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Lire la partie 1 : Francesco Cavatorta & Fabio Merone (ed.), Salafism after the Arab Awakening. Contending with People’s Power (1/2)
Les contributeurs de l’ouvrage s’accordent sur un point : les salafistes participent plus en politique. Comment cette politisation se traduit-elle toutefois ?
Quatre formes de politisation / mobilisation salafistes sont identifiables dans le monde arabe. Si elles ne sont pas systématiquement présentes dans chaque pays, elles sont dans certains cas cumulatives.
Le premier comportement politique adopté par les salafistes correspond à la création de partis. En Egypte, suite à son revirement à 180°, al-Da’wa al-Salafiyya créa le Hizb al-Nur (Parti de la Lumière) ; un geste imité par d’autres salafistes qui s’organisèrent au sein des partis al-Asala, al-Watan, Fadhila ou encore al-Banna’ wa-l-Tanmiyya. Si dans un premier temps al-Nur rejoint la coalition frériste aux côtés d’al-Asala (salafiste) et du Wafd (libéral), le parti constitua ensuite avec al-Asala et al-Banna’ wa-l-Tanmiyya une alliance exclusivement salafiste qui obtint 27,8% des voix aux élections parlementaires de fin 2011 - début 2012, soit 112 sièges sur 596 au total. Cette performance électorale retentit comme un véritable coup de tonnerre dans la mouvance salafiste globale : non seulement les salafistes obtenaient pour la première fois une large représentation au Parlement mais en plus ils constituaient le premier bloc d’opposition au parti vainqueur – à savoir les Frères musulmans. Cette concurrence s’avérera structurante dans le champ religieux et politique égyptien surtout après le coup d’Etat contre Mohamed Morsi en juillet 2013.
Prenant acte de l’expérience égyptienne, le salafiste Mohammed Khouja, ancien membre du Mouvement de la Tendance Islamique (ancêtre d’Ennahdha), fonda le parti Jabhat al-Islah (Front de la Réforme) qui obtint une reconnaissance officielle en mars 2012. D’autres partis salafistes mineurs furent également créés, comme al-Asala et al-Rahma.
Peu après, c’est au Yémen en mars 2012 qu’est établi le parti Ittihad al-Rashad par un collectif de salafistes proches de al-Hikma. Pour ‘Abd al-Wahhab al-Humayqani, un des membres fondateurs, la création du parti s’explique par « (1) des changements dans la pensée salafiste contemporaine […], (2) des changements au Yémen […] ; (3) une pression exercée par la jeunesse salafiste […] ; (4) la nécessité de fournir […] une alternative aux groupes violents ; et (5) l’absence d’une voix islamique claire au Yémen » (p. 105).
Le Yémen n’est toutefois pas le seul pays de la péninsule Arabique concerné par la création de partis salafistes. En Arabie saoudite, en dépit de l’interdiction de créer des partis, le Hizb al-Umma al-Islami est fondé début 2011 sur le modèle de son homonyme koweïti. Au Koweït, justement, le Hizb al-Umma (créé en 2005), œuvre depuis 2012 à la création de la Rabitat al-Du’at al-Kuwaitiyya, sorte de coalition ayant pour objectif d’unir toutes les forces islamistes du pays pour les prochaines échéances électorales. Jusqu’ici, toutefois, c’est al-Tajammu’ al-Salafi al-Islami, lié au JITI quiétiste, qui constitue le plus gros bloc parlementaire salafiste (de 8 à 10 sièges).
Dans d’autres pays, tels que le Maroc, les salafistes privilégient le soutien à des partis existants (2ème forme de politisation). C’est le cas du sheikh Mohammed Maghraoui, qui a rejoint le Parti de la Renaissance et du Renouveau. Mohamed al-Fizazi, figure centrale du salafisme marocain, s’efforce quant à lui de créer un parti salafiste – sans succès pour l’instant. Un troisième type de mobilisation salafiste, moins polémique, réside dans la création (ou l’intégration) d’ONGs et d’associations islamiques. On peut mentionner par exemple l’Association de l’Appel au Coran et à la Sunna du sheikh marocain Mohammed Maghraoui, Dar al-Hikma des sheikhs marocains Rafiki Abou Hafs et Hassan Kettani, al-Jam’iyya al-Wasatiyya li-l-Taw’iyya wa-l-Islah du tunisien Adel Almi, al-Ihsan et al-Hikma au Yémen, ou encore la Jam‘iyyat al-Kitab wa-l-Sunna en Jordanie.
Enfin, le degré le plus bas de la politisation salafiste, et aussi le plus répandu, correspond à la participation au débat public. Pour la première fois, des salafistes prennent position dans l’espace médiatique sur des questions politiques ; les questions théologiques étant traditionnellement les seules sur lesquelles les salafistes s’exprimaient. En Jordanie, en dépit du manque manifeste de ressources et de l’étroit contrôle exercé par l’Etat, les salafistes formulèrent ainsi des demandes de réformes politiques, tandis qu’au Liban, la guerre syrienne et la montée en puissance concomitante du Hizbullah poussèrent les salafistes à critiquer l’incapacité des élites sunnites traditionnelles à contenir le chiisme et à contrôler les frontières avec la Syrie. En Arabie saoudite, le caractère autoritaire du régime et l’absence de liberté d’expression n’empêcha pas qu’émerge, dans le contexte des révolutions, « un sentiment général que c’était une opportunité historique de prendre une position publique en faveur du changement » (p. 68).
La diversité des formes de politisation empruntées par les salafistes est difficile à expliquer. Elle peut gagner en intelligibilité, en revanche, si l’on souligne l’opposition fondamentale entre attitude ‘négative’ (réaction pour contrer des forces libérales et séculières) et attitude ‘positive’ (proposer un modèle politique) des salafistes politisés. Dans certains cas, en particulier au Yémen et au Koweït, les seuls motifs invoqués pour créer des partis ou participer en politique étaient de faire obstruction aux partis libéraux, porteurs d’une occidentalisation ‘délétère’, ou aux partis islamistes (les Frères musulmans en Egypte et au Yémen par exemple), concurrents religieux et désormais politiques. D’autres groupes salafistes ont au contraire essayé d’élaborer des programmes politiques détaillés dans le but de proposer un modèle politique ‘positif’ alternatif et in fine d’orienter l’élan révolutionnaire vers l’émergence d’une société ‘islamique’ (p. 220).
Avant les révolutions arabes, les relations entre salafistes et Frères musulmans relevaient essentiellement d’une compétition dans le champ religieux pour le contrôle des mosquées et de l’orthodoxie sunnite. Au Maroc, en Egypte, en Jordanie et au Yémen, les salafistes reprochaient vivement aux Frères de privilégier la politique à la religion et d’être soumis à des influences exogènes déviantes (soufisme, chiisme révolutionnaire…), c’est-à-dire de ne pas prôner un islam sunnite authentique. Avec les révolutions, qui voient l’entrée en politique de nombreux salafistes, la critique religieuse de la méthodologie (manhaj) frériste tend à s’effacer au profit d’une critique politique : les Frères, du fait de leur existence sous l’ancien régime, seraient déconnectés des demandes populaires formulées par la révolution et seraient incapables de porter les réformes nécessaires à leur satisfaction. En Egypte, la chute de Mubarak a ainsi entrainé un regain de « disputes et de compétition intra-islamistes » (p. 28) et a provoqué de ce fait une polarisation de l’espace contestataire islamiste entre fréristes et salafistes. Aussi, en juillet 2013, le Hizb Al-Nur apportait son soutien au coup d’Etat du général al-Sissi contre le Frère musulman Mohamed Morsi, tandis que les autres partis salafistes al-Asala, al-Watan et Fadhila condamnèrent cette reprise du pouvoir par l’armée et rejoignirent la coalition frériste Anti-Coup. Aujourd’hui, Al-Nur espère que la répression d’Etat a définitivement privé les Frères de toute capacité organisationnelle et souhaite profiter du vide politique occasionné par le coup d’Etat pour consolider sa représentation au Parlement (p. 40).
Au Yémen, les salafistes d’Ittihad al-Rashad ont adopté une attitude ambivalente à l’égard du parti frériste al-Islah. Alors que plusieurs cadres des Frères ont accueilli la création d’un parti salafiste avec enthousiasme (p. 112), al-Rashad a maintenu ses critiques doctrinales à l’encontre d’al-Islah tout en opposant à ce « vieux parti […] insider » corrompu par le régime d’Ali Abdullah Saleh l’authenticité de son propre projet politique, véritable « produit des soulèvements » (p. 114).
Au Maroc, les salafistes ont à l’inverse pour beaucoup exprimé leur sympathie à l’égard du PJD frériste qu’ils critiquaient vivement avant 2011. Certains ont même appelé à voter pour le PJD, tandis que d’autres le considèrent comme une menace à terme pour le camp islamiste ; l’incapacité supposée du PJD à mettre en place des réformes significatives ferait en effet selon eux retomber le discrédit sur la totalité de la mouvance islamiste - salafiste.
En Tunisie, enfin, le parti salafiste Jabhat al-Islah « ne semble pas être officiellement en conflit avec le parti (d’inspiration) frériste Ennahdha qui, de son côté, observe avec intérêt les manifestations du salafisme ‘institutionnel’ dans le but de maintenir un lien avec l’électorat conservateur » (p. 160).
L’entrée des salafistes dans la sphère politique institutionnelle questionne sur leur capacité à adapter leur intransigeance doctrinale au monde de la politique, où le compromis prévaut sur l’unilatéralisme et le pragmatisme sur la pureté idéologique.
Les salafistes politisés semblent difficilement intégrer la démocratie comme concept philosophique à leur outillage idéologique. La souveraineté de Dieu, absolue dans la doctrine salafiste, exclut en droit la possibilité d’une gestion humaine de la cité et fait ainsi de l’homme le simple exécuteur de commandements divins. Quelle que ce soit l’attitude adoptée à l’égard du et de la politique, les salafistes rejettent le principe de souveraineté populaire, perçue comme une usurpation de la compétence exclusive de Dieu. Dès lors, les salafistes ont-ils les moyens de leur propre intégration en politique ?
Pour Cavatorta, la réponse est claire : « le salafisme est un courant de l’islam politique qui n’est pas du tout compatible avec les principes d’un système libéral-démocrate » (p. 160-1). Cette affirmation semble toutefois échouer à prendre en compte la propension des salafistes à faire du jeu démocratique non pas nécessairement un ensemble de principes ‘substantiels’ indépassables mais une arène institutionnelle pouvant être investie par différentes idéologies. Ainsi en va-t-il par exemple du salafiste marocain Mohamed al-Fizazi, qui oppose la « démocratie islamique » à la « démocratie séculaire » (p. 88). Cette attitude, si elle reflète bien la négation du pouvoir législatif des hommes, ne signifie pas pour autant le rejet de la démocratie comme espace de délibération destiné à faire advenir une société ‘islamique’. Au Yémen, al-‘Amiri (figure centrale de Ittihad al-Rashad) fait une distinction similaire entre la démocratie philosophique (i.e. souveraineté humaine), qu’il rejette, et la démocratie procédurale (i.e. élections, liberté d’expression, responsabilité), qu’il accepte (p. 110-1).
Le rejet de la démocratie en principe(s) ne signifie donc pas le rejet du jeu démocratique en pratique(s). Les salafistes semblent de plus avoir une vision largement instrumentale de la politique. Pour beaucoup d’entre eux, « la participation à la politique institutionnelle formelle est considérée comme une extension de l’activité de prédication » (p. 27). Dès lors, « le jeu démocratique devient simplement un moyen pour (atteindre) une fin » (p. 42). Une fois intégrés au champ politique formel, les salafistes ont donc intérêt à préserver son bon fonctionnement.
Les Révolutions arabes ont largement contribué à politiser la mouvance salafiste. Que ce soit dans les pays où les régimes autoritaires ont pris fin (Tunisie, Egypte entre 2011 et 2013, Yémen, Libye), ont mis en œuvre des réformes significatives (Maroc), ont maintenu une approche inclusive (Koweït) ou ont été épargnés par les révolutions (Arabie saoudite, Jordanie, Algérie), les salafistes sont sortis de leur pré-carré théologique pour discuter d’enjeux politiques et ont dans certains cas investis l’arène politique institutionnelle.
Les Révolutions arabes ont ainsi eu sur le salafisme un triple effet de politisation, d’émergence de nouvelles structures organisationnelles et de recours à un nouveau répertoire d’action. Ce phénomène, dont l’ampleur est inédite, conduit les auteurs à donner une définition actualisée et plus précise du salafisme politique, à savoir « une mouvance socio-religieuse qui inclut différents groupes, partis et mouvements salafistes qui cherchent à exprimer leur opinion dans la sphère publique, soit en participant à la politique formelle (e.g. création de partis, candidatures, constitution d’alliances et de coalitions, etc) soit en mobilisant des réseaux informels (e.g. manifestations, apparences médiatiques, activisme social, etc) » (p. 28).
Francesco Cavatorta & Fabio Merone (ed.), Salafism after the Arab Awakening. Contending with People’s Power, Hurst & Co, 2016.
Théo Blanc
Théo Blanc est actuellement étudiant du master Moyen-Orient à Sciences Po Grenoble sous la supervision de Jean Marcou. Il s’intéresse en particulier aux questions de salafisme, d’islam politique et de jihadisme.
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