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Somayeh Rostampour, chercheuse au Centre de Recherches sociologiques et politiques de Paris (CRESPPA) - unité mixte de recherche du CNRS, de l’Université Paris 8, a soutenu le 29 novembre 2022 sa thèse « Genre, savoir local et militantisme révolutionnaire. Mobilisations politiques et armées des femmes kurdes du PKK après 1978 » sous la direction de la sociologue Jane Freedman [1]. Elle revient pour Les clés du Moyen-Orient sur les ressorts de l’engagement des femmes kurdes dans la lutte armée du Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK).
La première phase historique de la mobilisation des femmes kurdes dans le PKK [Parti des travailleurs du Kurdistan, ndlr] s’étend de 1978 à 1990 et se caractérise par une très faible implication des femmes : le rôle normatif attribué à ces dernières ne correspondait pas à l’image de la femme guerrière, tant au sein de la société kurde que du PKK lui-même, et les combattantes s’avéraient surtout instruites et engagées dans une quête identitaire davantage kurde que féministe.
La deuxième phase, elle, se distinguera par un engouement bien plus net des femmes pour le PKK qu’elles commenceront à rejoindre massivement durant la période 1990-1999. Durant cette période, la répression des autorités kurdes contre les mouvements kurdes s’intensifie de façon notable et conduit, en particulier, à une série de soulèvements populaires (connus sous le nom de « serhildan ») violemment réprimées par les forces de sécurité. Si ces soulèvements seront les vecteurs d’un accroissement du nombre de nouvelles recrues masculines et féminines dans les rangs du PKK, les femmes seront également motivées par leur sentiment de révolte face aux traitements infligés aux femmes prisonnières d’une part et, d’autre part, par la politisation dont elles ont fait l’objet par des cadres du PKK et qui les ont poussées à gagner le maquis, perçu comme une zone d’émancipation du carcan familial. Ce travail de politisation sera d’autant plus facilité par une prise en compte croissante de la question féministe dans les partis kurdes légaux et au sein du PKK.
La troisième phase s’étend quant à elle de 1999 à nos jours, c’est-à-dire à partir de la capture d’Abdullah Öcalan [2] par les services de renseignement turcs à Nairobi. Si la neutralisation de l’homme à l’origine de la pensée féministe dans le PKK inquiète et créé une crise interne au parti, le nombre de femmes continuera de croître tant dans les rangs des combattants que dans ceux des postes de cadres militaires et politiques grâce à la volonté de l’état-major pékakiste de poursuivre son application de la doctrine apoïste. Toutefois, la question des identités de genre prendra rapidement de l’ampleur avant de devenir un enjeu primordial à partir des années 2000 ; les femmes trouveront dans le PKK une façon tant de défendre des idéaux féministes que pankurdes. Ces recrues seront ainsi essentiellement des femmes majoritairement jeunes, célibataires et relativement plus éduquées. La répression menée en Turquie contre les mouvements politiques kurdes à partir de 2011 poussera de nombreuses femmes à continuer de choisir la voie armée comme mode d’expression politique.
L’une des premières raisons reste la volonté d’échapper au carcan familial et, avec lui, à la logique patriarcale, notamment dans les zones rurales. L’émergence du PKK coïncide avec celle d’une prise en compte des thématiques liées aux femmes dans les organisations politiques traditionnelles : en 1991, pour la première fois, une femme kurde du parti HEP est élue députée, par exemple. Par ailleurs, l’aura dont jouissent les combattantes du PKK dans les zones rurales, où la condition de la femme s’avère secondaire par rapport à celle de l’homme, a également pu inciter de futures jeunes recrues à rejoindre le mouvement.
Il ne faut toutefois pas résumer l’engagement des femmes kurdes dans la lutte armée du PKK qu’à travers leur volonté de s’émanciper : la volonté de se battre pour un idéal sociétal et politique, incarné ici par l’apoïsme, est crucial également. L’engagement des femmes kurdes passe en effet par un acte hautement symbolique et socialement coûteux, qui découle et conduit à une nécessaire socialisation politique : celui de la désobéissance à l’égard de la famille et de la société. L’engagement politique apparaît ainsi, fondamentalement, au cœur de l’engagement armé de ces femmes pour la cause kurde et le PKK.
Les approches motivationnelles rationalistes, en termes d’analyse du rapport coûts et bénéfices, ne suffisent pas à expliquer l’engagement des femmes dans la lutte armée du PKK ; il importe de considérer l’économie politique des sentiments (comme la peur, l’orgueil, la honte, la culpabilité ou encore l’honneur), et les liens affectifs. Dans un état de guerre marqué par des expériences à forte charge émotive (souffrance, deuils, destructions, violences, tortures, massacres, exils) et une forte exaltation, les organisations révolutionnaires s’engagent dans un processus de mise en sens des émotions.
Ces flux émotionnels contribuent à la construction affective d’un groupe, encore plus dans le cadre d’une organisation clandestine comme le PKK. La figure du combattant martyr devient un dispositif des registres émotionnels et mémoriels mobilisés par le mouvement ; un grand nombre des femmes ayant rejoint le mouvement après les années 1990 étaient des proches de combattants masculins qui avaient été emprisonnés ou tués.
Très tôt, dès l’établissement du PKK en Syrie en 1980, l’organisation impose une ségrégation des sexes et dicte une discipline corporelle et émotionnelle pour ses combattants. L’enjeu est évidemment d’abord opérationnel d’un point de vue militaire comme pour bien d’autres organisations armées révolutionnaires dans le monde, mais aussi social : le contrôle des corps permet, d’une part, de rassurer les familles des combattantes qui craindraient que leur proche partie combattre pour le PKK ne vive des expériences sexuelles jugées déshonorantes sur le terrain avec ses frères d’armes, et, d’autre part, permet de protéger le parti des rumeurs propagées à son encontre afin de le discréditer. En effet, les adversaires du PKK ont à plusieurs reprises diffusé des narratifs critiquant la composition mixte de l’organisation kurde en accusant les femmes rejoignant le mouvement de le faire à des fins sexuelles.
Le mouvement d’Abdullah Öcalan a, dès lors, encadré fermement les relations entre femmes et hommes : ces derniers ne sont ni autorisés à entretenir de relations amoureuses et sexuelles, ni autorisés à se marier. Cette forme de réplication du conservatisme social que cherchait, en partie, à fuir les femmes en rejoignant le PKK apparaît paradoxalement, au sein du mouvement, comme l’un de ses attraits et comme un facteur à même de gagner le soutien des familles kurdes les plus conservatrices et les plus protectrices à l’égard de « l’honneur » de leur fille et de ses pratiques sexuelles.
Dans la même perspective, le PKK s’est employé à ne pas recruter de femmes ayant déjà des enfants : non seulement la soustraction de mères à leur famille par le PKK aurait été mal perçue par les populations, mais la condition maternelle s’avérait peu compatible avec les exigences de la lutte armée clandestine. La désexualisation du corps des combattantes permet ainsi de consacrer ces dernières comme des guérilleros entièrement voués à la cause du PKK, tout en les protégeant de toute potentielle tentative de diffamation.
Cet attrait des femmes pour le PKK s’explique, avant tout, par l’idéologie et les discours féministes résolument avant-gardistes du principal fondateur du mouvement, Abdullah Öcalan, qui est à l’origine de la théorie de la « Femme libre ». Grâce à lui, le PKK sera l’un des seuls mouvements armés de libération du Kurdistan à prôner un discours aussi égalitaire, ce qui lui octroiera une aura particulièrement mobilisatrice auprès des femmes kurdes.
Par ailleurs, il convient de relever la réussite de la stratégie de politisation du PKK qui, en ciblant les jeunes des classes populaires et notamment des zones rurales, est parvenu à mobiliser de larges pans de la population kurde qui se trouvaient alors loin des lieux de politisation traditionnels, encore plus en matière de féminisme. Le PKK apparaîtra ainsi comme la première -et seule - organisation à « éveiller » les populations à ces questions, notamment durant les premières années de sa création. Les générations suivantes, davantage politisées, continueront tout de même à rejoindre les rangs de l’organisation car cette dernière restera la seule à offrir un tel discours et à s’adapter aux évolutions de son temps.
Si la plupart des autres organisations armées de libération du Kurdistan accueillent aussi des femmes dans leurs rangs, aucune n’en compte autant que le PKK, ni ne peut se targuer d’avoir institutionnalisé et régi à ce point la vie de ses guérilleros pour en encourager autant le recrutement.
Emile Bouvier
Emile Bouvier est chercheur indépendant spécialisé sur le Moyen-Orient et plus spécifiquement sur la Turquie et le monde kurde. Diplômé en Histoire et en Géopolitique de l’Université Paris 1 - Panthéon-Sorbonne, il a connu de nombreuses expériences sécuritaires et diplomatiques au sein de divers ministères français, tant en France qu’au Moyen-Orient. Sa passion pour la région l’amène à y voyager régulièrement et à en apprendre certaines langues, notamment le turc.
Somayeh Rostampour
Somayeh Rostampour, chercheuse au Centre de Recherches sociologiques et politiques de Paris (CRESPPA) - unité mixte de recherche du CNRS, de l’Université Paris 8, a soutenu le 29 novembre 2022 sa thèse « Genre, savoir local et militantisme révolutionnaire. Mobilisations politiques et armées des femmes kurdes du PKK après 1978 ».
Notes
[1] Jane Freedman est une sociologue britannique spécialisée sur les questions de genre et politique, les migrations, les violences faites aux femmes et les conflits armés.
[2] Abdullah Öcalan, né le 4 avril 1949, est le fondateur et guide spirituel du PKK ; il est, depuis 1999, détenu sur l’île prison d’Imrali, au large d’Istanbul. Pour plus d’informations sur son idéologie : https://www.lesclesdumoyenorient.com/Bookchin-Ocalan-et-Rojava.html
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