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« Comment est-ce ? » « Est-ce aussi grandiose qu’on le dit ? » « Qu’y avez-vous ressenti ? ». En langue anglaise ou en allemand quand la première faisait défaut, les questions fusent : ce couple de Yézidis de la ville allemande de Hanovre [1] - où ils avaient trouvé refuge avec leurs parents en 2015 afin de fuir les exactions de l’Etat islamique -, rencontré au détour d’un café proche de la citadelle d’Erbil, dissimulait mal son exaltation de se rendre pour la première fois en pèlerinage dans le haut-lieu du yézidisme, le sanctuaire de Lalesh, que l’auteur du présent article a eu l’opportunité de visiter le 1er mai 2023.
Après une présentation des Yézidis, cet article reviendra sur le culte yézidi à travers un reportage photographique du sanctuaire de Lalesh (il convient de souligner que, malgré la permission obtenue par l’auteur auprès de chaque Yézidi d’être photographié, décision a été prise de flouter leur visage malgré tout pour des raisons de sécurité et de respect de leur empreinte numérique).
Les Yézidis, auxquels Les clés du Moyen-Orient consacraient un article en 2014 forment un groupe kurdophone endogame originaire du Kurdistan. La majorité des communautés yézidies encore actives aujourd’hui au Moyen-Orient vivent en Irak, principalement dans les gouvernorats de Ninive et de Duhok, où se situe le sanctuaire de Lalesh.
A l’instar du débat entourant l’ethnicité des Shabaks, les chercheurs et clercs ne parviennent toujours pas à statuer la question du caractère ethnique exact des Yézidis ; d’aucuns estiment qu’il s’agit d’un groupe ethno-religieux distinct des Kurdes tandis que d’autres affirment qu’il s’agit plutôt d’un sous-groupe religieux de ces derniers. Une chose est sûre toutefois : les Yézidis agissent autant comme une communauté religieuse que sociale et tirent leur foi de croyances pré-zoroastriennes, faisant d’eux les pratiquants de l’une des plus anciennes religions du monde ou, du moins, d’une partie des rites de l’une des plus anciennes religions du monde. Fruit d’un syncrétisme religieux continu au fil des siècles [2] mêlant culte de Mithra, zoroastrisme, manichéisme, gnosticisme, christianisme [3] ou encore islam, cette religion se distingue par ses pratiques et croyances singulières qui lui valent, depuis plusieurs siècles, d’être considérée comme hérétique par certains clercs et responsables politiques, voire comme une religion « d’adorateurs du diable » [4].
En effet, depuis la propagation de l’islam avec les premières conquêtes musulmanes des VIIème et VIIIème siècles, les Yézidis ont subi les persécutions successives ou concomitantes des Arabes et des Ottomans [5] en raison de leurs pratiques religieuses, tantôt perçues comme polythéistes (en raison de la sainte trinité qu’ils vénèrent [6]), de leur culte du soleil vers lequel ils prient ou encore leur adoration d’un ange-paon, interprété par certains comme le diable et dont il sera question plus en détails infra. Les Yézidis ont été fortement médiatisés de 2013 à 2014 lors des exactions commises à leur encontre par l’organisation islamiste « l’Etat islamique » en Irak et plus particulièrement dans et aux alentours du mont Sinjar.
Malgré la médiatisation dont ils ont fait l’objet, les Yézidis restent une communauté méconnue, tout comme leurs sanctuaires : en effet, le centre religieux du yézidisme n’est ni le mont Sinjar, malgré sa place désormais éminemment symbolique dans l’identité collective yézidie, ni le temple d’Aknalich en Arménie, pourtant plus grand temple yézidi du monde [7]. Il s’agit de la ville de Lalesh, nichée dans les montagnes du Kurdistan irakien et épargnée par l’État islamique.
Le site de Lalesh est situé dans la région du Bahdinan au Kurdistan d’Irak, à une quarantaine de kilomètres à l’est-sud-est de Dohuk et à une centaine de kilomètres au nord-nord-ouest d’Erbil. Niché dans des collines boisées et dominé par ses iconiques dômes coniques blancs (voir photo 1), censés représenter les rayons du soleil illuminant la terre [8], il consiste en un ensemble de bâtiments de différentes époques (allant du XIIème siècle à nos jours, certaines étant encore toujours indéterminées), fonctions (mausolées, sources/fontaines sacrées, autels, entrepôts, sarcophages, cuisine, lieux de rassemblement religieux ou social, etc.) et dimensions au centre desquels se trouve le sanctuaire de Sheik Adi. Le site de Lalesh s’avère relativement modeste : d’une superficie de 4,5 hectares environ, il est ainsi près de deux fois plus petit que la Place de la Concorde à Paris (8 hectares) et d’une superficie relativement similaire à celle de la place Saint-Pierre à Rome (environ 4,7 hectares).
Quiconque pénètre le sanctuaire de Lalesh se doit de retirer ses chaussures au préalable tant le site est saint, y compris en extérieur ; si les chaussettes sont tolérées, la tradition privilégie les pieds nus. De la même manière, il est strictement interdit de toucher le seuil des portes au sein du sanctuaire ; tandis que les enfants en bas-âge sont portés dans les bras de leurs parents, les personnes âgées se voient aidés par les plus jeunes afin de passer d’une salle à l’autre sans toucher les seuils qui sont considérés, à Lalesh, comme étant le lieu de repos des anges dans le sanctuaire.
Le site de Lalesh aurait une histoire de plus de 4 000 ans [9] et aurait été construit potentiellement durant l’époque sumérienne [10]. C’est toutefois à l’époque du Sheikh Adi Ibn Musafir (1072 environ -1162) que le sanctuaire a pris l’importance qui est la sienne aujourd’hui.
Né dans la vallée de la Beqaa, en actuel Liban, l’intéressé a voyagé en Irak et en Arabie saoudite au nom de sa foi islamique ; après plusieurs années, il a choisi une vie d’ascétisme et de réclusion à Lalesh, où ses fidèles ont cru en nombre jusqu’à créer l’ordre Adawiyya (« les disciples d’Adi »). Il y est mort après avoir, selon les croyances yézidies, réalisé de nombreux miracles tels que le déplacement d’une montagne où le retour à la vie d’un homme écrasé par un rocher [11]. Son sanctuaire, au sein du site de Lalesh, est aujourd’hui l’objet du pèlerinage que tout Yézidi doit faire au moins une fois dans sa vie. Bien qu’il ne soit pas le seul site religieux yézidi accueillant la tombe d’un saint, Lalesh a toutefois acquis le statut de haut-lieu incontournable de la religion yézidie : selon cette dernière, c’est d’ailleurs à Lalesh que les âme viennent se reposer après leur décès [12]. Par ailleurs, chaque année en octobre, une grande fête d’une semaine, appelée Fête de l’Assemblée, est organisée afin de commémorer la mémoire de Sheikh Adi [13].
Lire la partie 2
Emile Bouvier
Emile Bouvier est chercheur indépendant spécialisé sur le Moyen-Orient et plus spécifiquement sur la Turquie et le monde kurde. Diplômé en Histoire et en Géopolitique de l’Université Paris 1 - Panthéon-Sorbonne, il a connu de nombreuses expériences sécuritaires et diplomatiques au sein de divers ministères français, tant en France qu’au Moyen-Orient. Sa passion pour la région l’amène à y voyager régulièrement et à en apprendre certaines langues, notamment le turc.
Notes
[1] L’Allemagne accueille, de fait, une diaspora yézidie notable, issue des vagues de réfugiés fuyant la guerre. A ce sujet, lire : TAGAY, Sefik, AYHAN, Dogan, CATANI, Claudia, et al. The 2014 Yazidi genocide and its effect on Yazidi diaspora. The Lancet, 2017, vol. 390, no 10106, p. 1946.
[2] A titre d’exemple, citons que les Yézidis pratiquent le baptême comme les chrétiens, croient en la réincarnation comme les hindous, ne mange pas de porc comme les musulmans, sacrifient occasionnellement des taureaux comme les mithraïstes, considèrent le feu sacré comme les zoroastriens, prient face au soleil à l’aube et au crépuscule comme les Égyptiens antiques et considèrent le samedi comme leur jour de repos, à l’instar des juifs.
[3] Il n’apparaît pas anodin, à cet égard, que la religion yézidie soit monothéiste mais puisse concevoir la figure de Dieu comme une trinité similaire à celle du christianisme ; cette sainte trinité y est ici incarnée par l’ange-paon (Tawusi Melek), Sheikh Adi -dont Lalesh est, entre autres choses, le sanctuaire- et Sheikh Ezi, dont les Yézidis et le yézidisme tirent leur nom.
[4] EBIED, Rifaat. Devil Worshippers : the Yazidis. Sydney Studies in Religion, 1998.
[5] USMAN, Muhammad. History of Shia, Sunni and Yazidi Conflict : A Political, Social or Religious Conflict and its Impact on the Peace Process in the Middle East. 2021. Thèse de doctorat. University of Innsbruck.
[6] USMAN, Shakir Muhammad. Yazidis : A Tale of a Lost, Found, and Misunderstood Legacy in the Light of Mimetic Theory. Contagion : Journal of Violence, Mimesis, and Culture, 2021, vol. 28, no 1, p. 251-280.
[8] AÇIKYILDIZ, Birgül. Cultural Interaction between Anatolia and Mosul in the Case of Yezidi Architecture. Publications de l’Institut Français d’Études Anatoliennes, 2012, vol. 25, no 1, p. 147-164.
[10] https://www.independent.co.uk/travel/middle-east/lalish-yazidi-kurdistan-sheikh-adi-ibn-musafir-erbil-peacock-angel-sinjar-isis-a7726486.html
[11] FURLANI, Giuseppe. "Enquête sur les Yezidis de Syrie et du Djebel Sindjâr. Avec seize planches en phototypie. (Mémoires de l’lnstitut Français de Damas, V.) By R. Lescot. 10× 7, pp. 277, pls. 16, charts 2. Beyrouth, 1938." Journal of the Royal Asiatic Society 72, no. 1 (1940) : 79-81.
[12] EDMONDS, Cecil John. A pilgrimage to Lalish, Published by the Royal Asiatic Society of Great Britain and Ireland, Psychology Press, 2002.
[13] SPÄT, Eszter. The Festival of Sheik Adi in Lalish, the Holy Valley of the Yezidis. na, 2004.
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