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« Je trouve que les Kurdes sont des gens extraordinaires, ce sont d’incroyables combattants, ils sont formidables, chaleureux, et sont des alliés précieux dans bien des cas. Bon, comme vous le savez, il s’agit de plusieurs groupes différents de personnes. Mais ce sont des gens extraordinaires, je pense vraiment qu’ils le sont ! », affirmait le Président américain Donald Trump, avec la grandiloquence qui est la sienne et devant un parterre de journalistes, lors d’une conférence de presse le 12 juillet 2018 à l’occasion du sommet de l’OTAN tenu à Bruxelles (1).
Cette citation montre l’engouement suscité par les Kurdes dans les plus hautes sphères des puissances occidentales ; pourtant, cet enthousiasme est très récent. En effet, les Kurdes, dont l’existence a été révélée au grand public une première fois lors de l’Anfal, les massacres entrepris par Saddam Hussein en 1988, se sont durablement installés dans le paysage médiatique international à partir de 2014 ; cette année, les forces du mouvement kurde PKK (Parti des Travailleurs du Kurdistan), aidées de Peshmergas, des combattants kurdes irakiens, parviennent à exfiltrer plusieurs milliers de yézidis assiégés à Sinjar, qui était le théâtre depuis plusieurs semaines de massacres perpétrés par l’Etat islamique.
Dans le même temps, les forces kurdes des Yekîneyên Parastina Gel (YPG – Unités de protection du peuple) opposent à Kobané une résistance acharnée face aux assauts des combattants de Daech et leur infligent, en 2015, leur première véritable défaite depuis le début de la guerre civile en Syrie. L’opinion publique occidentale découvre ainsi les images de femmes kurdes (2) combattant d’égal à égal avec les hommes, et avec elles une esquisse de ce peuple kurde sur lequel les puissances occidentales vont abondamment miser dans leur lutte contre l’Etat islamique.
Aujourd’hui, les Kurdes se sont imposés comme des acteurs géopolitiques majeurs au Moyen-Orient, au plaisir de certains (au premier rang desquels la Coalition internationale visant à vaincre Daech) et au grand dam d’autres (principalement les pays les plus peuplés de Kurdes, à savoir la Turquie (3), l’Irak, l’Iran et la Syrie). Acteur socio-politique le plus mobilisateur en terme de mouvements sociaux (manifestations, grèves de la faim, etc.) en Europe depuis les années 1990 (4), la diaspora kurde est très présente sur le Vieux continent (environ un million de kurdes en Allemagne, par exemple) où elle cherche à faire gagner en visibilité sa culture et son droit à l’autodétermination.
Malgré cela, les Kurdes apparaissent comme un peu peuple méconnu, ou plutôt mal connu, du grand public. La marginalisation que leur a imposée l’Histoire, la complexité des relations entre mouvements nationaux ou transnationaux kurdes, superposée à la grande diversité linguistique, religieuse, ou encore culturelle de ce peuple, expliquent en partie cette méconnaissance.
Le présent article inaugure ainsi une série d’études portant sur le monde kurde, tant au Moyen-Orient qu’en Europe, et projette d’introduire ce sujet particulièrement large en présentant tout d’abord le peuple kurde sous un angle historique et sociogéographique (première partie), puis sous un angle géopolitique et récapitulatif de l’actualité (seconde partie).
Sans revenir sur l’histoire générale du peuple kurde, déjà traitée en détails par les Clés du Moyen-Orient (5), il semble nécessaire d’évoquer certains aspects de celle-ci pour comprendre la répartition territoriale de son peuple, que la carte ci-dessous représente, et notamment les zones de peuplement extérieures aux montagnes du Kurdistan turc, irakien, iranien et, dans une moindre mesure, syrien.
En effet, comme l’indique un dicton kurde particulièrement apprécié des journalistes, « le peuple kurde n’a d’autres amis que les montagnes » (6). De fait, les Kurdes apparaissent comme un peuple essentiellement montagnard : les principales zones de peuplement se situent dans une vaste région caractérisée par son relief très accidenté, limité à l’ouest par le complexe montagneux du Taurus en Turquie jusqu’à la chaîne des monts Zagros en Irak et en Iran au sud-est. La Syrie n’est pas en reste avec la région d’Afrin, dont le massif montagneux s’appelle d’ailleurs, à juste titre, « les montagnes kurdes ».
Ce territoire difficilement accessible rend compte, en partie, du retard des Kurdes en matière de développement socio-économique, et explique pourquoi les différents pays concernés n’ont pas fait de cette région l’une de leur priorité en matière d’investissements politiques et économiques. Ces montagnes expliquent également la virulence des insurrections kurdes et la résilience de leur guérilla : un tel relief accidenté, dont les Kurdes ont la pleine maîtrise, leur fourni un avantage tactique considérable, tant pour y aménager des caches ou des abris que pour y tendre des embuscades. L’histoire insurrectionnelle kurde est ainsi indissociable de ses monts : mont Qandil, mont Sinjar, mont Ararat, mont Hendrin, etc (7).
Toutefois, aujourd’hui, d’importantes poches de peuplement kurde se trouvent hors des montagnes. En Turquie tout d’abord, où il existe, depuis le XVIème siècle environ, d’importantes communautés kurdes en Anatolie centrale, disséminées autour des pôles urbains de Çorum, Yozgat, Cihanbeyli, Konya, et Ankara. Le fondateur de la République turque, Mustafa Kemal Atatürk, appelait ces Kurdes les « Konya çöllerindeki Kürtler », c’est-à-dire les « Kurdes du désert de Konya », cette région se différenciant du Kurdistan turc classique par son relief très peu accidenté.
Le nord-est de la Syrie fait également exception aux montagnes et se caractérise par un relief inexistant, ou du moins sans continuité avec le Taurus ou le Zagros. Ces régions septentrionales syriennes, historiquement peuplées d’Assyriens et de Chrétiens, ont connu un afflux de Kurdes durant les années 1920 lorsque ces derniers, dont les rébellions contre l’Etat turc avaient échoué, ont cherché à trouver refuge en Syrie.
En Iran enfin, une importante zone de peuplement kurde échappe également au déterminisme montagneux : il s’agit des Kurdes du Khorasan, au nord-est du pays, à la frontière irano-turkmène. Forte de près de 500 000 personnes, cette communauté s’est construite au XVIème siècle sous l’impulsion du Shah Abbas Ier, qui fit déporter des milliers de Kurdes aux marches septentrionales de son royaume afin d’y contenir les fréquentes invasions ouzbèkes et turkmènes. Certains historiens voient également dans cet acte un moyen d’affaiblir le potentiel insurrectionnel kurde, alors en proie à de fréquentes rébellions soutenues par l’Empire ottoman sunnite, qui y percevait là un moyen d’affaiblir son grand rival chiite (8).
Riche de plus de 35 millions à 45 millions d’individus au Moyen-Orient, les Kurdes sont aussi nombreux que ne le sont, par exemple, les Ukrainiens (42 millions) ou encore les Polonais (38 millions). Entre 15 et 20 millions se trouveraient en Turquie, c’est-à-dire près d’un quart de la population turque totale ; l’Iran en compterait entre 10 et 23 millions, l’Irak 8 millions, et la Syrie 3 millions. Toutefois, ces chiffrent datent de 2016 et ont certainement évolué, parfois substantiellement, en raison des conflits en cours au Moyen-Orient : l’offensive turque sur le canton kurde syrien d’Afrin en 2018 a par exemple causé de nombreux déplacements de populations.
En plus de politiques volontaristes d’exclusion ou de marginalisation des populations kurdes (9), celles-ci, par leur position géographique peu accessible, ont souvent bénéficié à la marge des développements économiques des pays de la région ; cette mise à l’écart est également perceptible par l’absence notable de grands centre urbains au Kurdistan, à l’exception de Diyarbakir en Turquie, Erbil et Kirkouk en Irak ou encore Sanandaj en Iran. Les zones de peuplement kurde sont ainsi essentiellement rurales et souffrent d’un sous-développement chronique, que traduisent de façon éloquente les statistiques énumérant les carences critiques en médecins au Kurdistan turc, ou encore les chiffres exposant la démographie galopante de ces zones de peuplement qui devrait faire des Kurdes turcs, selon certains experts, l’ethnie démographiquement majoritaire en Turquie d’ici 2050.
Les Kurdes, qu’ils soient turcs, irakiens, iraniens ou encore syriens, sont pourtant géoéconomiquement et/ou géopolitiquement incontournables pour les autorités locales. En effet, ils sont situés dans des zones actuellement stratégiques ou qui le seront dans un avenir proche. Les Kurdes irakiens en sont un exemple éloquent : assis sur plusieurs réserves d’hydrocarbures majeures pour l’Irak, ils accueillent également sur leur territoire plusieurs pipelines, soit déjà édifiés, soit en projet de construction. Les Kurdes turcs sont quant à eux au cœur d’un projet économique colossal intitulé le « Projet d’Anatolie du sud-est » visant notamment un meilleur contrôle hydrique des fleuves hautement stratégiques que sont l’Euphrate et le Tigre (10).
Ainsi, les Kurdes apparaissent comme un peuple de grande envergure démographique, concentré dans les montagnes mais disséminé à travers le Moyen-Orient. Leur situation géographique les positionne naturellement à la marge du développement économique et politique de leur pays d’appartenance, quand cette marginalisation n’est pas le fruit de politiques voulues par les autorités locales. Profondément attachés aux montagnes à qui ils doivent non seulement leur résilience mais aussi, à bien des égards, leur survie, les Kurdes sont devenus aujourd’hui des acteurs géopolitiques majeurs, dont la situation sera exposée en deuxième partie de cet article.
Lire la partie 2 : Les Kurdes, d’un statut de peuple marginalisé à celui d’acteurs stratégiques incontournables. Un peuple stratégiquement incontournable (2/2)
Notes :
(1) WATCH : Trump to Kurdistan 24 : Kurds are great people, incredible fighters, Kurdistan24, 12/07/2018 https://www.kurdistan24.net/en/news/168ca36e-70d1-4bc3-89a3-af91afe643ea
(2) Femmes soldats kurdes : sois belle et combats, Le Monde, 02/12/2017
https://www.lemonde.fr/idees/article/2017/12/02/femmes-soldats-kurdes-sois-belle-et-combats_5223520_3232.html
(3) Cf. par exemple la réaction turque à la suite de la réception, par l’Elysée, d’une délégation de Kurdes syriens (https://www.kurdistan24.net/en/news/ab110724-eb0f-4658-8f84-9458b347756f)
(4) La révolution kurde : le PKK et la fabrique d’une utopie, GROJEAN Olivier, La Découverte, 2017.
(5) Les Kurdes (1/3) : de la conquête musulmane au début du XIXe siècle
Les Kurdes (2/3) : de la fin du XVIIIe siècle à 1914, le choc de la modernité
Les Kurdes (3/3) : De la Première Guerre mondiale à 2003 : rêve(s) d’indépendance(s)
Kurdes : l’autre visage du conflit syrien
(6) Citons par exemple Libération, le Monde, L’Express, L’Orient Le Jour, Courrier International, Le Point, ou encore Le Figaro pour la presse francophone.
(7) Le Mont Qandil est le QG du PKK, tandis que Sinjar agit, aujourd’hui encore, comme une tête-de-pont pour les actions insurrectionnelles du PKK menées à l’encontre des forces turques en Irak et en Turquie ; le mont Ararat donna son nom à la République éponyme, une grande révolte kurde qui dura de 1927 à 1931 ; le mont Hendrin est quant à lui le lieu d’une défaite des forces irakiennes contre des rebelles kurdes en 1966.
(8) Un article sera prochainement consacré à ces déplacements de populations kurdes.
(9) On se souviendra, par exemple, des mots de l’Ayatollah KHOMEINI qui affirma en 1980 que les Kurdes étaient « les enfants du démon »
(10) Un article sera prochainement rédigé dans les Clés du Moyen-Orient à ce sujet.
Emile Bouvier
Emile Bouvier est chercheur indépendant spécialisé sur le Moyen-Orient et plus spécifiquement sur la Turquie et le monde kurde. Diplômé en Histoire et en Géopolitique de l’Université Paris 1 - Panthéon-Sorbonne, il a connu de nombreuses expériences sécuritaires et diplomatiques au sein de divers ministères français, tant en France qu’au Moyen-Orient. Sa passion pour la région l’amène à y voyager régulièrement et à en apprendre certaines langues, notamment le turc.
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