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Yémen : une expérience de démocratisation singulière (1/3) et (2/3)

Par Mélodie Le Hay
Publié le 24/09/2013 • modifié le 13/05/2021 • Durée de lecture : 9 minutes

YEMEN, SANAA : Picture released on June 1990 of Yemeni President Ali Abdullah Saleh in his presidential palace in Sanaa.

AFP

Un tournant s’opère à la fin du XXème siècle alors que, divisé en deux entités politiquement et économiquement distinctes, le Yémen parvient à retrouver son unité sous l’égide du président Saleh. La réunification enclenche un phénomène jusque-là inexpérimenté, celui de la démocratie, celui de la modernisation. Mais en l’espace d’une vingtaine d’années, son régime démocratique est successivement mis à l’épreuve par la guerre civile de 1994, la guerre du Saada déclenchée en 2004 et les troubles, difficilement contenus, qui déstabilisent le pays depuis les révolutions arabes. Ces dynamiques, à la fois internes et externes, participent à la formation au Moyen-Orient d’un régime démocratique unique et original.

Partie 1. La lente transformation d’un pays divisé et dominé

Le Yémen se singularise au sein de la péninsule arabique par son régime républicain et son immense pauvreté. Ses nombreux atouts - situation géographique privilégiée au bord de la mer rouge longeant la route du canal de Suez, richesses agricoles (culture du coton) et halieutiques (crevettes et langoustes), potentiel touristique et importantes réserves naturelles de gaz et de pétrole - expliquent qu’il soit depuis longtemps pris dans le jeu des puissances, le pays se trouvant écartelé entre sa partie sud dominée par les Britanniques et sa partie nord contrôlé par les Ottomans. Seul garant de l’unité, l’imam, qui avait dû fuir à la fin du XIXème siècle, retrouve son pouvoir sur la zone laissée vacante par l’Empire ottoman en 1918, marquant le début d’une lutte ouverte entre Nord et Sud du pays toujours sous tutelle coloniale.
Les deux Yémen ont dès lors suivi des orientations divergentes. Après le régime de l’imamat et la révolution de 1962, le Nord est confronté à l’opposition entre royalistes et républicains qui se conclut en 1970 par la mise en place d’un régime républicain conservateur. L’arrivée au pouvoir en 1978 du lieutenant-colonel Ali Abdallah Saleh permet à la jeune République de renouer avec une longue période de stabilité. Après son indépendance en 1967, le Sud s’oriente quant à lui vers un régime marxiste autour du Parti Socialiste Yéménite (PSY).

Les dynamiques internes à la transformation politique du Yémen

Malgré ces longues années alternant entre ignorance et hostilité, la population des deux Yémen aspire tôt à la réunification, la « nation » yéménite jouant un rôle central, souvent oublié, dans l’histoire récente du pays. Car bien que les Yéménites soient historiquement divisés en tribus rivales, le XXème a vu s’épanouir un sentiment d’« être en société » qui s’est exprimé, par exemple, par la volonté, dès la fin des années 30, de créer des syndicats de défense des droits de l’homme à Aden et cela malgré l’empressement du pouvoir colonialiste à promulguer des lois pour s’y opposer. Au Sud surtout, le développement de l’administration et de diverses institutions civiles (cercles littéraires, organisations syndicales, féminines et politiques) permet l’éclosion d’une société civile dépassant le tribalisme. C’est ainsi que, poussée par l’économie en crise, le peuple, au bord de la révolte, exige l’unité lors de diverses manifestations, brandissant le portrait de Saleh, et aboutissant finalement à la déclaration d’unité en 1989.
Car la réunification est aussi profondément liée à l’action d’un homme : Ali Abdallah Saleh. Vif d’esprit, il comprend rapidement l’intérêt économique de l’union qui permettrait aux produits du Nord d’accéder au marché du Sud, tout autant que l’intérêt politique qu’il aurait à se présenter comme le chantre de l’unité yéménite. Il s’est donc attaché à mener les réformes nécessaires au changement qui finit par se concrétiser le 22 mai 1990 avec la naissance officielle de la République du Yémen.

La réunification enclenche le processus démocratique

Un tel changement n’a pas été sans difficultés car il a fallu conjuguer le personnel politique des deux régimes, tout en s’accommodant des méthodes, des habitudes et des susceptibilités de chacun. Or, aucun n’accepte de perdre ses prérogatives. Saleh finit par trancher pour le principe d’« unité par fusion complète » pour organiser la répartition des pouvoirs, ce qui se traduit concrètement par la fusion des deux parlements et le dédoublement du gouvernement, le conseil du président réunissant cinq membres sous l’égide du président Saleh et du vice-président qui n’est autre que le secrétaire général du PSY, Ali Salim al-Bid.
Le peuple est lui sollicité par référendum en mai 1991 pour adopter une nouvelle Constitution, amendée ensuite à plusieurs reprises. Le Yémen « Etat arabe, islamique, indépendant, souverain, un et indivisible » (article 1er) devient une des rares Républiques du monde arabe à pratiquer le pluralisme politique (articles 4 et 5). L’unification entame alors un processus de démocratisation, la constitution - qui consacre la liberté d’expression, le pluralisme politique, la liberté de presse et d’association - permettant à la société civile de s’épanouir au sein d’ONG ou de syndicats.

Partie 2. Un modèle politique unique et original : « l’exception yéménite »

L’alliance du tribalisme et de la démocratie à l’occidentale au Yémen confère originalité et singularité à son modèle et à son expérience politique, d’où l’expression « d’exception yéménite ».

Les progrès de la démocratie

Après la réunification du pays, la communauté internationale n’a pas tarit d’éloges sur son évolution démocratique et modernisatrice, la comparant au processus de réunification allemande. Car malgré de nombreuses dérives et certains manquements, une certaine convergence entre démocratie yéménite et démocraties occidentales peut être observée.

La meilleure preuve en est incontestablement l’épanouissement de la société civile qui s’exprime par la tenue de salons au débat intellectuel vif, par une presse variée faisant preuve d’une autonomie certaine et d’une liberté de ton face à l’Etat, qui continue néanmoins à contrôler la télévision et la radio.

En atteste également l’exercice de la démocratie à travers des élections pluralistes et libres. Car même si l’existence d’une opposition viable est discutée, le parlement constitue une réelle enceinte de débats. La diversité yéménite tend aussi à être toujours mieux représentée avec l’évolution du système politique vers un bicamérisme parlementaire où le conseil consultatif (ou conseil de la choura) représenterait la seconde chambre. Initialement fondé pour conseiller le président, les pouvoirs de ce dernier tendent à s’élargir (désignation des candidats aux présidentielles avec le parlement, rôle croissant dans la ratification des traités internationaux) et sa représentativité à s’améliorer. La délégation du groupe sénatorial France-Yémen en 2001 avait même affirmé avoir entendu Saleh, conformément à ses ambitions, souhaiter que ses membres soient élus par les conseils locaux, ce qui aurait fait du conseil une assemblée élue au suffrage universel indirect, sur le modèle du Sénat français. Mais la réticence de ses opposants le contraint longtemps à les nommer lui-même [1].

L’évolution politique du Yémen a également permis aux femmes de jouer un rôle politique et social croissant. Elles ont le droit de vote, chose rare dans la région, et elles sont de plus en plus nombreuses à exercer des postes à responsabilités. En l’espace d’une dizaine d’années, le pays a également ratifié les principales conventions sur les droits de l’homme et réussit, dans un premier temps, à faire régresser les mouvements intégristes en combinant avec habilité progrès et respect des traditions.

Les spécificités yéménites : tribalisme et régionalisme

Pour autant, la démocratie au Yémen est loin d’être semblable aux démocraties occidentales du fait, comme le note Paul Dresch, spécialiste de l’organisation tribale au Yémen, de l’ancienneté de la nature tribale de sa société. Le système tribal possède en effet des institutions et des valeurs particulières qui reposent sur le droit coutumier et les liens de l’Asabiyya [2]. Paul Dresch constate que l’égalité tribale est proche de l’égalité démocratique, ce qui ferait des deux sous-systèmes des alliés naturels. Or au Yémen, les tribus sont à la fois fortement ancrées géographiquement et ouvertes les unes aux autres et au monde extérieur du fait de la dynamique commerciale ancienne leur permettant de coexister, de partager des valeurs communes et même une volonté de vivre ensemble. En suivant cette vision, le tribalisme serait la cellule de base de la démocratie au Yémen. C’est d’ailleurs ce qu’a affirmé Saleh en 1986 : « l’État lui-même fait partie des tribus et le peuple yéménite est un groupement de tribus » [3]. Le Cheikh Abdullah Al-Ahmar est le chef de la confédération tribale des Hached et le président Saleh fait partie de la famille Al-Ahmar, qui appartient au clan des Sanhan et à la confédération des Hached. Le système tribal recoupe ainsi le système des partis, les tribus jouant aussi un rôle de contre-pouvoir face à Sanaa. Le tribalisme serait donc, d’après cette vision, le principal moteur de la démocratisation du pays.

En revanche, leur intrusion dans la vie politique peut poser problème. La confédération des Hached conditionne le jeu politique en sa faveur par la prépondérance des liens familiaux et des allégeances claniques. D’où le ressentiment des autres tribus comme les Bakîl, grande confédération tribale du Nord, se sentant mal représentée au sein du système politique, ou d’autres petites tribus plus pauvres s’estimant lésées en termes d’équipements collectifs. Cette inégalité de fait entre tribus, et entre le Nord et le Sud, se traduit par des réactions de mécontentement pouvant prendre des formes aussi variées que des enlèvements ou des règlements de comptes.

Les divisions tribales se recoupent d’une « fracture » régionale. La pauvreté touche davantage le Sud que le Nord. La religion dominante au Nord est le zaydisme, issu du chiisme alors que le Sud pratique surtout le chaféisme, issu du sunnisme. Les déséquilibres Nord/Sud depuis l’unification qui s’est moins réalisée sur le principe d’égalité que par l’absorption du Sud par le Nord, et la persistance de forces tribales centrifuges peuvent parfois malmener le sentiment national garant de l’unité.

Des difficultés significatives

D’autres obstacles constituent également un frein à la démocratisation et la modernisation du Yémen et contribuent à son instabilité chronique.
Malgré son potentiel économique évident, il est le seul pays de la péninsule arabique à appartenir à la catégorie des Pays les Moins Avancés (PMA) [4]. La pauvreté est un problème structurel avec 37,7% de la population vivant sous le seuil de pauvreté en 1999, situation aggravée par des taux de chômage (30%) et d’inflation (45%) record. L’Etat peine à garantir à tous un accès aux services publics de base. Ce constat se double d’une inégalité des sexes qui peine à se résorber malgré la politique volontariste de Saleh.
Les problèmes économiques témoignent d’un certain conservatisme de la société yéménite qui a du mal à accepter les réformes nécessaires à la croissance. Al-Islah, parti encore profondément conservateur et traditionaliste, n’admet ni l’idée d’une régulation des naissances alors que l’évolution démographique constitue un frein certain au développement du pays, ni celle d’une privatisation de l’eau qu’il voit comme un bien (gratuit) de Dieu. L’analphabétisme, la violence structurelle et la quasi monoculture du qât (plante euphorisante très rentable) constituent aussi des entraves au développement.

Appartenant de fait aux régions du monde arabe, du golfe et de l’Afrique de l’est tout à la fois, le Yémen rencontre des difficultés à intégrer un système de coopération régionale. C’est d’autant plus étrange que ces relations avec l’extérieur se sont améliorées depuis la réunification et qu’il a posé sa candidature à plusieurs organisations comme EUROMED, la zone de libre-échange d’Afrique de l’est, ou le Conseil de coopération des Etats du golfe. Seul PMA du monde arabe, c’est donc aussi le seul pays qui ne bénéficie pas des avantages que procure l’intégration à une alliance économique régionale.

Le pays est enfin confronté au problème de la corruption qui gangrène la vie politique et à une insécurité structurelle. Aux conflits tribaux traditionnels s’ajoutent les enlèvements d’étrangers qui ont pris une ampleur inattendue ces dernières années et la croissance des groupes intégristes manipulés depuis l’étranger : attentat contre l’ambassade de Grande-Bretagne à Sanaa, prises d’otages, tentatives d’attentats à la voiture piégés comme celui 2 juillet 2007 qui a conduit à la mort de deux Yéménites et de sept touristes espagnols. En 2001, le groupe sénatorial France-Yémen constate ainsi la présence de plus de 50 millions d’armes circulant dans un pays comptant 17 millions d’habitants.

En dressant un bilan à partir de l’ensemble de ces éléments, le Yémen, malgré les difficultés qu’il traverse et l’illettrisme d’une grande partie de sa population, peut finalement s’honorer, tout du moins avant les troubles qui l’affectent depuis quelques années, d’un bilan assez satisfaisant au regard de sa jeune expérience démocratique.

Lire la partie 3 : Yémen : une expérience de démocratisation singulière (3/3)

Bibliographie :
 Rapport du voyage au Yémen de la délégation sénatoriale française (9-16 mars 2001), « Yémen : l’Arabie heureuse en mouvement ». Lien : http://www.senat.fr/ga/ga35/ga35_mono.html#toc43
 « Yémen, le pays aux quatre guerres civiles », « zones grises » et « arc de crises », Regards sur l’actualité du Moyen-Orient, janvier 2012. Lien : http://arcdecrises.blog.lemonde.fr/2012/01/19/yemen-le-pays-aux-quatre-guerres-civiles/
 Laurent Bonnefoy, Franck Mermier, Marine Poirier, Yémen. Le tournant révolutionnaire, Paris, Karthala, 2012.
 Paul Dresh, « tribalisme et démocratie au Yémen », chroniques yéménites du CFEY, 1995.
 Rémy Leveau, Frank Mermier, Udo Steinbach, Le Yémen contemporain, Paris, Karthala, 1999.

Publié le 24/09/2013


Mélodie Le Hay est diplômée de l’Institut d’Etudes Politiques de Paris où elle a obtenu un Master recherche en Histoire et en Relations Internationales. Elle a suivi plusieurs cours sur le monde arabe, notamment ceux dispensés par Stéphane Lacroix et Joseph Bahout. Passionnée par la culture orientale, elle s’est rendue à plusieurs reprises au Moyen-Orient, notamment à l’occasion de séjours d’études en Israël, puis en Cisjordanie.


 


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