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Compte rendu de lecture - « Introduction à la linguistique kurde », de Salih Akin

Par Emile Bouvier
Publié le 23/02/2024 • modifié le 23/02/2024 • Durée de lecture : 10 minutes

Ainsi le linguiste Salih Akin commence-t-il son livre, publié en mai 2023 aux éditions Lambert-Lucas et, partant, en annonce la teneur : à travers une approche linguistique globale, le chercheur entend présenter la situation de la langue kurde aujourd’hui, tant dans son aspect sociolinguistique que géopolitique, ses évolutions au contact de la clandestinité, du militantisme ou d’espaces géographiques multiculturels comme les régions du Kurdistan - où les Kurdes maîtrisent la plupart du temps leur langue maternelle mais également l’arabe, le turc ou le persan -, les recherches anciennes ou contemporaines consacrées au kurde et leur influence sur la pratique et de la perception du kurde aujourd’hui. Le livre s’avère par ailleurs très richement illustré en cartes (une douzaine), en illustrations (une vingtaine) ou encore en tableaux et autres graphes synthétiques.

Les différentes thématiques abordées dans ce livre sont la concaténation de plus de vingt ans de recherche réalisées par Salih Akin : lui-même kurde originaire de Turquie où il est né en 1968, il occupe aujourd’hui les fonctions de professeur en analyse du discours et sociolinguistique à l’université de Rouen Normandie, où il exerce également les fonctions de directeur adjoint du laboratoire « Dynamique du langage in situ » (Dylis). Il se spécialise plus particulièrement sur l’analyse du discours, l’onomastique, la sociolinguistique et la description formelle du kurde ; sa thèse, soutenue en 1995, portait sur « la désignation du peuple, du territoire et de la langue kurdes dans le discours scientifique et politique turc ». Concomitamment à ses engagements auprès de l’université de Rouen Normandie, il dirige la revue « Etudes kurdes », publiée sur une base semestrielle par la fondation de l’Institut kurde de Paris [1].

Le livre est organisé en six parties : ainsi, la première est consacrée à la contextualisation de la langue et de la communauté kurdes dans l’espace et le temps avant de laisser la place, en deuxième partie, à la situation linguistique et sociolinguistique de la langue (militantisme linguistique, diaspora…) ; la troisième partie traite quant à elle du contact de langues et des variations induites au sein du kurde ; la quatrième partie s’inscrit dans la continuité de la troisième en présentant les évolutions du lexique du kurmandji (l’un des principaux dialectes du kurde) ; la cinquième, ensuite, vient se concentrer sur les recherches de la « mise en mots » du peuple et de la langues kurdes, notamment au sein de l’espace turc à une époque où les mots « Kurde » et « Kurdistan » ont pu être interdits ; la sixième partie, enfin, décrit la gestion des toponymes kurdes et interroge le lien entre toponymes, espace et pouvoir.

I. Une langue dynamique et parlée à travers le monde

L’auteur commence par rappeler que l’histoire de la langue kurde n’est pas bien connue, bien que l’on soit capable, aujourd’hui, de la rattacher précisément au sous-groupe nord-ouest du groupe irano-aryen des langues indo-européens. Ses implantations géographiques sont elles aussi précisément déterminées et suivent les concours des zones de peuplement kurdes, aussi bien en Syrie qu’en Turquie, en Iran, en Irak mais également au sein de l’Arménie et de pays où la diaspora kurde est très présente, notamment en Europe. Particulièrement riche en dialectes, le kurde en totalise quatre groupes (le groupe septentrional par exemple, regroupant le kurmandji et le bahdini), détenant tous leurs spécificités géographiques, historiques et culturelles.

Malgré l’ampleur du nombre de ses locuteurs - quelque 37 millions à travers le monde, dont 2,5 millions pour la diaspora -, le kurde est une langue ayant subi des politiques discriminatoires concomitantes à celles appliqués aux Kurdes au fil des siècles. Le chercheur rappelle ainsi que, si le kurde est aujourd’hui une langue co-officielle avec l’arabe en Irak, elle reste une langue restreinte et contrôlée en Iran ; en Syrie, en-dehors des territoires contrôlés par les Forces démocratiques syriennes (FDS), la Constitution syrienne de 2012 ne reconnaît pas la langue kurde qui ne bénéficie d’aucun enseignement public ; en Turquie enfin, la langue y a fait l’objet d’une tentative de glottocide, autrement dit d’ethnocide linguistique. Salih Akin démontre combien des moyens juridiques, politiques, économiques et sociaux ont été utilisés au fil des années pour tenter de faire disparaître l’usage du kurde et, partant, la langue elle-même. Si des évolutions favorables restent incontestables (création de chaires de langue kurde, par exemple), aucune reconnaissance véritable de la langue n’a encore eu lieu et le kurde continue plutôt, à la place, d’être invisibilisé au sein de la sphère publique.

Dans ce cadre, la diaspora kurde, éloignée de ces discriminations étatiques, joue un rôle fondamental dans la promotion de sa langue. Des groupes de travail ont été constitués (« Séminaire kurmandji » à Paris depuis 1987 et « Groupe Vate » à Stockholm depuis 1996) afin d’étudier la langue kurde et d’en proposer des méthodes de recensement, de modernisation, de standardisation, des dictionnaires… Au-delà de ces travaux réalisés par des intellectuels kurdes, Salih Akin étudie aussi la transmission de la langue en contexte diasporique et montre combien le rôle des institutions publiques (à l’instar de la Suède, qui a mis en place des cours de kurde) et de la famille restent déterminants dans la perpétuation de la langue ; la présentation d’une enquête sociologique réalisée de 2011 à 2013 et auquel l’auteur a participé apporte de très intéressantes statistiques et conclusions, notamment en matière de « loyauté linguistique » au fil des générations et de représentations de la langue maternelle pour la diaspora kurde.

II. Les outils de description de la langue

Après cette présentation sociolinguistique du kurde, l’auteur s’attache à présenter les outils de description de la langue ; ce sujet apparaît d’autant plus intéressant dans le cas du kurde que les descriptions qui en sont faites s’avèrent tardives et réalisées, au moins dans un premier temps, par des missionnaires et des officiers militaires européens visitant le Kurdistan. Les premières descriptions faites du kurde ont ainsi une visée utilitariste et sont destinées aux missionnaires désireux de propager la foi chrétienne ou aux officiers, notamment français et britanniques, amenés à occuper des fonctions dans des zones de peuplement kurdes. Ce sont également eux qui, à partir du XIXème siècle, publieront des grammaires du kurde. L’histoire de l’établissement de ces grammaires y est abondamment dépeinte et illustre autant la richesse du kurde et de ses dialectes que les différentes mutations que la langue subira au gré des évolutions géopolitiques.

Un chapitre est ensuite consacré à la notation des sons, autrement dit à l’alphabet : le kurde y suivra une trajectoire similaire à celle du turc, en pâtissant des insuffisances de l’alphabet arabe avant de passer, dans les années 1920-1930, à un alphabet latin - au moins en Turquie. La revue Hawar, fondée par des intellectuels kurdes de Turquie exilés en Syrie, jouera un rôle déterminant dans l’établissement d’un alphabet latin kurde ; certaines variantes seront proposées au fil des années mais continueront à se baser sur le modèle de l’alphabet Hawar. De nombreux dictionnaires viendront par ailleurs, au fil des décennies, recenser le vocabulaire kurde et tenter de l’archiver ; les lexicographes seront de diverses natures et, si les intellectuels et institutionnels occuperont une place naturellement majeures, les réfugiés politiques et lexicographes solidaires -à l’instar de la chercheuse française Joyce Blau, linguiste, spécialiste de la langue et de la littérature kurdes - ont également joué un rôle de premier plan dans l’intercompréhension entre populations kurdes et d’autres cultures linguistiques, faisant valoir le rôle fondamental de la langue dans l’établissement d’une nation et la survie d’un peuple.

III. Contacts, variations et évolutions de la langue

« Le kurde évolue dans un contexte certain », selon les propos de l’auteur : au Moyen-Orient, le kurde est en contact quasi-permanent avec l’arabe, le turc ou le persan ; en Europe, il l’est avec les nombreuses langues parcourant le Vieux Continent. Afin d’illustrer les évolutions linguistiques dues en partie à ce contact avec d’autres langues, l’auteur prend l’exemple très intéressant de la disparition progressive du genre dans le kurmandji de la région de Kozluk ; si plusieurs hypothèses sont avancées, celle d’un « effet du contact de langues » semble crédible, le turc et le persan ne faisant ni l’un ni l’autre de distinction de genre ; d’autres explications sont toutefois avancées et témoigne de la complexité de ces évolutions linguistiques. L’étude de l’évolution du discours rapporté [2] en kurde se montre, elle aussi, très riche en enseignements, en montrant la perméabilité de la langue à l’égard de son contexte sociopolitique.

Afin d’illustrer davantage ces variations de la langue au contact d’autres, Salih Akin consacre un chapitre au cinéma kurde et aux nombreuses illustrations qu’il comporte en son sein du conflit ethnolinguistique caractérisant la pratique du kurde par ses locuteurs, souvent tiraillés linguistiquement au sein de territoires comportant différentes cultures et plusieurs langues.

IV. Un lexique en mouvement

Plusieurs chapitres, plus techniques, sont ensuite consacrés au lexique kurde, principalement d’origine iranienne : « si l’absence d’attestations anciennes ne permet pas de suivre l’évolution précise de ce lexique, beaucoup de mots du kurde contemporains sont aisément reconnaissables en particulier lorsqu’on les compare à l’avestique, au vieux-perse et au moyen-perse ». Ainsi, les emprunts lexicaux apparaissent instructifs du mouvement diasporique kurde et de sa cohabitation avec d’autres langues ; Salih Akin y étudie dans le détail les différents processus d’assimilation de ses mots au kurde et leur formatage. Le phénomène de réduplication [3], enfin, est également détaillé.

V. La mise en mots de la kurdicité

« Suite à l’éclatement de la répartition des populations kurdes […] principalement après la Première Guerre mondiale, la volonté de chacun de ces nouveaux pays de construire une « nation une et indivisible » les a conduits à entreprendre une vaste opération d’homogénéisation ethniques. […] S’agissant des Kurdes, un des axes essentiels de cette politique a consisté à ne plus les nommer », rappelle Salih Akin. La cinquième partie est en effet consacrée à l’enjeu central que la langue kurde est devenue dans les politiques linguistiques d’une large partie du Moyen-Orient au cours du XXème siècle.

Un chapitre très intéressant étudie à ce sujet le kurde comme « langue fantôme dans le discours juridique turc » ; il montre combien « nommer une langue, loin d’être un problème purement linguistique, est révélateur d’enjeux qui intéressent les sociétés et leurs institutions », en mettant en évidence - à travers l’étude de la loi de 1983 sur « les publications en d’autres langues que le turc » - que le soin d’éviter toute mention du kurde et de la kurdicité dans les textes de loi illustrait, paradoxalement, l’ampleur et la force de la langue et de la culture kurdes. Le discours scientifique turc se montrera là aussi riche en enseignements à cet égard ; dans un chapitre consacré, l’auteur met en exergue les représentations détournées du monde kurde que les sciences humaines ont dû construire pour ne pas le nommer. Ainsi, pour ne pas nommer le Kurdistan, certains chercheurs de l’époque écriront sur « Les tribus de l’Est et l’impérialisme » ou sur « L’Anatolie de l’Est dans l’intégrité nationale turque » ; mobilisant de nombreux pans du corpus universitaires turc, l’auteur montre par ailleurs que le mot « kurde » utilisé seul tend à avoir des connotations négatives (exemple : « le problème kurde ») et que, lorsqu’il est utilisé en cooccurrence avec « turc », une subordination ou une neutralisation tendent à se produire (« la Turquicité des Kurdes », « 101 questions sur la tribu kurde des Turcs », etc).

L’étude des dictionnaires turcs vient davantage illustrer cette invisibilisation en montrant que les entrées consacrées au monde kurde établissent pour une large partie d’entre eux une mise à distance géographique (« certaines populations habitant aux alentours de la frontière iranienne »), attribuent un caractère dégénéré à la langue (« kurde : nom d’une communauté de Turcs dont la plupart a changé de langue, parle une langue persane déformée […] »), des stéréotypes, voire cherchent à le déculturer (« kurde : tas de neige ou de sable entassé dans un endroit écarté ») ou encore à l’onomatopéiser (« kurde : bruit produit par la neige [gelée] lorsqu’on marche dessus »).

Complément logique à cette analyse, l’auteur étudie ensuite la criminalisation de la kurdicité ; il analyse tout particulièrement - et avec exhaustivité - une circulaire du ministère turc de l’Intérieur en 1999 fournissant les désignations officielles concernant le Kurdistan et les Kurdes ; au lieu de « la révolte », « actions terroristes » devait par exemple être privilégié ; au lieu de « kurdes », dire « nos citoyens nommés Kurdes par les milieux séparatistes », etc. Ce chapitre analyse ainsi la guerre des mots : « ces dénominations ne montrent pas seulement comment une guerre « quasi civile » peut être transformée au niveau discursif, mais aussi comment cette dimension discursive devient une composante de la guerre ». Cet état de fait est renforcé par le chapitre « Un Conseil de l’Europe sous influence » ; en analysant les textes de l’époque, Salih Akin montre comment le lobbying tuc est parvenu, en 1998, à faire accepter à cette institution européenne les représentations officielles de la Turquie sur les Kurdes et sur leur présence au Moyen-Orient en faisant modifier un rapport de la commission - pourtant dédié aux réfugiés et déplacés kurdes - afin d’en effacer la quasi-totalité des références au monde kurde et à la kurdicité. La difficile nomination des partis kurdes autorisés en Turquie fait également l’objet d’un chapitre montrant les différents artifices déployés par les partis pro-kurdes pour ne pas nommer leur kurdicité alors même qu’ils ambitionnaient de représenter les Kurdes ; jusqu’en 2014, date d’une esquisse d’ouverture sur la question, aucun parti n’admettra ainsi dans son nom une quelconque référence au monde kurde.

VI. Toponymes, espaces, pouvoir

Dans cette dernière partie, l’auteur montre que « les toponymes entrent dans une des configurations essentielles de catégorisation et de dénomination du réel par les communautés linguistiques » et, qu’à ce titre, la question des toponymes kurdes est, elle aussi, soumise à de nombreux enjeux de pouvoir. Un premier chapitre consacré à la renomination des lieux kurdes met en évidence le caractère non seulement volontairement négateur de l’identité kurde de cette pratique, mais également son usage généralisé : suivant une étude toponymique réalisée par l’auteur, la Turquie apparaît ainsi avoir massivement recouru à cette tactique. La question de la restitution des noms de localités kurdes dans le cadre de l’ouverture initiée par l’AKP en 2014 est également abordée et met en évidence que, si cette politique de restitution est pour le moment encore très limitée, leurs effets sur la conscience identitaire kurde sont réels. L’analyse - qui conclut le livre - de la bataille autour du nom de la ville de Kobanê, désormais emblématique de l’histoire kurde en raison de son rôle militaire et symbolique majeur dans le cadre de la guerre contre Daech, finit d’illustrer les enjeux de pouvoir inhérents aux toponymes.

Conclusion

Si le livre n’ambitionne, par son titre, de n’être qu’une « introduction » à la linguistique kurde, il aborde toutefois avec exhaustivité et minutie la pléiade d’enjeux linguistiques, sociologiques et géopolitiques liés à la langue kurde et à ce qu’elle représente, tant pour les Kurdes eux-mêmes que pour les autres. Fruit d’un travail et d’une expérience académique éprouvée, le livre de Salih Akin permet aux chercheurs comme aux amateurs de se munir de nombreux outils d’analyse et de compréhension des enjeux, passés, actuels et futurs, liés à la langue kurde. Premier du genre dans la littérature francophone consacrée à la langue kurde, cet ouvrage rappelle la plus-value incontestable que la linguistique peut apporter dans l’analyse des enjeux de pouvoir, de société et de dynamiques militantes comme géopolitiques.

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Publié le 23/02/2024


Emile Bouvier est chercheur indépendant spécialisé sur le Moyen-Orient et plus spécifiquement sur la Turquie et le monde kurde. Diplômé en Histoire et en Géopolitique de l’Université Paris 1 - Panthéon-Sorbonne, il a connu de nombreuses expériences sécuritaires et diplomatiques au sein de divers ministères français, tant en France qu’au Moyen-Orient. Sa passion pour la région l’amène à y voyager régulièrement et à en apprendre certaines langues, notamment le turc.


 


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