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Compte rendu de la conférence « Crise dans le Golfe : quelle issue pour le Qatar et ses voisins ? » organisée le 28 juin 2017 à l’Institut du monde arabe

Par Aglaé Watrin-Herpin
Publié le 07/07/2017 • modifié le 09/07/2017 • Durée de lecture : 10 minutes

Propos introductifs

En guise d’introduction, la conférence s’ouvre sur un diaporama de photographies sur le Qatar issues du fonds iconographique de l’AFP. Ce dernier donne un aperçu général de la géographie péninsulaire, du climat désertique mais aussi des grandes ambitions économiques et diplomatiques de l’émirat gazier de la péninsule arabique. Anthony Bellanger, journaliste spécialiste des questions internationales à France Inter, en tant que modérateur de la conférence, revient également sur les principales caractéristiques du Qatar. L’on retiendra la petite superficie du pays avec ses 10 000 km2 de territoire et sa faible démographie (2 500 000 habitants dont 80% d’étrangers) qui contrastent avec la fortune colossale du pays (145 000 dollars de PIB/habitant) bâtie essentiellement sur l’exploitation du gaz. Le Qatar est en effet le 1er exportateur mondial de gaz liquéfié.

Avant d’acquérir son indépendance du Royaume-Uni en 1971, le pays fut un temps sous la domination de son voisin le Bahreïn. En écho à la crise actuelle, le modérateur rappelle également que le Qatar avait, dès l’origine, voulu manifester son indépendance en refusant de rejoindre la fédération des Emirats arabes unis mais aussi en se soustrayant à l’hégémonique Arabie saoudite. Une politique indépendantiste qui n’a cessé de contrarier Riyad mais qui a été suivie par l’ensemble de la dynastie Al-Thani, à la tête de l’émirat depuis le 19e siècle, et jusqu’aux règnes de l’émir Hamad, décédé le 25 juin 2013, et de son fils actuellement au pouvoir, l’émir Tamim. C’est le soutien du Qatar aux « printemps arabes » de 2011 et sa trop grande indépendance vis-à-vis de la politique saoudienne qui aurait entraîner la crise diplomatique actuelle.

La chronologie des derniers événements ayant conduits à la crise est également rappelée. Le 23 mai 2017, l’agence de presse Qatar News Agency diffuse un communiqué dans lequel l’émir Tamim dénonce une diabolisation de l’Iran, du Hamas palestinien et du Hezbollah libanais. Le 24 mai, Doha dément cette information et dénonce un « faux communiqué ». Le 5 juin, l’Arabie saoudite, les Emirats arabes unis, Bahreïn, l’Egypte et le Yémen annoncent la rupture de leurs relations diplomatiques avec le Qatar au motif que Doha soutiendrait le terrorisme et les entreprises de déstabilisation de Téhéran dans la région. Ces accusations sont accompagnées d’une fermeture des espaces aérien et maritime frontaliers de Doha, mais aussi de sa seule frontière terrestre avec l’Arabie saoudite. Pour Anthony Bellanger, ces sanctions sont d’autant plus efficaces que 90% des produits de base qataris passent par cette frontière, et d’autant plus symboliques qu’elles ramènent le Qatar à son isolement géographique naturel en tant que presqu’île. Enfin, la liste des exigences et les différents ultimatums lancés à Doha en vue de la levée des sanctions est présentée comme une véritable entreprise de mise sous tutelle du pays.

Les raisons de la crise qatarie selon Fatiha Dazi-Héni

La spécialiste Fatiha Dazi-Héni analyse la crise que connaît aujourd’hui le Golfe comme la continuité logique des événements de 2014. Entre mars et novembre de cette année, Ryad, Abu Dhabi, le Caire et Manama avaient rappelé leurs ambassadeurs au Qatar pour manifester leur mécontentement face au soutien de Doha aux Frères musulmans et aux activistes des « printemps arabes ». En effet, alors que l’Arabie saoudite, les Emirats arabes unis et Bahreïn voudraient bien voir se clore la vague révolutionnaire, le Qatar apparaît comme le dernier espace de replis et d’expression pour les opposants. Nombre de Frères musulmans seraient aujourd’hui exilés au Qatar et s’exprimeraient sur la chaine Al-Jazeera. Toutefois, le soutien de Doha à ces derniers serait avant tout un choix politique opportuniste visant à différencier sa politique de celle de Riyad, fermement opposé à la confrérie, plutôt qu’un choix idéologique.

A la question de savoir pourquoi Doha ne semble pas craindre une révolution sur son propre territoire en soutenant ces mouvements contestataires, la spécialiste répond en revenant sur les spécificités démographique et économique de l’émirat. La grande fortune des Al-Thani ainsi que la faible population du Qatar permettrait à ce dernier de faire « tous les choix politiques » contrairement aux autres monarchies conservatrices de la région. Ainsi, les Emirats arabes unis présenteraient un certain nombre de disparités au sein de sa fédération qui pourraient laisser craindre à ses dirigeants l’émergence d’une contestation. C’est donc avant tout la crainte d’une contagion des idées révolutionnaires et la diffusion de celles des Frères musulmans qui expliqueraient l’offensive diplomatique lancée contre Doha. La liste des revendications faites au Qatar en vue d’une levée des sanctions peut attester des vraies raisons de la crise. Il lui est notamment demandé la fermeture de la chaîne Al-Jazeera qui donne la parole aux Frères musulmans. En tant que véritable instrument de sa diplomatie et de son rayonnement international, il semble toutefois très improbable que le Qatar cède à cette injonction.

D’après Fatiha Dazi-Héni, le déclenchement de cette crise peut aussi s’expliquer par le rapprochement inédit entre les princes héritiers de Riyad, Mohammed Ben Salmane (« MBS »), et d’Abu Dhabi, Mohammed ben Zayed Al Nahyane. D’après la chercheuse, c’est Mohammed ben Zayed qui serait le véritable instigateur de la coalition contre Doha. En tant que mentor du jeune « MBS », il aurait communiqué son obsession anti-Frères au nouvel homme fort de Riyad. Si les monarchies du Golfe étaient familières des ambitions hégémoniques de l’Arabie saoudite, elles semblent aujourd’hui également devoir composer avec une posture de plus en plus affirmée d’Abu Dhabi sur la scène régionale. Les deux pays auraient noué une « relation mimétique et se projetteraient de la même façon dans leur environnement régional ». Ils défendent la ligne la plus dure à l’encontre de l’Iran mais mènent aussi ensemble de front la guerre au Yémen (1). Finalement, toujours selon Fatiha Dazi-Héni, c’est « un véritable changement de génération et de culture politique des responsables des Etats du Golfe » qui met à mal la stabilité de la région. La vieille génération médiatrice du Golfe, incarnée par le sultan omanais Qabus, malade, est en train de disparaître au profit d’une jeunesse plus interventionniste et propre à fonder sa politique sur l’instrumentalisation de l’opinion publique (2).

Au final, pour Fatiha Dazi-Héni, il est moins question d’une obsession anti-iranienne et anti-terroriste dans la crise qatarie que de l’obsession de Ryad pour la réaffirmation de son autorité sur les monarchies voisines et de celle du prince héritier d’Abu Dhabi, Mohammed ben Zayed, pour les Frères musulmans. Les Emirats arabes unis dont le port de Dubaï est en étroite relation avec ceux de l’autre rive du Golfe arabo-persique sont dans une relation pragmatique avec l’Iran malgré la reprise du discours anti-chiite saoudien.

Les origines et implications régionales de la crise selon Stéphane Lacroix

Stéphane Lacroix, deuxième intervenant de la conférence, présente également les Frères musulmans et Al-Jazeera comme les deux principaux motifs de la crise qatarie. Il revient sur les origines de cette hostilité envers la confrérie. Alors que l’ensemble des pays du Golfe, y compris Riyad et Abu Dhabi, a accueilli des Frères musulmans réfugiés des régimes nationalistes arabes dans les années 1950-1960, leurs relations se seraient particulièrement dégradées à partir des années 1990. Les Frères contestent à l’époque la présence militaire américaine dans la péninsule arabique et s’opposent à la monarchie saoudienne. L’opposition islamiste se fait de plus en plus importante dans le Royaume qui finit par la réprimer. En 2002, les Frères musulmans sont finalement identifiés comme groupe terroriste à part entière (3) par Mohammed ben Nayef, alors en charge de la sécurité intérieure.

Toutefois, pour Stéphane Lacroix, si Riyad et Abu Dhabi ont les mêmes ennemis, ils n’en font pas la même hiérarchie. Pour l’Arabie saoudite, l’ennemi numéro un reste l’Iran tandis que pour Abu Dhabi, l’ennemi prioritaire est les Frères musulmans. L’alliance entre les deux monarchies dans la crise qatarie reposerait ainsi sur une logique donnant-donnant où chacune endosse la cause de son allié.

Stéphane Lacroix met aussi en évidence le rôle des Etats-Unis, et surtout du nouveau président Donald Trump dans l’escalade des tensions avec le Qatar. Du temps de l’administration d’Obama, Riyad s’était sentie quelque peu abandonnée par les Etats-Unis, et l’arrivée de D. Trump à la maison blanche aurait été vécue comme un véritable retournement de situation. Les honneurs qui lui ont été accordés lors de sa première visite officielle en Arabie saoudite les 20 et 21 mai 2017, soit quelques jours avant la rupture des relations avec Doha, peuvent en témoigner. Au-delà d’une administration américaine très hostile à l’Iran, le nouveau président américain présenterait en effet l’avantage supplémentaire de vouer une hostilité personnelle au Qatar. Hostilité que certains expliquent par un échec commercial passé de M. Trump dans l’émirat. Stéphane Lacroix n’écarte pas cette piste. Il explique en effet que Donald Trump mène sa diplomatie sur le modèle d’une relation de personne à personne et pourrait donc garder une rancune envers Doha. Toutefois, Riyad et Abu Dhabi pourraient trop présumer de l’influence du nouveau président américain sur les affaires de la région. Contrairement à D. Trump, l’administration américaine qui n’oublie pas ses intérêts au Qatar, et notamment la présence d’une importante base militaire américaine sur son sol, prône une position plus mesurée dans le conflit. Le Congrès, mais surtout le ministre de la Défense James Mattis et le ministre des Affaires étrangères Rex Tillerson, oeuvrent en sous-main pour un apaisement de la crise. M. Tillerson aurait notamment annoncé le gel du contrat d’armement de 100 millions de dollars conclu récemment avec Riyad.

Concernant l’issue de la crise, les projections de Stéphane Lacroix sont peu optimistes pour le camp de Riyad. Le Qatar aurait déjà gagné la bataille de l’image puisque l’émirat apparaît aujourd’hui comme victime des ambitions hégémoniques de son puissant voisin, et comme géographiquement encerclé par ses alliés. Sur le plan international, c’est également un échec puisque le Qatar accumule les soutiens. Téhéran et Ankara ont déjà entrepris d’approvisionner le Qatar sous embargo. De leurs côtés, Oman, le Koweït et même le Maroc, allié traditionnel de l’Arabie saoudite et des Emirats, ont tous refusé de participer aux sanctions contre le Qatar. Riyad et ses alliés ne peuvent ainsi compter que sur le soutien de l’Egypte dans ce bras de fer. En réalité, pour le chercheur, l’Arabie saoudite aurait plutôt intérêt à la désescalade. Mais Abu Dhabi, dans son obsession anti Frères musulmans, ne l’entendrait pas de cette oreille. Après l’enlisement au Yémen, c’est un bourbier qatari qui semble donc se profiler.

Quelle issue pour le Qatar et ses voisins ?

Si les deux intervenants insistent sur le caractère imprévisible des suites de la crise, des pistes sont envisagées. D’abord, un scénario noir craint par les Etats-Unis. Il s’apparenterait, dans une « prophétie auto-réalisatrice », à un rapprochement entre le Qatar et l’Iran, sur fond d’une Turquie « en convergence » et d’une Russie « en embuscade ». Ce scénario catastrophe, envisagé par l’administration américaine, aurait toutefois peu de chance de se concrétiser selon nos deux spécialistes. Car le Qatar, bien qu’entretenant des relations pragmatiques de bon voisinage avec l’Iran, n’en craint pas moins son emprise. Doha n’aurait donc aucun intérêt à une trop grande proximité avec Téhéran. L’autre scénario évoqué par Fatiha Dazi-Héni est la fin du Conseil de Coopération du Golfe (CCG) (4). Ce Conseil, qui regroupe les six monarchies du Golfe, a toujours connu des tensions, mais ces dernières étaient jusqu’à présent résolues « en famille ». Or, aujourd’hui, les implications de la crise seraient beaucoup plus importantes. Il est question d’une « trahison entre les dynasties » et de sanctions inédites à l’encontre d’un de ses membres, avec des répercussions directes sur les populations du Golfe. A Abu Dhabi, toute manifestation de soutien au Qatar est désormais punie par une peine d’emprisonnement de quinze ans ; à Riyad, la peine est de dix ans. De quoi choquer les nombreuses familles ayant contracté des mariages mixtes et indépendamment des frontières (5).

S’il y a des espoirs de médiation, ceux-ci seraient à rechercher du côté du Koweït et, dans une moindre mesure, étant donné l’état de sante du sultan, d’Oman. Les deux pays sont les deux seuls membres du CCG à être restés neutres dans la crise et à privilégier la stratégie de l’apaisement dans la région du Golfe arabo-persique.

Présentation des intervenants :

Fatiha Dazi-Héni, docteur en sciences politiques de l’IEP de Paris, spécialiste des monarchies de la péninsule arabique. Ancienne experte Moyen Orient - péninsule arabique à la Délégation aux Affaires stratégiques auprès du ministère de la Défense (1995-2014). Chercheuse à l’IRSEM depuis 2014 et enseignante à l’IEP de Lille depuis 2012. Auteure de Monarchies et sociétés d’Arabie : Le temps des confrontations (Presses de Sciences po, 2006) et de L’Arabie Saoudite en 100 questions (Edition Tallandier, 2017). Fatiha Dazi-Héni, L’Arabie saoudite en 100 questions

Stéphane Lacroix, politiste et spécialiste du monde arabe, est professeur associé à Sciences Po et chercheur au Centre de recherches internationales (CERI). Ses travaux portent notamment sur les liens entre Islam et politique à l’époque contemporaine, les mouvements islamistes, l’Arabie saoudite et l’Egypte. Parmi ses publications : Les islamistes saoudiens. Une insurrection manquée (Presses Universitaires de France, 2011), Saudia Arabia in transition : Insights on social, political, economic and religious change (Cambridge University Press 2015 avec Bernard Haykel et Thomas Hegghammer) et L’Egypte en révolutions (Presses Universitaires de France, 2015, avec Bernard Rougier).

Lire sur ce thème sur Les clés du Moyen-Orient :

 Entretien avec Jean-Paul Burdy – La crise Qatar-CCG de juin 2017 (1/2)
 Entretien avec Jean-Paul Burdy – La crise Qatar-CCG de juin 2017 (2/2)
 Entretien avec Jean Marcou – Les relations Turquie / Qatar dans le contexte de la crise Qatar / CCG

(1) Une seule ombre au tableau au sein de l’alliance entre l’Arabie saoudite et Abu Dhabi : l’avenir politique du Yémen. Les Saoudiens négocient avec le parti Al-Islah et les Frères musulmans alors que les Emiriens sont fermés à toute négociation avec ces derniers. D’autre part, Abu Dhabi est suspecté d’œuvrer à la partition du Yémen du Sud pour ses propres intérêts économiques. Voir, Fatiha Dazi-Héni, « Drôle de guerre dans le Golfe », Le Monde diplomatique, n°760, Juillet 2017.
(2) Pour Fatiha Dazi-Héni, la guerre au Yémen était irréversible dans le sens où elle était très populaire dans l’opinion publique saoudienne. C’est sur cette intervention que le tout juste promu vice-prince héritier et nouveau ministre de la Défense Mohammed ben Salmane a en partie construit sa légitimité.
(3) La société des Frères musulmans est considérée comme organisation terroriste par l’Egypte, l’Arabie saoudite, les Emirats arabes unis, la Russie, la Syrie et Bahreïn.
(4) Le Conseil de coopération du Golfe (CCG) réunit les six monarchies de la péninsule arabique soit l’Arabie saoudite, les Emirats arabes unis, Bahreïn, le Koweït, Oman et le Qatar. Sa création remonte au 25 mai 1981 lors du sommet d’Abu Dhabi.
(5) Fatiha Dazi-Héni, « Drôle de guerre dans le Golfe », Le Monde diplomatique, n°760, Juillet 2017.

Publié le 07/07/2017


Aglaé Watrin-Herpin est diplômée d’une licence d’Histoire de la Sorbonne et d’un master de Sciences politiques – Relations internationales de l’Université Panthéon-Assas. Après une année d’étude aux Emirats arabes unis, elle a mené plusieurs travaux de recherche sur la région du Golfe. Son premier mémoire s’est intéressé aux relations franco-saoudiennes depuis 2011. Le second, soutenu dans le cadre de ses études de journalisme au CELSA, était consacré à la couverture médiatique de la guerre au Yémen.


 


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