Saddam Hussein un emprisonnement, accouchent d’un régime dictatorial, bannissant les Ba’thistes. Ceux-ci reprennent définitivement la main lors du coup d’Etat du 17 juillet 1968, qui établit Al-Bakr à la présidence, Saddam Hussein recevant la direction du parti Ba’th ainsi que le contrôle des services de sécurité. C’est d’ailleurs lui qui va être le principal acteur du bras de fer qui s’engage entre le nouveau gouvernement et les autorités kurdes qui réclament leur indépendance et l’obtention d’un Etat. Des promesses « en trompe-l’oeil » permettent de tempérer la situation au nord de l’Irak. Une politique de développement économique donne une relative satisfaction, pendant que le régime supprime méthodiquement ses opposants politiques : les communistes, puis la « mouvance chiite politisée », majoritairement présente au Sud de l’Irak, qui menacerait d’un « scénario à l’iranienne ».
Alors que Saddam Hussein devient le leader incontesté du pays, il entreprend une politique d’éradication de toute contestation. La détente de la politique régionale observée sous le gouvernement ba’thiste est également rompue : Saddam Hussein entraine son pays dans la guerre contre son voisin iranien. Le 20 août 1990, un traité met officiellement un terme au conflit, mais « quoique peu commentée, la guerre contre l’Iran achève de détruire de l’intérieur la société irakienne ». Cependant Saddam Hussein a déjà envahi le Koweït le 2 août 1990. Les Etats-Unis interviennent quatre jours plus tard, et l’opération militaire Desert Shield achève l’Irak, faisant plus de 200 000 morts (civils et militaires). « Le coup de grâce » vient cependant de la période post-guerre, puisque les sanctions internationales, à la suite des décisions du Conseil de Sécurité l’ONU (résolution 661), s’abattent sur la population irakienne à bout de souffle. « Ayant perdu la maitrise d’une partie considérable de son territoire [- suite à une révolte des Kurdes -], le régime bassiste se replie sur un double discours tribal et islamique supposé le doter d’une légitimité renouvelée ». La situation d’embargo et de privation est retournée à l’avantage de Saddam Hussein qui en fait une force pour pérenniser sa mainmise sur l’Irak. Dès lors, Myriam Benraad souligne que les années de sanctions internationales n’écornent pas le régime dictatorial, mais au contraire le légitime et le renforce. Ainsi, cet épisode, « conjuguée à l’histoire plus lointaine de l’Irak, n’est pas étrangère à l’anarchie qui suit l’invasion militaire américaine de 2003 ». Elle est au contraire le terreau de la situation future.

« En quête d’un ennemi »

Dans le deuxième chapitre, Myriam Benraad présente comment les Etats-Unis sont à la recherche d’un ennemi parallèlement à leur intervention de 2003. « L’Irak ? Saddam Hussein ? Le parti Baas ? […] Al-Qaïda ? Son chef Oussama Ben Laden ? ». Quoiqu’il en soit, la « confusion » mène à une « caricature » du terrain et des réalités irakiennes : dès le début de l’intervention, les sunnites sont présentés comme « la colonne vertébrale » du Ba’th et donc comme « l’incarnation collective de la tyrannie. » L’auteur revient sur les origines ainsi que sur les fondements et symboles religieux des Irakiens, propres pour certains aux sunnites, et leur instrumentalisation par le régime de Saddam Hussein afin de cristalliser les relations entres les deux branches musulmanes. De plus, au moyen d’un petit rappel historique des premiers temps de l’islam, l’historienne explique également les germes des oppositions sunnites/chiites. Au vue de la prééminence sunnite en Irak, l’auteur pose la question suivante : Irak, « Etat national ou sunnite ? ». En effet, les sunnites sont surreprésentés dans la vie politique et institutionnelle du pays, et ce depuis l’ère ottomane : dans l’armée, puis sous le mandat dans le domaine politique avec le développement des partis politiques sunnites et par l’accaparation des plus hauts postes gouvernementaux par des personnalités sunnites. Saddam Hussein favorise également des personnalités en fonction de ses propres intérêts. La relative prospérité économique contribue également à étouffer des envies de rébellion. La résistance des sunnites, non motivée par un sentiment identitaire commun est restée « sporadique » jusqu’à la mise en vigueur de l’embargo international sur l’Irak. Des tentatives de renversement de Saddam Hussein jaillissent alors, soutenues en silence par les Etats-Unis. Cette dégradation du lien entre sunnites et le régime font qu’à la fin des années 1990, seule une minorité de la confession continue à soutenir le dirigeant irakien.
Ainsi, Myriam Benraad démontre que malgré ce soutien sunnite minoritaire au régime, c’est bien l’ensemble des sunnites que « Washington diabolise en 2003 mettant en avant une schématique de rapport de forces entre une minorité sunnite tyrannique et une majorité de tout temps opprimés », ce que l’auteur nomme des « fantasmagories néoconservatrices », crédibilisées par les événements du 11 septembre 2001. The Axis of Evil doit, pour le gouvernement Bush, être défait militairement. Myriam Benraad explique ensuite que l’intervention était cependant prévue depuis les années 1990, mais on espérait encore à ce moment un renversement du dirigeant, de l’intérieur. A l’aube des années 2000, est ensuite avancée la justification de liens entre Saddam Hussein et al-Qaïda et donc une concertation pour les attentats de 2001. La machine est en marche, alors qu’« aucune preuve n’est venue confirmer ces dires à ce jour ». Symétriquement, chiites et Kurdes sont présentés comme les victimes du régime de Saddam Hussein et donc comme les alliés des Américains. Ceux-ci s’engagent alors dans une « concurrence victimaire destinée à obtenir réparation pour les préjudices qu’ils ont subis, et qui vient justifier leur ascension politique ». Ainsi comme le démontre l’auteur, « les jalons du désastre et de la revanche sunnite qui suivra son posés. »

« Débaasifier l’Irak »

Le 20 mars 2003, l’opération Iraqi Freedom est lancée. Le 9 avril, le régime de Saddam Hussein tombe. Ainsi, « la coalition étrangère, supposée ouvrir dans son sillage une nouvelle ère de démocrate et de prospérité, s’installe à Bagdad », avec pour but affiché la « débaasification » controversée du pays, pensée sur le modèle de la « dénazification ». Des structures sont également réfléchies, tel que le Office for Reconstruction and Humanitarian Assistance, une sorte de gouvernance mise en place jusqu’aux élections d’un gouvernement civil. La débaasification implique notamment les renvois des agents de l’ancien régime. Cependant, cette entreprise va s’avérer être un échec. Myriam Benraad souligne dans un premier temps l’assimilation « discutable » du régime ba’thiste avec celui nazi, pour ensuite expliquer en quoi sa mise en application peut se résumer à une « purge aveugle ». En effet, l’ensemble de l’ancienne administration irakienne est arrêtée, renvoyée, questionnée, ce qui est à l’origine d’une « profonde rancoeur à l’égard des forces étrangères », puisque la majorité de ces personnes ne se « [reconnaissaient] pas dans les actes du Baas » étant donné que celui-ci représentait une étape obligatoire pour une quelconque visibilité d’avenir dans le domaine politique, ou simplement « utilitaire ». De plus, la débaasification entraine la chute définitive d’une certaine économie survivante de l’embargo. En favorisant la « marginalisation des sunnites », le processus passe à côté de la réconciliation nationale, puisqu’elle a « non seulement divisé les Irakiens, mais plus encore ouvert la voie au repli identitaire des sunnites ». Elle est dès lors vécue comme une « persécution identitaire », « une punition collective », « une épuration confessionnelle », une « tentative de « désunifier l’Irak » ». Myriam Benraad ajoute que d’un point de vue politique, cette entreprise exclut définitivement les sunnites de l’appareil étatique et donc du « processus de transition », censé mener vers la paix et la démocratie, posant ainsi les « fondations [des ressentiments] » qui éclatent aujourd’hui, puisque « le soulèvement anti-américain devient le premier canal d’expression de leur frustration ».

« Jihad et libération »

Ainsi, l’intervention des forces étrangères a été un échec. Pourtant, la droiture et la véridicité de l’action américaine ne sont pas remises en doute dans les premiers temps de l’intervention par les populations irakiennes. Mais les actions, les « erreurs humaines et tactiques » ont très tôt raison de cette position. Myriam Benraad retrace le déclenchement de la contestation ainsi que la provenance des premiers appels à celle-ci. Ces appels mènent aux premières réactions de la population, et dès lors, « la guerre sainte est déclarée, dépeinte comme un devoir pour tout irakien ». La résistance prend, il est possible de le remarquer dès ses premiers instants, une connotation islamiste. Cependant, à cette dernière vient s’ajouter un désir de libération du pays faisant écho aux luttes nationalistes du XXème siècle. Parallèlement à cet éveil, des survivants ba’thistes refont surface sous de nouvelles formes clandestines, tel que le groupe ba’thiste Le Retour (Al-‘Awda) ou encore le Conseil unifié de la résistance, fondé au cours de l’été 2003. Au sein même de ces organisations, les avis divergent : Saddam Hussein, dictateur ou martyr ? L’« ombre » de ce dernier continue à hanter le peuple irakien, alors qu’il publie une lettre appelant à la résistance contre l’occupant. Myriam Benraad en propose une analyse. Il en ressort la mise en valeur d’un discours connoté par la confessionnalisation de la résistance, puisqu’il définit sa « mission sacrée ». L’ouvrage énonce quelques paroles de l’ancien dirigeant, aidant à comprendre et illustrant sa position. Cependant, Myriam Benraad souligne que cette position anti-américaine n’est en aucun cas la seule et la plus importante à l’époque, ni même celle qui suscite le plus d’engouement, puisqu’appelant à la restauration de l’ancien régime, chose inconcevable pour bien des Irakiens. La contestation forme donc « une nébuleuse insurrectionnelle », divisée idéologiquement quand aux plans d’action mais aussi d’avenir. Une faction émerge cependant et prime sur les autres : l’Armée islamique d’Irak, fondée en 2003, installée dans les zones sunnites irakiennes, et dont les actions sont mises en avant par la chaîne de télévision qatarie Al-Jazeera. Ses actions se positionnent à la fois contre la présence étrangère mais également contre l’occupation du pays par des chiites, qui ne sont rien d’autres selon eux que les marionnettes de l’Iran. Les actions augmentent en 2004 alors que l’armée américaine est déjà dépassée dans un « Triangle sunnite », qui devient un véritable « sanctuaire du jihad anti-américain » symbolisé par la ville de Fallouja.

« Fallouja assiégée »

Fallouja est la deuxième plus grande ville de la région d’Al-Anbar en Irak. Entre avril et novembre 2004, deux batailles majeures cristallisent l’affrontement entre l’armée américaine et les forces sunnites. Après avoir symbolisé la lutte des Irakiens pour l’indépendance en 1920, la ville de Fallouja reste désormais le symbole de la lutte sunnite contre la présence américaine. Au-delà de ce symbole, la ville se caractérise par son identité industrielle, marquée par l’exploitation pétrolière, mais également par son identité religieuse sunnite, puisqu’elle est surnommée la « ville des mosquées ». En 2003, la ville passe sous le commandement d’un comité consultatif de notables chargé d’entreprendre les négociations entre les forces sunnites et la coalition. Cependant, au vue de la débaasification qui touche de « plein fouet » la ville, ainsi que les nombreuses actions américaines observées, « le point de rupture est […] vite atteint ».
Un événement va opérer un tournant dans les relations entre les deux factions : le 28 avril 2003, une partie de la population viole volontairement le couvre-feu instauré par l’armée américaine, les « soldats américains ouvrent alors le feu sur une dizaine de civils, parmi lesquels des femmes et enfants ». Alors que le retrait des troupes américaines débutent fin 2003, un groupe d’insurgés s’empare du pouvoir de la ville et établit un régime islamiste. La charia est mise en vigueur, les Américains sont « sommairement exécutés », alors que dans le même temps, la résistance armée s’organise : les jihadistes s’entraînent au combat, se procurent des armes… Fallouja devient « une base opérationnelle centrale » pour les insurgés. Abou Mousab al-Zarqawi, le dirigeant d’al-Qaïda, prend le contrôle de cette résistance, puis fonde un groupe armé, les Bannières Noires. Les événements s’enchainent à partir de là, contribuant à l’irréversibilité de la situation. Le 31 mars 2004, un convoi américain tombe dans une embuscade, les corps des soldats américains sont « mutilés, carbonisés, après avoir été trainés pendant des heures de rue en rue, sont pendus ». Le 4 avril 2004, est lancée l’opération américaine Vigilant Resolve, mise en oeuvre par un encerclement de la ville. S’en suit « une pluie de bombardement » sur la ville. Toutes les tentatives de paix échouent. Devant l’impasse et la radicalisation de la situation, une solidarité entre sunnites et chiites est même observée. La fin des combats à Fallouja, c’est-à-dire de la seconde bataille, survient le 23 décembre 2004. Parallèlement, les Américains, souhaitant une issue à cet enlisement militaire et politique, favorisent l’établissement d’un gouvernement de transition à Bagdad. Pour conclure, la « crise de Fallouja » cristallise l’opposition entre les insurgés d’un côté, et le nouveau gouvernement et les Américains de l’autre, mais marque également l’avènement du « salafisme [qui] s’impose comme le premier registre idéologique et identitaire de la lutte armée. »

« L’engrenage salafiste »

Malgré un relatif retour au calme, la lutte armée perdure et se radicalise autour de deux acteurs principaux : les salafistes et al-Qaïda. Myriam Benraad revient sur la signification du terme salafiste, sur ses implications et son histoire. Il s’agit d’un retour au culte et aux pratiques anciennes, de l’époque des premiers temps de l’islam, sous les quatre premiers califes Rachiduns. Cet « engrenage salafiste » consacre la « montée en puissance idéologique et opérationnelle d’al-Qaïda ». Cela implique un renouvellement des figures des combattants : « insurgés des premières heures, baasistes et nationalistes » laissent place à « des combattants plus jeunes et plus radicaux qui se réclament du salafisme » soutenus par « l’afflux de milliers de jihadistes sunnites venus des régions voisines de l’Irak ».
A leur tête se trouve Abou Mousad al-Zarqawi. En 2004, il fonde le groupe de l’Unicité et guerre sainte, dont il s’autoproclame le prince. Débute alors une nouvelle phase : en mai 2004, le dirigeant distribue une vidéo révélant l’exécution par décapitation d’un otage de nationalité américaine, Nick Berg. Puis, en octobre 2004, Abou Mousad al-Zarqawi prête serment à Oussama Ben Laden, avant de prendre la tête de la branche irakienne de l’organisation, la renommant Organisation de la base du jihad en Mésopotamie. Celle-ci opère alors une « irakification » de ses membres, c’est-à-dire un élargissement de sa « base populaire » pour gagner en légitimité au sein du pays. L’organisation se donne pour objectif une « reviviscence » de l’Irak : par la mise à terme de l’occupation américaine, ainsi que par l’établissement d’un Etat sunnite, sous la forme aboutie d’un califat, une réalisation qui passe par l’éradication du gouvernement chiite en place. Les chiites en général sont « diabolisés ». Un manifeste publié par deux autres jihadistes irakiens spécifiait déjà que la lutte contre les chiites ne devrait en aucun cas se restreindre au territoire irakien. Le deuxième ennemi affiché est à la fois l’armée irakienne, l’Occident, ainsi que ce qui est conçu comme « le principe diabolique de la démocratie ». La lutte contre ce dernier se traduit par la paralysie de toute évolution politique dans le pays, c’est-à-dire l’empêchement violent des élections. Cependant, comme le souligne Myriam Benraad à la fin de ce chapitre, les actions d’al-Qaïda, l’horreur suscité, ainsi que ses ambitions de pouvoir « ne vont pas tarder à semer les germes de la discorde. »

« Entre chaos et fitna »

C’est l’attentat de la Mosquée d’or, lieu saint chiite à Samarra en février 2006, qui va cristalliser la nature de l’affrontement qui devient désormais un conflit confessionnel. Ce dernier se généralise dans tout l’Irak. Malgré l’appel au calme des autorités religieuses chiites, l’esprit de vengeance et d’attaque règne. « L’union nationale prônée par des autorités s’effondre sous le poids des violences et de la théorie du complot ». L’attentat marque le point de non retour entre les deux confessions, tout comme l’échec sans atténuations possible de la transition démocratique désirée par les Etats-Unis. Myriam Benraad insiste sur l’échec de la présence américaine puisque « les frontières religieuses qui ne définissaient pas à proprement dire l’identité irakienne avant le conflit se sont peu à peu instituées en champs de bataille sous le poids de l’occupation et du repli des Irakiens sur des répertoires identitaires perçus comme rassurants, au premier rang desquels, le religieux. » L’éruption de la violence est la conséquence directe de ce phénomène de confessionnalisation du conflit. Une violence qui mue par sa quantité, sa nature et par son degré d’atrocité, impliquant aussi bien les civils que les militaires. Le retour à la sécurité devient également une justification à la violence. Ses conséquences sont toutes aussi désastreuses : déplacement de plus d’1,6 millions d’Irakiens au sein du pays, fuite de 1,8 autres vers les pays voisins, crise humanitaire… Tout ceci découlant finalement sur « la décomposition » du territoire irakien. La capitale du pays n’est rien d’autre que le pâle reflet de cette situation nationale.

« Divisions dans le camp sunnite »

Malgré la cristallisation du conflit entre sunnites et chiites, les sunnites ne répondent pas par la solidarité confessionnelle. La division règne entre eux, puisque les nationalistes se positionnent en désaccord avec la « violence aveugle d’al-Qaïda ». Ainsi, quand al-Zarqawi meurt en 2006, sa personnalité est loin de faire encore l’unanimité, tout comme son successeur, l’Egyptien Abou Hamza al-Mouhajir. Les premiers accusent les seconds d’avoir poussé les Américains à la destruction de la ville de Fallouja, d’avoir imposé un régime islamiste « intolérable », d’avoir fourvoyé le but premier de leur lutte, ainsi que de condamner ceux qui s’opposent à eux. La réponse apportée par l’organisation salafiste est la radicalisation, à l’origine d’une seconde génération de combattants salafistes en Irak. Ces événements préfigurent la naissance de l’Etat islamique connu aujourd’hui. En effet, en octobre 2006 nait l’Alliance des embaumés, regroupant les précédents groupes jihadistes. Plus tard dans le mois, al-Qaïda proclame la création d’un Etat islamique dont l’Irakien Abou Omar al-Baghdadi prend la tête. L’Etat islamique vient de naître, et pourtant les spécialistes américains y voient une « simple fiction », une « organisation artificielle », une « instance virtuelle, pure chimère d’al-Qaïda ». La rupture entre l’organisation jihadiste et les nationalistes ne s’atténue pas pour autant.

« Le réveil des tribus »

L’auteur précise que la question du tribalisme est souvent méconnue et donc mal abordée dans son ensemble. Pourtant, elle est caractéristique de la société irakienne, puisque est recensée plus d’une centaine de tribus dans le pays. Myriam Benraad revient ainsi sur les transformations historiques qui ont parcouru le tribalisme irakien au cours du XXème et du début du XXIème siècle et qui l’ont majoritairement affaibli. Confrontées aux différents régimes, les tribus sont ensuite divisées par le processus de transition post Saddam Hussein. Certaines se rangent aux côtés des Américains, d’autres, auprès des forces jihadistes. Or, al-Qaïda s’est vite révélée être une menace pour l’ordre de ces dernières. Cet affrontement entre tribus et entité salafiste va ensuite servir à la présence américaine, qui comme le souligne Myriam Benraad « [perçoit] la mobilisation tribale comme un mouvement national, [décrite] assez naïvement, comme authentique à la culture des tribus et servant la démocratie contre al-Qaïda. » Le « réveil » des tribus se mobilise en faveur des populations civiles et de ceux qui se sont retirés de la lutte sainte. Le « réveil » connait ses premiers succès contre l’organisation d’al-Qaïda, alors que cette dernière déclare « une guerre totale aux tribus dont l’alliance avec les Etats-Unis représente une trahison impardonnable », au moment même où les premières étapes du retrait américains sont engagées. L’alliance entre tribus et troupes américaines s’« effrite », les premières se retrouvant abandonnées et fragilisées par le départ ses secondes. En conclusion, l’engagement tribal n’a pas abouti dans une perspective à long terme, « n’a offert aux sunnites aucune solution politique. Au contraire, elle n’a fait qu’approfondir la fracture du soulèvement et accentué la faiblesse des partis politiques engagés dans la transition. »

« L’impasse politique »

A la vue des événements s’étant déroulés depuis 2003 donc, « sous la façade d’une greffe démocratique, c’est la violence qui devient reine, et la réconciliation entre Irakiens un horizon continuellement repoussé ». Les premières élections de 2005 sont à l’image du pays : une rupture, un fossé, une communautarisation irakienne au sein desquels chiites et Kurdes tirent leur épingle du jeu. La table des négociations pour l’établissement d’une nouvelle Constitution, finalement adoptée le 28 août 2005 est criblée d’inégalités, d’injustices et d’exclusions envers les sunnites. Ces derniers tentent tant bien que mal de s’unir pour peser un minimum dans l’aboutissement du processus de transition mais sans effet notable. Le 20 mai 2006, un gouvernement chiite voit le jour, à la tête duquel se trouve le parti Dawa, soutenu par les Kurdes, le chef n’est autre que Nouri al-Maliki. Les sunnites ne parviennent pas à se frayer un chemin dans la vie politique irakienne.

« La tentation de la dictature »

Le processus de débaasification se poursuit sous le nouveau gouvernement chiite, accentuant toujours plus la fracture irakienne. L’auteur s’attache ensuite à décrire la descente vers la dictature opérée par Nouri al-Maliki favorisant l’éclosion d’un « printemps irakien » en 2011. Face à celui-ci, l’autoritarisme se renforce. Il n’a jamais disparu, mais est désormais « l’apanage d’un pouvoir chiite et non plus d’une élite sunnite ».

« Une guerre de sécession ? »

Le divorce irakien est consacré. Un Etat fédéral est mis en place dans le pays, face auquel certains sunnites veulent répondre par la « sécession ». Les chiites et Kurdes favorisent l’établissement d’une fédération regroupant trois Etats autonomes mais les sunnites objectent violemment face à la situation qui leur serait réservée : une exclusion dans un « centre désertique et privé de toute richesse ». L’auteur revient par la suite sur les séries de désaccords et d’oppositions ayant été avancées par les différentes factions. S’immiscent d’autant plus en arrière fond des enjeux pétroliers et territoriaux d’autant plus complexes qu’ils cristallisent l’impasse politique. « Incontestablement, le délitement irakien et le vide juridique et sécuritaire qui en a découlé ont façonné un environnement instable dans lequel milices et groupes armés se livrent une guerre sans merci pour le contrôle du territoire et de ses richesses ».

« Ondes de choc au Moyen-Orient »

Le 10 juin 2014, l’Etat islamique prend la ville de Mossoul. Le monde découvre alors qui est ce nouvel acteur. L’Irak quand à lui tombe dans un énième « tourbillon de violence ». Alors que les Etats-Unis sont déterminés à quitter le pays, l’EI avance. Cependant, « si certains Etats s’étaient finalement bien accommodés de la déstabilisation de l’Irak à compter de 2003, leurs calculs se sont vus remis en cause par le monstre jihadiste ». Ce dernier touche les populations civiles, les minorités religieuses, les minorités ethniques, se livrent à des actions barbares au nom de l’unicité de Dieu (tawhid) qu’ils défendent. Les premiers indices de son irruption n’avaient pas été perçus ou alors ignorés. Or, l’Etat islamique prospère aujourd’hui sur le terreau du chaos relaté dans l’ouvrage de Myriam Benraad et est en cela, « l’enfant de la guerre d’Irak que l’on croyait refermé mais dont les métastases sont évidentes ». Le président des Etats-Unis Barack Obama annonce en octobre 2014 vouloir mettre un terme à cette avancée de la terreur et met sur pied une coalition de pays. Toutefois, l’auteur souligne que sans l’envoi de troupes au sol, il sera impossible de « déloger une organisation implantée de longue date en Irak comme en Syrie ». Pour finir, Myriam Benraad pose la question de l’après Etat islamique, dans l’hypothèse où celui-ci arriverait. Il s’agira également de permettre à l’Irak, berceau de ce nouvel acteur, de sortir de ce qui est désormais une « dialectique tragique devenue son tombeau : le chaos ou la dictature ».

Myriam Benraad, Irak, la revanche de l’Histoire, de l’occupation étrangère à l’Etat islamique, Paris, Vendémiaire, février 2015.

http://editions-vendemiaire.com/catalogue/collection-chroniques/irak-la-revanche-de-lhistoiremyriam-benraad/

Publié le 02/12/2015


Louise Plun est étudiante à l’Université Paris Sorbonne (Paris IV). Elle étudie notamment l’histoire du Moyen-Orient au XX eme siècle et suit des cours sur l’analyse du Monde contemporain.


 


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