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Rachid Tlemçani est enseignant-chercheur à la Faculté des Sciences Politiques, Université d’Alger. Il a été invité dans plusieurs universités en Europe et aux Etats-Unis : Harvard University and Georgetown University, ainsi que des think tanks : Carnegie endowement for International Peace. Son dernier ouvrage s’intitule « Elites et Elections ». Il collabore régulièrement aux médias internationaux et locaux.
Le coup de force reste aujourd’hui l’instrument privilégié à l’accès au pouvoir dans les pays arabes et musulmans. L’Algérie, qui fut un acteur majeur du mouvement de décolonisation dans les années 1950 et 1960, est devenue dans les années 2000 un grand enjeu pétrolo-sécuritaire régional que les puissances occidentales ainsi que des pouvoirs émergents convoitent au gré des conjonctures internationales. Cette mutation est un des enjeux véritables de la consolidation autoritaire [1], elle s’est faite au détriment de la promotion de l’Etat de droit, de l’intérêt national et de la solidarité régionale.
En Algérie, l’Etat actuel est l’aboutissement d’une succession de coups de force qui se sont déroulés du déclenchement de la lutte armée, le 1er novembre 1954, jusqu’à l’intronisation de Abdelaziz Bouteflika en 2008 en passant par le putsch militaire du 19 Juin 1965 et les émeutes d’octobre 1988 [2]. Le coup de force, militaire, institutionnel, insurrectionnel, organique, économique ou électoral, est permanent dans l’évolution du régime politique. Soixante après le déclenchement de la révolution, le pouvoir politique n’a pas réussi à mettre en place des institutions et des mécanismes transparents définissant les règles pour accéder, exercer ou quitter le pouvoir. Le coup de force reste encore le mode opératoire dominant, signe que le pays a échoué sur le plan institutionnel et politique. L’enjeu fondamental de ces coups ne repose pas sur la mise en place d’un projet de société aux contours et objectifs précis. Ce qui a prévalu jusqu’à aujourd’hui, c’est plutôt Bellum omnium contra omnes, une « guerre de tous contre tous » (Thomas Hobbes) pour des privilèges et prébendes. Il en résulte que la tendance lourde n’a pas été en faveur de la construction nationale, l’Etat-nation. Cette tendance a été toutefois en faveur de la construction étatique de type jacobin, centralisateur, bureaucratique et répressif. Cette dernière a été jusqu’à aujourd’hui plus forte que la construction nationale. La modernisation a abouti tout compte fait à la construction d’un puissant appareil répressif plus fort que l’Etat-nation. Le ratio sécuritaire par habitant est le plus élevé dans les pays arabes. Malgré cela, le Printemps arabe n’a pas eu de sérieuses difficultés à ébranler profondément cet appareil à tel point que la peur a changé de camp.
La tendance à la remise en marche de la machine coloniale au lendemain de l’indépendance de 1962 était plus forte que la tendance de construction d’un Etat national moderne, décentralisateur, transparent et régulateur. L’appareil colonial dans ses aspects répressifs, oppressif et bureaucratique, fut rapidement réactivité, paradoxalement. Cette réactivation est perçue comme un préalable pour la construction d’un Etat moderne et d’une société égalitaire et juste. Mais la modernisation est saisie principalement à travers ses aspects matériels et technologiques. Le changement social préconisé ne pouvait aboutir qu’à la mise en marche d’une modernisation plus forte que la modernité dont son échec produira l’islam politique dans les années 1980.
Le congrès de la Soummam, en août 1956, a mis en place les structures d’un embryon d’Etat indépendant, comme le souligne Daho Djerbal. Comme décision importante, la primauté du politique sur le militaire est adoptée. Mais ce principe contredit la mise en place d’une police politique confiée au colonel Abdelhafid Boussouf. Le regain des études sur l’histoire de la lutte armée ces dernières années n’a pas relevé ce paradoxe. Une mémoire historique scientifique reste à produire par les professionnels. La mise à la disposition des archives nationales aux citoyens est un préalable incontournable à l’écriture de l’histoire.
En juin 1957, en préparation à la rencontre du Caire, le groupe des colonels se renforce, le CEE (Comité de coordination et d’exécution) procède à la nomination de deux colonels et d’un commandant au sein du CNRA (Conseil national de la révolution algérienne). Lors de cette réunion, en août 1957, les colonels remettent en cause les principes directeurs de la révolution algérienne décidés à la réunion de la Soummam. Ils ne considèrent plus la primauté du politique sur le militaire. Quelques mois plus tard, en décembre 1957, Abane Ramdane, l’artisan de la plateforme de la Soummam, est assassiné par « les frères d’armes », mais « tombé au champ d’honneur » officiellement. Ce mensonge indique qu’une mutation profonde des mœurs politiques s’est opérée dans la culture ambiante. Le mensonge deviendra un élément structurant du discours officiel dans la période post-coloniale. Cet assassinat constitue l’acte fondateur de l’Etat sécuritaire. Ce moment générationnel influencera considérablement la conduite des affaires du pays. Depuis ce moment, la compétition est grande ouverte pour la mainmise de l’appareil ALN-FLN, l’Etat-naissant. La militarisation du politique s’inscrit dans une stratégie de prise et consolidation du pouvoir. Le recours à la violence pour la résolution des conflits ne pouvait en effet que favoriser le groupe qui possède la violence, militaire ou symbolique. Le mot d’ordre « d’abord l’action », comme le souligne Mohamed Harbi, qui a conduit le groupe des révolutionnaires à lancer le déclenchement de la lutte armée, deviendra « d’abord l’armée ».
Lors de la réunion du Caire, Abdelhafid Boussouf est chargé de réorganiser le « Service de renseignement et de liaison » de l’ALN pour devenir le MALG en septembre 1958. Un groupe de jeunes étudiants issus de familles aisées et de notables est envoyé en formation à Moscou. Cette promotion aura pour nom de code « Tapis rouge ». Kasdi Merbah fait partie de ce groupe, il deviendra le chef de la SM (Sécurité Militaire), la police politique, sous Houari Boumediène. Merbah sort de l’ombre en 1979, lors de la cooptation du successeur de Boumediène [3]. Il apporte un soutien actif, à la surprise générale, à Chadli Bendjedid, un militaire sans ambition présidentielle, au détriment de deux concurrents, le coordinateur du FLN, Salah Yahiaoui et le ministre des Affaires étrangères, Abdelaziz Bouteflika.
A la tête du MALG, le colonel Boussouf s’entoure d’une équipe de remarquables collaborateurs qui joueront un rôle de premier plan dans le déroulement de la lutte armée ainsi que dans la conduite des affaires de l’Algérie indépendante, tant sous le règne des colonels que tant sous le règne des généraux. Les proches collaborateurs, les « Boussouf’s boys » deviendront des dirigeants de premier plan dans la période-post-coloniale. Parmi eux, notons Houari Boumediène, Abdelaziz Bouteflika, Kasdi Merbah ainsi que Laroussi Khalifa, SG du MALG, dont son fils Rafik Abdelmoumen émergera au début des années 2000, comme le patron d’un empire financier.
En 1958, un ministère du Renseignement est attribué dans le premier GPRA (Gouvernement provisoire de la république algérienne). Ce ministère émerge à la veille du cessez-le-feu comme l’institution la plus importante du GPRA. Il regroupe quelques 1 500 cadres parmi les plus formés quand les autres ministères n’en comptent que 40 ou 50. Cette décision constitue un autre coup de force qui conduirait à l’institutionnalisation du fait militaire au détriment du politique. La fonction policière est incorporée à la fonction politique avant même la naissance de l’Etat indépendant.
Dès sa création en 1959, l’EMG, sous le commandement de Boumediène, s’attache à mettre de l’ordre au sein des unités de l’ALN, stationnées en Tunisie et au Maroc. À partir de son PC, le chef de l’EMG coordonne l’organisation d’une armée qui ne cesse de croitre et entreprend sa modernisation sous l’impulsion des anciens officiers de l’armée française. L’armée des frontières, très éloignée du champ de bataille, est conçue dès sa naissance comme un instrument de conquête de pouvoir dans une Algérie indépendante.
Avant même la signature des Accords de cessez-le-feu, en mars 1962, les responsables du FLN-GPRA-ALN et des organisations satellitaires se lancent dans une course pour la prise du pouvoir laissé vacant par l’administration coloniale. Seul l’EMG semble avoir une stratégie claire. En décembre 1961, Houari Boumediène envoie son homme lige, le capitaine Abdelaziz Bouteflika rendre visite aux cinq « chefs historiques » détenus au Château d’Aulnoy (France) pour les convaincre de soutenir l’EMG dans le conflit qu’il l’oppose au GPRA. Boumediène récupère Ahmed Ben Bella dont la légitimité sera instrumentalisée pour la conquête du pouvoir au moment opportun.
Dans une situation de grande confusion et de chaos, Boumediène renverse le GPRA sans que les politiques ne se rendent vraiment compte de l’importance de ce coup de force. Le coup de force de 1962 marque définitivement la fin d’une époque, d’un rêve. Le 9 septembre 1962, l’armée des frontières fait son entrée à Alger après plus de deux mois de combats. Le même jour elle est baptisée avant même la naissance de l’Etat algérien, l’ANP (Armée nationale populaire). Le 25 septembre 1962, l’assemblée nationale constituante proclame la naissance de la République algérienne démocratique et populaire. L’armée prétorienne confisque la révolution de tout un peuple.
Aucun membre du GPRA ne figure dans le premier gouvernement mais 5 militaires, dont Houari Boumediène, occupent des postes clefs. Le 17 mai 1963, Boumediène est nommé premier vice-président et ministre de la Défense. Le budget du ministère de la Défense est de 10% du PIB en 1963 alors que la situation sociale est très préoccupante. Lors 1er congrès du FLN en avril 1964, 3 militaires se trouvent au Bureau politique du FLN, notamment le ministre de la Défense, le chef Etat-major et son adjoint. Le 19 juin 1965, le colonel Boumediène renverse, sans effusion de sang, le président Ben Bella.
Au lendemain de l’échec du putsch de 1967, Boumediène prend une série de mesures, notamment le rattachement de la SM à son cabinet et la dissolution du poste de chef d’état-major de l’armée. Comme background, ses proches collaborateurs sont libres de faire des affaires pourvu qu’ils ne s’occupent pas de politique. Il devient lui-même ministre de la Défense et chef des forces armées. Les membres du gouvernement, de l’administration et la diplomatie, nommés par lui, sont responsables devant lui. Le pouvoir conquis dans sa totalité, Boumediène met en place un modèle autoritaire singulier, civil de l’extérieur, mais militaire de l’intérieur. Il s’approprie aussi les ressources financières lui permettant de façonner plusieurs types de légitimations. Au cours de la consolidation autoritaire, l’Etat devient entrepreneur, gestionnaire, allocataire et protecteur. L’Etat providence prend totalement en charge les Algériens. En échange, la population doit à Boumediène obéissance et soumission comme voudrait la règle militaire. Il n’est plus désormais question de légitimité historique mais de légitimité révolutionnaire. En 1976, Boumediène a droit à une constitution taillée sur mesure. Il est élu au suffrage universel comme l’unique candidat. Il dispose du pouvoir réglementaire, de la possibilité de légiférer par ordonnance hors des sessions de l’Assemblée nationale, de saisir le peuple par voie de référendum et de demander une modification de la Constitution. Ses successeurs renforceront le présidentialisme à l’algérienne.
Au lendemain de son investiture, le colonel Chadli Bendjedid renforce la professionnalisation et la modernisation de l’armée en cours. Le grade de général de l’armée est ainsi institué dans la hiérarchie militaire en 1984. Il réorganise en 1987 la SM (Sécurité militaire) en deux directions, la sécurité de l’armée, et la DGPS (Délégation générale de la prévention et la sécurité). Cette dernière regroupe les structures du renseignement extérieur et du contre-espionnage, elle est placée sous la tutelle de la Présidence de la république. Cette réorganisation a fait des mécontents au sein de la hiérarchie et a attisé des luttes de sérail au sein de la hiérarchie militaire. La gestion des émeutes d’octobre 1988 a clairement indiqué que la question sécuritaire se pose désormais avec une grande acuité. La modernisation s’est limitée dans l’ensemble à un modèle de formation axé essentiellement sur les connaissances militaires et techniques au détriment du renseignement. Sans grande surprise, l’islamisme n’a pas été contrecarré, il a poursuivi son maillage dans la société et l’administration.
L’action réformatrice, sous la direction de Mouloud Hamrouche, touche plusieurs secteurs, y compris les services de sécurité. Les antennes des services installées au sein des entreprises publiques, les BSP (Bureau de sécurité et de prévoyance), sont supprimées. « L’enquête d’habilitation » [4] que la SM établissait avant toute nomination à un poste supérieur est également supprimée mais elle est rétablie au lendemain de la démission de son initiateur. Cette mesure reste incontestablement plus importante que la loi sur l’ouverture de la presse écrite. Elle pouvait en effet mettre sur rail la transition démocratique d’une manière inéluctable. Mais la lourde tendance sécuritaire était plus forte que les enjeux de la modernité.
Chadli Bendjedid fait preuve de méfiance à l’égard de la SM comme Bouteflika fera à l’égard du DRS (Département du Renseignement et de la Sécurité). Il limoge le général Medjdoub Lakhehal-Ayat, le chef de la DGPS, à la suite des émeutes de 1988 et restructure cette institution. En septembre 1990, ses différentes branches sont réunifiés et centralisées au sein d’un organisme unique, le DRS. La présidence de la république sous Chadli Bendjedid perd tout contrôle sur la branche « civile » de ce département qui sera placé sous la seule responsabilité du ministre de la Défense, le général major Khaled Nezzar. Ce dernier confie le DRS au colonel Mohamed Mediène dit « Tewfik » qui sera le nouveau patron de toute la nébuleuse du département de renseignement durant pratiquement un quart de siècle. Néanmoins, les Algériens n’ont vu ni son visage ni entendu sa voix. La mentalité de la guerre froide persiste en dépit de la révolution des moyens de communications. La conception traditionnelle de la sécurité s’est avérée, avec l’irruption du Printemps arabe, non seulement inefficace sur le plan local mais aussi génératrice d’instabilité sécuritaire au niveau régional.
Très coûteux déjà, le déploiement sécuritaire est renforcé au lendemain de attentats du 11 septembre 2001. Brutalement, l’Etat sécuritaire dans le monde a gagné ses lettres de noblesse. La lutte anti-terroriste sous la houlette des Américains donne à cet Etat une légitimation internationale jamais acquise auparavant. Cette lutte permet la construction d’une nouvelle légitimité, la légitimité sécurité, « la légitimité du sang », pour pallier à l’absence de légitimité démocratique. Les pressions exercées par les Etats-Unis et l’Europe pour l’ouverture politique du système autoritaire sont levées du jour au lendemain. L’alibi terroriste permet aux pays arabes et musulmans l’acquisition de tout un attirail militaire, y compris stratégique, réservé auparavant aux alliés fiables ou aux amis politiques. Les Occidentaux donnent ainsi la possibilité à l’Etat sécuritaire de devenir plus répressif. Les attentes démocratiques sont reportées, l’enjeu fondamental est le maintien de la stabilité politique au détriment du développement du capital humain. La politique « tout sécuritaire » est restée un dogme même lorsque le terrorisme islamique est devenu résiduel et éphémère.
L’Algérie, avant-garde de la guerre globale contre le terrorisme, reçoit des équipements militaires sophistiqués qu’elle n’avait pas pu acquérir auparavant. D’autres pays dans la région ont également accès à un armement moderne. Une course aux armements sans précédent dans l’histoire des jeunes nations est engagée dans la région. Cette course est accélérée depuis la crise économique et financière dans le monde. Ces équipements, très couteux, ne répondent pas souvent aux besoins de la lutte antiterrorisme. Il est à craindre qu’ils soient utilisés dans des guerres par procuration comme au temps de la guerre froide.
En accédant à la présidence de la République, Abdelaziz Bouteflika est sans attache organique avec l’institution militaire. Il n’est pas un officier de carrière, à l’instar avant lui, de Houari Boumediène, Chadli Bendjedid ou Liamine Zeroual. De ce fait, il peut réorienter la tendance lourde de la consolidation autoritaire vers l’institutionnalisation du politique. Toutes les conditions, y compris financières, sont réunies de facto pour opérer le passage de la légitimité historique à la légitimité institutionnelle, de l’autoritarisme à la démocratie, de la hogra à la justice sociale. Mais les conditions qui lui ont assuré les victoires électorales successives ont considérablement influencé les luttes de sérail qui n’ont pas cessé de s’exacerber avec l’accroissement des revenus pétroliers.
Dès son investiture, le nouveau chef d’Etat entre en concurrence avec l’état-major de l’armée qui tient à lui imposer un gouvernement, comme par le passé. Mais l’armée post-terroriste est différente de celle qu’il a connu sous le règne du parti. Elle est devenue une « lourde bureaucratie » traversée, à l’image de la société, de conflits d’intérêt, de réseaux d’allégeances et d’inerties. Pour lui, l’armée ne peut rester au cœur de la décision politique. Elle doit demeurer dans ses baraquements conformément à la constitution. Il ne tient pas à être « un trois-quarts président » en dépit du fait qu’il a été mal élu à plusieurs reprises. Bouteflika a pensé pouvoir rapidement parvenir à « civiliser » les militaires. Le chef suprême des forces armées n’a pas pour autant un esprit anti-militariste. Bien au contraire, il a, comme les militaires ou les islamistes, une vision autoritaire du changement social, de haut en bas de la pyramide étatique.
Sans projet de société précis, son objectif ultime est de réformer le système politique de l’intérieur afin de prendre éventuellement la totalité du pouvoir. Il ne souhaite pas partager le pouvoir avec aucune structure, « L’Etat, c’est moi », pour reprendre la citation la plus connue de l’Histoire de France. A cette fin, il tisse un réseau complexe de relations s’appuyant sur la famille, des proches et les réseaux traditionnels, les zaouias, ainsi que sur des cheikhs arabes des Etats pétroliers. Tout un personnel politico-administratif est aussi mis en mouvement. Tout compte fait, il réussit à renforcer sans trop de difficultés les mécanismes du néo-patrimonialisme, alors que le pays était dans l’antichambre de la modernité dans les années 1960. « La révolution copernicienne » reste à faire.
Au terme de son deuxième mandat, le président Bouteflika parvient finalement à avoir un ascendant sur le groupe de généraux qui a parrainé Ali Benflis lors de la campagne électorale de 2004. Il achève le processus de mise à l’écart de l’armée du champ politique ainsi que la cooptation des récalcitrants à un ordre monarchique en gestation. La limitation des mandats présidentiels est annulée pour lui assurer un troisième mandat et éventuellement une présidence à vie. En revanche, aujourd’hui, semble-t-il, un groupe d’intérêt, qui n’a pas réussi à faire prévaloir l’article 88 de la constitution [5], souhaite une certaine ouverture de l’Etat sécuritaire. Comme argument, l’Algérie, sous Bouteflika, a raté la rencontre avec l’histoire. Mais aucune sortie de crise crédible n’est proposée aux Algériens.
En 2005, dès son retour au pays, Bouteflika, très affaibli après une longue hospitalisation en France [6], parvient à faire un coup de force à la surprise générale. Il fait une rentrée sociale spectaculaire mais négociée avec la haute hiérarchie militaire et d’autres acteurs. Il parvient à remanier profondément le gouvernement. Comme changements importants, il octroie des postes ministériels de souveraineté à des proches fidèles, notamment l’Intérieur et la Justice. Il nomme également son ministre des Affaires étrangères à la présidence du conseil constitutionnel. Il attribue aussi le poste de vice-ministre de la Défense nationale au chef de l’Etat-major de l’armée. Plus fondamentalement, il réorganise la hiérarchie militaire pour rendre la décision politique à la présidence de la République. D’une part, le ministère délégué à la Défense nationale, un poste aux larges prérogatives crée en 2005 par le Président Bouteflika, est supprimé au profit du poste de vice-ministre de la Défense. D’autre part, il réorganise et restructure le puissant appareil du DRS pour le rendre sous l’autorité de la hiérarchie militaire, du ministre de la Défense, en l’occurrence du président de la République. Le mouvement de hauts gradés des services de renseignement opéré récemment sera suivi, selon toute vraisemblance, par un autre mouvement lors de la cérémonie du 1er novembre 2013. La réorganisation de l’appareil sécuritaire repose-t-elle sur une nouvelle théorie sécuritaire octroyant au citoyen une fonction importante ? Un bilan sécuritaire est toutefois un préalable après deux décennies de lutte anti-terroriste. La mise en place de la politique « tout sécuritaire » au détriment de la promotion de l’Etat de droit n’a pas donné les résultats escomptés. Tout laisse à penser que l’appareil institutionnel, sécuritaire et électoral est en voie d’être mis sous contrôle total pour pérenniser éventuellement le pouvoir du clan hégémonique et le statut quo. L’esprit de la constitution, même modifié en 2008 avec le soutien de la « société politique », ne semble pas avoir été respecté.
L’implosion sociale qui guette la périphérie des grandes agglomérations ne risque-t-elle pas de rompre définitivement l’immobilisme politique et économique ? Dans ce cas de figure, les forces de sécurité vont-elles réagir comme ce fut le cas lors des émeutes d’octobre 1988 ? L’armée algérienne est-elle aussi républicaine que l’armée turque, s’interroge une large partie de l’opinion ?
Rachid Tlemçani
Rachid Tlemçani est enseignant-chercheur à la Faculté des Sciences Politiques, Université d’Alger. Il a été invité dans plusieurs universités en Europe et aux Etats-Unis : Harvard University and Georgetown University, ainsi que des think tanks : Carnegie endowement for International Peace. Son dernier ouvrage s’intitule « Elites et Elections ». Il collabore régulièrement aux médias internationaux et locaux.
Notes
[1] « Le régime autoritaire algérien procède du modèle prétorien : le processus politique y est, depuis l’indépendance à nos jours, préempté par le haut commandement de l’Armée. Les armées prétoriennes se posent comme « l’unique alternative » au « désordre politique ». Pour assurer la permanence de leur domination, elles exacerbent la faiblesse des partis politiques et de la société civile ; soucieuses de maximiser leur pouvoir, elles s’érigent en organisation indépendante et s’adonnent – quitte à sacrifier la professionnalisation – à la manipulation des forces sociales et politiques » Mohamed Hachemaoui, La corruption politique en Algérie, L’envers de l’autoritarisme, Esprit, Juin, 2011, p. 113.
[2] Tandis que la police a été curieusement démobilisée, l’intervention de l’armée a fait plus de cinq cents morts en moins d’une semaine (du 5 au 10 octobre 1988). Voir Abed Charef, Octobre, Alger, Laphomic, 1989.
[3] Houari Boumediène a préféré Moscou au lieu de Paris pour se soigner. Abdelaziz Bouteflika a opté pour se rendre en France, en dépit du fait que « l’anti-français » est un thème récurrent dans ses discours.
[4] L’accès à des postes supérieurs dans l’administration nécessite une « enquête d’habilitation » de la part des différents services de sécurité. Le but fixé est avant tout de « mesurer » le degré de docilité à l’égard du clan dominant. Les intellectuels algériens ne semblent pas être offusqués par une telle pratique relevant de la guerre froide.
[5] Article 88 de la constitution de 2008 - Lorsque le Président de la République, pour cause de maladie grave et durable, se trouve dans l’impossibilité totale d’exercer ses fonctions, le Conseil Constitutionnel se réunit de plein droit, et après avoir vérifié la réalité de cet empêchement par tous moyens appropriés, propose, à l’unanimité, au Parlement de déclarer l’état d’empêchement. Le Parlement siégeant en chambres réunies déclare l’état d’empêchement du Président de la République, à la majorité des deux tiers de ses membres et charge de l’intérim du Chef de l’Etat, pour une période maximale de quarante-cinq jours, le Président du Conseil de la Nation, qui exerce ses prérogatives dans le respect des dispositions de l’article 90 de la Constitution. En cas de continuation de l’empêchement à l’expiration du délai de quarante-cinq jours, il est procédé à une déclaration de vacance par démission de plein droit, selon la procédure visée aux aliénas ci-dessus et selon les dispositions des alinéas suivants du présent article. En cas de démission ou de décès du Président de la République, le Conseil Constitutionnel se réunit de plein droit et constate la vacance définitive de la Présidence de la République. Il communique immédiatement l’acte de déclaration de vacance définitive au Parlement qui se réunit de plein droit. Le Président du Conseil de la Nation assume la charge de Chef de l’Etat pour une durée maximale de soixante jours, au cours de laquelle des élections présidentielles sont organisées. Le Chef de l’Etat, ainsi désigné, ne peut être candidat à la Présidence de la République. En cas de conjonction de la démission ou du décès du Président de la République et de la vacance de la Présidence du Conseil de la Nation, pour quelque cause que ce soit, le Conseil Constitutionnel, se réunit de plein droit et constate à l’unanimité la vacance définitive de la Présidence de la République et l’empêchement du Président du Conseil de la Nation. Dans ce cas, le Président du Conseil Constitutionnel assume la charge de Chef de l’Etat dans les conditions fixées aux alinéas précédents du présent article et à l’article 90 de la Constitution. Il ne peut être candidat à la Présidence de la République. Rappelons que le 7 novembre 1987, le Premier ministre Ben Ali avait déposé le président à vie Habib Bourguiba en convoquant un groupe de médecins qui ont conclu à « l’incapacité physique et mentale » du président de la République à assumer ses fonctions.
[6] Le 26 novembre 2005, le président Bouteflika a été transféré pour, officiellement, un « ulcère hémorragique », à l’hôpital français du Val-de-Grâce. Depuis cette date, plusieurs transferts ont été effectués pour poursuivre son traitement. En avril 2013, il a été hospitalisé à Paris, cette fois-ci pour un mini-AVC. L’hospitalisation a duré plus deux mois. Durant le 3eme mandat, il a considérablement réduit ses activités pour des raisons de santé. On pensait que le quatrième mandat n’est plus d’actualité. Cependant, le coup de force de septembre 2013 a clairement indiqué que le président de la République restera aux affaires au moins pour deux autres années.
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