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Ibn al-Mujāwir (m. 1291) : un marchand sagace au Yémen ayyoubide

Par Jean-Charles Ducène
Publié le 05/03/2021 • modifié le 08/03/2021 • Durée de lecture : 8 minutes

Ibn al-Mujāwir

L’identité exacte d’Ibn al-Mujāwir reste sujette à débat car les renseignements à notre disposition sont peu nombreux et contradictoires, il semble originaire de Bagdad ou du Khurasan et être d’abord persanophone. Les intérêts qu’il affiche dans son ouvrage indiquent qu’il était commerçant de profession, sans que nous en sachions plus. Le voyage ne lui fait pas peur car il se rend à Multan et Daybul, dans l’actuel Pakistan, en 1221. Puis venant de La Mecque, il s’installe à Aden où il demeure jusqu’en 1233, date autour de laquelle il rédige son Tā’rīḫ al-mustabṣir (« Chronique d’un observateur intelligent »), seul ouvrage que nous lui connaissons, mais qui porte bien son titre. Ce n’est pas à proprement parler un traité de géographie, ni un récit de voyage, mais plus un recueil d’observations consignées selon un certain sens géographique, mais sans affectation littéraire. L’auteur y fait en effet une pléthore de remarques sur la vie au Yémen, à Socotra et sur la côte orientale de l’Arabie jusqu’à Bahrayn, en passant par l’Oman. L’ouvrage est construit selon les itinéraires routiers qui innervent ces régions de l’Arabie, entrecoupés par des digressions et des descriptions à propos des localités et des moeurs. C’est un témoignage unique et sans égal sur la vie populaire de ces régions. Il utilise bien quelques sources écrites, mais il s’appuie surtout sur près de soixante-dix informateurs, ainsi que sur ses propres observations, sans que cela ne titille trop son sens critique. Il prête ainsi l’oreille à un orfèvre d’Aden qui lui conte l’histoire de la rivière du Samedi qui, quelque part en Arabie, cesse de couler du jeudi soir jusqu’au dimanche matin, écho du Sambatyon de la tradition juive. Notons qu’il allègue aussi les renseignements qu’il a vus ou appris d’un informateur en rêve ! Parmi les sources écrites, il recourt à l’ouvrage d’astrologie d’al-Bīrūnī à propos de la nature des femmes nées sous certains signes zodiacaux, en particulier pour préjuger de leur appétit sexuel.

Témoignages du Yémen

Historiquement parlant, il séjourne au Yémen lorsque celui-ci connaît les toutes dernières années de la domination ayyoubide qui se termine en 1228, avec l’indépendance proclamée par leur dernier gouverneur, qui inaugure la dynastie des Rasoulides. Le pays est alors dans un processus de stabilisation politique et jouit d’une grande prospérité. Il faut garder en mémoire que le Yémen et en particulier Aden avaient pris de l’importance à l’époque fatimide (987-1173) et continuaient à en avoir sous les Ayyoubides (1173-1228). D’ailleurs, ceux-ci installèrent des galères dans le port d’Aden afin de protéger les convois de bateaux contre les attaques de pirates indiens, et ces galères étaient financées par les taxes prélevées sur les marchandises comme le rapporte Ibn al-Mujāwir. Lui-même témoigne être arrivé à Socotra depuis l’Inde en 1222 et avoir constaté que la population s’accommodait sans vergogne de la présence de ces pirates indiens six mois par an et en tirait bien du profit. La mousson dictait le calendrier de ces navigations : celle du sud-ouest soufflait de mars jusqu’au début mai, permettant aux bateaux d’atteindre l’Inde. Il fallait attendre juillet et août pour en revenir par la mousson inverse. Quant à l’Afrique de l’Est, Ibn al-Mujāwir rapporte l’arrivée à Aden de pirogues à balanciers provenant de Madagascar, ayant transité par Kilwa et Mogadiscio en une saison, alors qu’il en fallait habituellement trois.

Evidemment, Ibn al-Mujāwir relate les incidents qui parsemaient les relations entre les acteurs locaux du pouvoir, mais n’étant pas un lettré, il aime observer les gens, noter leurs usages et les écouter raconter leurs légendes, ce qu’un savant patenté aurait trouvé indigne de consigner, selon les critères de la littérature du temps.

Légendes du Yémen

Ce légendaire enchante le paysage : sous la plume d’Ibn al-Mujāwir, les djinns sont des acteurs de l’environnement physique des hommes. Ainsi, trois montagnes de la Tihama seraient trois djinns pétrifiés : Kudummul, sa femme et son âne. Un informateur lui rapporte que les djinns auraient construit quatre forteresses dans les montagnes pour Salomon. Au Ḥaḍramawt, certains canaux d’irrigation sont sous leur autorité et c’est eux qui règlent le partage des eaux. D’autres génies ont laissé des traces anciennes de leur activité, il nous rapporte ainsi que dans la petite île de Sira, dans le port d’Aden, débouche un tunnel la reliant à l’Inde, précisément à Ujjayn, tunnel creusé par le démon Hanuman, écho de l’histoire du Ramayana selon laquelle le demi-dieu Hanuman creuse de nuit un passage pour libérer l’héroïne Sita des mains du démon Hadathar. Selon le Ramayana, Hanuman sous la forme d’un singe construit un pont pour sauver Sita de Ravana, le roi de Lanka. Le fait que l’auteur consigne cette histoire illustre bien la perméabilité des légendes qui voyagent avec leur communauté et se diffusent par la suite. L’archéologie a démontré la présence d’Indiens à Socotra depuis les premiers siècles de notre ère.

Les djinns peuvent s’avérer aussi vindicatifs, comme celui-là qui participa à une joute poétique avec un poète et qui, mauvais perdant, mit en pièce la jeune chamelle de son rival.

Le paysage reste à l’évidence le témoin privilégié d’autre manifestation du merveilleux : on peut ainsi voir sur une route du Yémen deux femmes pétrifiées, dont les sexes toujours visibles dans la pierre continuent à avoir périodiquement leurs règles. Et quant à la mer Rouge, elle aurait été creusée par Alexandre le Grand afin de séparer les Ethiopiens envahissants des Yéménites. On peut remarquer qu’al-Bīrūnī et d’autres auteurs rapportent la même histoire à propos du creusement du détroit de Gibraltar par Alexandre afin de séparer les Ibères des Berbères turbulents.

Certaines villes auraient également des fondateurs mythiques prestigieux, ainsi selon certains Sanaa aurait été fondée par Seth, fils d’Adam qui aurait construit la ville et planté deux immenses jardins à sa périphérie, mais pour d’autres, ce serait Sem, l’un des fils de Noé, qui s’y serait installé cherchant un endroit tempéré et fourni en eau. Dans le cas du port d’Aden, on pourrait dire qu’il nous en donne une histoire des origines enchantée. Il relie sa fondation au légendaire tyran préislamique Shaddād ibn ‘Ād à qui le site de la ville aurait plu quoique dépourvu de ressources en eau. Il aurait ainsi ordonné à des ifrits prisonniers de creuser des canaux pendant soixante-dix ans pour alimenter la ville, où Shaddād finit par y exiler ses ennemis. Et selon les Indiens, c’est un djinn à dix têtes, Das Sir, qui y était enfermé et quand il mourut, Hanuman prit sa place !

A côté des djinns, la magie apparaît comme omniprésente, du moins, dans les esprits. Selon Ibn al-Mujāwir, l’île de Socotra est le lieu où la sorcellerie est enseignée, d’ailleurs des sorcières peuvent rendre invisible leur île. Mais elle est pratiquée aussi au Yémen : une femme de la région de Ẓaffār qui la maîtrisait pouvait marcher jusque Java en une nuit ! Il décrit également le procédé magique qui permet à une femme de donner naissance, après une grossesse de sept mois, à un génie dont le pénis aurait la force de celui d’un âne ! Ce surnaturel est partout : au nord-ouest de Sanaa, se trouve un village dont les sorciers peuvent se transformer en lions et attaquer les gens.

On ajoutera cependant qu’il n’est pas l’unique auteur à avoir accorder du crédit aux capacités prodigieuses des Yéménites, ainsi l’historien égyptien al-Maqrīzī (1364-1442) a rédigé un opuscule, la Turfat al-ġarība min aḫbār wādī Ḥaḍramawt (« Le cadeau insolite des merveilleuses histoires de la vallée du Ḥaḍramawt ») sur le Ḥaḍramawt à partir d’histoires rapportées par des pèlerins yéménites à La Mecque. On y apprend que les membres d’une tribu arabe ont la capacité de se métamorphoser en animal, en loup par exemple, et dévorer des moutons avant de reprendre forme humaine. Ils peuvent aussi prendre la forme d’oiseau et voler jusqu’en Inde et en rapporter du poivre en une nuit !

Au-delà de la narration, des actes rituels censés avoir un effet physique sont rapportés, mais au passé : lorsque les vents empêchaient les bateaux d’entrer dans le port d’Aden, un bœuf était sacrifié sur un îlot au large du port.

De l’enregistrement des légendes, des croyances et des pratiques surnaturelles, on glisse vers les informations ethnographiques.

Les coutumes des pays visités

Régulièrement, il décrit les coutumes entourant le mariage dans les régions qu’il traverse, avec une complaisance particulière pour les pratiques à la limite du droit, comme le muḥlif qui consiste à ce qu’une femme prenne un mari de substitution lorsque le sien est en voyage. Il décrit aussi les fêtes populaires, comme celle qui clôt la récolte des dates à Zabīd et qu’il considère quelque peu immorale, alors qu’Ibn Baṭṭūta (1304-1368) la décrira plus tard avec enthousiasme. Il porte également un regard attentif sur bien des pratiques triviales qui auraient fait renâcler un érudit, au point que l’on peut se demander s’il n’était enclin à étonner son lectorat par le scabreux voire l’obscène. Il raconte aussi par le détail comment les femmes d’al-Nahrawān, en Iran, se font raser les poils pubiens ou de l’anus par le barbier. Et dans le port de Ghulāfiqa, selon lui, on ramène un poisson qui a une ouverture comme un vagin, et les acheteurs font jurer aux pêcheurs qu’ils ne se sont pas oubliés avec eux avant de les acheter !

Des savoirs populaires sont aussi colligés comme l’association d’une constellation zodiacale avec des conditions climatiques ou la détermination de la pluie selon la couleur du reflet de la lune dans l’eau. Il témoigne par exemple pour l’avoir vécu que quiconque s’approche en bateau de Socotra, voit dans le ciel voler sept oiseaux, et si de Socotra la traversée vers Aden s’annonce difficile à cause de l’état de la mer, il est souhaitable de lui faire une offrande selon un rituel qu’il décrit.

Le commerce

Quant au commerce, on le retrouve diffus dans tous l’ouvrage, à commencer dans la description du port d’Aden. Ibn al-Mujāwir livre un témoignage hors pair sur la manière dont le négoce et la perception de l’octroi s’y opéraient, donnant une description topographique du port (hôtel des douanes, marchés, bains, puits) et de son arrière-pays (voir illustration), il détaille la procédure et les lieux où les droits de douanes étaient perçus sur les produits venant du continent et de l’océan. On apprend ainsi que les bateaux étaient dument inspectés avant de pouvoir débarquer leurs marchandises afin que rien n’échappe à la douane, et les cargaisons étaient vendues à l’encan par un commissaire. Et l’évocation de la fiscalité débouche sur l’énumération des dizaines de biens et de produits qui transitaient par l’océan Indien (poivre, cardamone, clous de girofle, bois d’agalloche, lin, des textiles…). Aden apparaît aussi comme un port cosmopolite, où se rencontrent des Indiens, des Ethiopiens, des Somalis, des Egyptiens. Plus globalement, il énumère à l’occasion les produits agricoles, les fruits (banane, cédrat, orange, fruit du jacquier), les légumes disponibles dans telle ou telle localité, les animaux, les oiseaux.

Et dans ce commerce, les esclaves constituaient un produit comme un autre ou presque. Ainsi Ibn al-Mujāwir présente par le menu l’arrivée et la vente de jeunes filles esclaves. Celles-ci étaient apprêtées et parfumées, puis amenées sur le marché par le courtier qui les montrait aux acheteurs potentiels. Ceux-ci les inspectaient afin de déceler tous les vices cachés et cette inspection qui les mettait à nu et qui se terminaient par les parties intimes se faisait au vu de tous. L’affaire conclue, le nouveau propriétaire jouissait de son achat une dizaine de jours avant d’essayer de faire casser la vente pour vice caché ! Les mœurs du temps étaient ainsi. Ibn al-Mujāwir rapporte aussi une pratique encore plus odieuse : l’achat collectif d’une esclave. Plusieurs hommes achètent une esclave et en profitent les uns après les autres, en laissant leurs sandales devant la hutte pour indiquer l’occupation du lieu.

Cet ouvrage si singulier dans la littérature géographique arabe voire dans la littérature arabe est connu depuis le milieu du XIXe siècle lorsque l’orientaliste français Charles Schefer (1820-1898) en commandita une copie à Istanbul et il la prêta ensuite à l’orientaliste autrichien Aloys Sprenger (1813-1893), qui le fit connaître avec un enthousiasme évident en 1864. Par la suite, le comte suédois Carlo de Landberg (1848-1924) en rapporta un second manuscrit du Yémen, aujourd’hui conservé à Uppsala, mais il fallut attendre le milieu du XXe siècle pour que le texte complet soit édités et les 16 illustrations originales étudiées.

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Bibliographie :
Ducatez, G., « Aden et l’océan Indien au XIIIe siècle : navigation et commerce d’après Ibn-al- Muǧāwir. » Annales islamologiques, 37 (2003), pp. 137-156.
— , « Aden aux XIIe et XIIIe siècles selon Ibn al-Muǧāwir : son passé légendaire, son histoire sous les zurayʿīdes et les ayyoubides, son site, ses monuments et ses aménagements », Annales islamologiques, 38 (2004), pp. 159-200.
Marín, M., « Le rôle des femmes dans la littérature arabe : le cas du T’arīḫ al-mustabṣir d’Ibn al-Muǧāwir », Quaderni di Studi arabi, 5/6 (1987-1988), pp. 518-527.
Rex Smith, G., A Traveller in Thirteenth-Century Arabia. Ibn al-Mujāwir’s Tārīkh al-Mustabṣir, Londres, 2008.
— , Studies in the Medieval History of the Yemen and South Arabia, Aldershot, 1997.
Vallet, E., L’Arabie marchande, Paris, 2010.

Publié le 05/03/2021


Jean-Charles Ducène est directeur d’études à l’Ecole Pratique des Hautes Etudes où son enseignement et ses recherches portent sur la géographie et les sciences naturelles arabes médiévales. Il a notamment publié L’Europe et les géographes arabes (éditions du CNRS, 2018).


 


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