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La ville de Kaboul est passée aux mains des Taliban hier soir, 15 août 2021. La dimension historique et symbolique de cet événement est d’autant plus marquante qu’il a surpris par la rapidité de l’avancée des Taliban, l’effondrement des forces de sécurité afghane, et le départ soudain du président Ashraf Ghani hier matin. La prise de Kaboul par les insurgés semblait toutefois, on l’a vu, être la fin inéluctable du processus enclenché en février 2020 à Doha et accéléré en avril dernier par l’annonce du retrait sans condition des unités américaines dans le courant de l’été. Aujourd’hui de retour au pouvoir dans un pays meurtri humainement et économiquement, les Taliban se trouvent face au plus grand défi : gouverner l’ingouvernable.
Les réactions internationales sont unanimes pour déplorer la chute de la ville de Kaboul, le retour des Taliban, le coût humanitaire qu’ils représentent. La scène politique américaine accuse le président Biden d’être responsable de cette débâcle et compare les événements des derniers jours à la chute de Saïgon en 1975. Il est évidemment bien trop simple d’attribuer au gouvernement en place les conséquences directes des politiques de long terme menées par les États-Unis depuis près de vingt ans. La crainte largement fondée d’un retour de groupes terroristes transnationaux dans le sanctuaire afghan paralyse le monde occidental, sans que les garanties des Taliban à ce propos puissent y changer quoi que ce soit. Le scénario d’une guerre civile s’éloignant progressivement au regard de la suprématie affichée des insurgés, le monde entier est contraint de se résoudre à voir s’installer en Afghanistan un Émirat islamique dont la doctrine est restée globalement inchangée depuis les errements des années 1990.
Nous avions vu précédemment (Les Taliban prendront ils Kaboul ?) que les insurgés ont progressivement pris le contrôle des zones rurales et des postes frontière du nord et de l’est du pays entre avril et juillet. Confrontés à une résistance plus âpre aux abords des principaux cœurs urbains, ils ont lancé leur offensive finale sur des centres provinciaux secondaires. Le 6 et 7 août 2021, Zaranj et Shibirgan sont les deux premières capitales à tomber. Abdul Rachid Dostum, chef de guerre Ouzbek et acteur majeur de la guerre civile des années 1980 doit quitter en catastrophe son fief de Shibirgan et fuir pour l’Ouzbékistan. Le lendemain, 8 août c’est la ville carrefour de Kunduz qui passe sous le contrôle des insurgés, ainsi que Pul-e-Alam et Taloqan. Le 10 août Farah à l’est, mais surtout Pul-e-Khumri à 150 kilomètres au nord de Kaboul changent de mains. Le lendemain, Ghazni tombe également. Les chutes d’Hérat, de Kandahar et de Mazar-e-Sharif les 12, 13 et 14 août signalent la détermination des Taliban à prendre par la force les principales villes, et laissent peu d’espoir de voir Kaboul tenir plus longtemps. Appelées en renfort par Ashraf Ghani, les milices des Warlords sont impuissantes à enrayer l’avancée. Atta Mohammad Noor est contraint de fuir Mazar pour l’étranger, Ismail Khan est capturé à Hérat avec les principaux commandants des forces de sécurité. Le 15 août, Ghani quitte l’Afghanistan en affirmant vouloir éviter un bain de sang. Quelques heures plus tard, les Taliban sont entrés dans la ville sans que celle-ci ne soit défendue.
Les ambassades occidentales ont accéléré dès samedi 14 août le rythme des évacuations de leurs ressortissants et partenaires locaux. Les États-Unis ont été contraints d’envoyer plus de 4000 militaires renforcer le dispositif de sécurisation de l’aéroport international de Kaboul afin de garantir son contrôle assez longtemps pour mener à bien ces départs. La Grande-Bretagne a elle-même déployé 600 hommes, et la France a déployé des moyens complémentaires aux Émirats arabes unis et des moyens aériens militaires pour achever le transfert de ses ressortissants, déjà initié au mois de juin. Les principales ambassades ont été fermées dans la journée du 15 août ou transférée physiquement sur le site de l’aéroport. La Russie et la Turquie ont annoncé maintenir leurs ambassades ouvertes, l’Iran a réduit au maximum son personnel diplomatique mais n’a pas évoqué de fermeture totale à ce stade. Le soir du 15 août, Boris Johnson appelait ses partenaires occidentaux à maintenir les liens diplomatiques avec le futur gouvernement afghan, fut-il exclusivement géré par les Taliban. La Grande-Bretagne aurait encore plusieurs milliers de ressortissants à évacuer.
Peu après la chute de Kaboul, le mollah Baradar, chef du bureau politique des Taliban à Doha, s’est exprimé dans un communiqué officiel dans lequel il a annoncé la fin de la guerre et la formation prochaine d’un gouvernement pour l’Émirat islamique d’Afghanistan. Hamid Karzaï, ancien président, Abdullah Abdullah, ancien chef de l’exécutif et Gulbuddin Hekmatyar, vice-président et chef du Hezb-e-Islami, ont annoncé de leur côté la formation d’un Conseil de coordination, se proposant d’aider à la transition pacifique du pouvoir.
Les trois mois d’offensive des insurgés depuis mai 2021 ont laissé le pays dans une situation politique et humanitaire dramatique. La rupture des liens commerciaux, le siège des villes et les destructions liées aux combats ont aggravé une situation socio-économique marquée cette une année par une forte sécheresse et l’épidémie de Covid-19. De surcroit, les habitants des zones capturées ont progressivement afflué vers la capitale, provoquant une forte pression démographique sur la ville de Kaboul. Au 11 août, l’OCHA recensait 390 000 nouveaux déplacés internes pour l’année 2021, dont 250 000 depuis le mois de mai. Entre le 1er juillet et le 15 août, ce sont plus de 17 600 déplacés qui sont arrivés dans la ville de Kaboul, logés chez des parents ou dans des camps de fortune, notamment dans le parc de Shar-e-Naw au cœur de la capitale. Dès le début du mois de juillet, une forte hausse des départs vers l’étranger a été recensée, tant aux frontières terrestres que par voie aérienne. Les demandes de passeport ont atteint des niveaux records et le seul bureau encore en capacité de les délivrer était submergé par la foule au matin du 16 août. La chute de Kaboul a entrainé un fort mouvement de panique dans la ville et les images de la foule se massant sur le tarmac de l’aéroport international de Kaboul ont rapidement circulé sur les réseaux sociaux. Si la France affirme avoir pris les mesures suffisamment tôt pour pouvoir protéger les Afghans qui ont collaboré avec ses services, la Grande-Bretagne assumait ce matin qu’il y aurait des personnes « laissées derrière ».
Les Taliban quant à eux maintiennent une forte activité sur les réseaux sociaux pour vanter la stabilité du pays au matin du 16 août, mais aussi répondre directement aux craintes énoncées à l’étranger et dans le pays, notamment sur le fait que des jeunes filles de Kaboul se rendent à l’école ce matin comme d’habitude. Suhail Shaheen, l’un des porte-parole du mouvement rappelle que des consignes ont été données pour interdire les pillages et les arrestations arbitraires par les unités du mouvement. Abdul Ghani Baradar, probable futur chef de l’État afghan est particulièrement sensible à ces questions puisqu’il est à l’origine des manuels de conduite édités par les Taliban et diffusés au sein de leurs unités. La maîtrise de la communication a joué en très large part dans la rapidité de l’offensive des insurgés. Le général de brigade Abbas Tawakoli, ancien commandant du 217e Corps d’armée déclarait au NY Times « malheureusement, consciemment ou inconsciemment, un certain nombre de parlementaires et de politiciens ont attisé le feu allumé par l’ennemi […] aucune province n’est tombée du fait des combats, mais du fait de la guerre psychologique ». Les affirmations récurrentes proclamant la faiblesse de l’armée afghane et l’inéluctabilité de la victoire des Taliban ont fortement entamé le moral des unités, les chutes de capitales provinciales à compter du 6 août provoquant un effet domino. Cette pression psychologique s’ajoutant à l’incapacité structurelle des forces afghanes à fonctionner sans l’appui américain ont eu raison de la résistance afghane.
La prise de pouvoir par les Taliban s’est donc faite sans concertation, sans transition négociée. Leur victoire est totale et indubitable, elle est le fait d’une suprématie militaire obtenue dès le départ des troupes américaines combinée à l’absence de légitimité du gouvernement. De nombreux soldats ont ainsi renoncé au combat par dépit et manque d’attachement à leurs chefs, plus que par affinité avec les insurgés ou le système qu’ils promeuvent.
Cette victoire militaire met toutefois les Taliban dans une situation politique délicate. L’Afghanistan a changé depuis leur chute en 2001. La ville de Kaboul en particulier a largement crû et s’est fortement occidentalisée. Comme le soulignait récemment Olivier Roy sur France Inter « les gens sont très branchés sur Internet. Il va y avoir un choc culturel considérable. A Kaboul, ils vont se retrouver devant un monde totalement nouveau ». Aujourd’hui, la ville est quadrillée par des patrouilles de combattants Taliban, les témoignages sont variés mais soulignent principalement un maintien certain de la discipline dans leurs rangs. Toutefois, une fois la gestion militaire et les questions juridiques acquises, leur faculté à gérer un État sur la base d’une administration en ruine, dont le personnel a partiellement pris la fuite sera sûrement limitée. Sur le plan économique notamment, il est bon de rappeler que le gouvernement afghan était en quasi-totalité dépendant des apports financiers de l’aide étrangère. Une fois ce flux tari, la tentation de recourir aux revenus des narcotrafics et d’une économie de contrebande mettrait à mal la légitimité internationale du futur gouvernement.
A l’échelle internationale, il est probable que la reconnaissance par les autres États sera plus aisée à obtenir aujourd’hui qu’en 1996. La principale raison à cela est l’absence d’alternative et le contrôle total du pays par les insurgés. En l’absence d’opposition structurée et maintenue sur le territoire, les Taliban seront de fait le seul pouvoir politique actif sur le sol afghan. Leur victoire les met donc dans une situation internationale plus confortable que lors de leur première accession au pouvoir. Les déclarations précoces de la Chine, de la Russie ou de l’Iran montrent également un positionnement favorable des puissances régionales à l’égard des nouveaux maitres de l’Afghanistan. Cela implique néanmoins que les Taliban soient capables de garantir la sécurité des frontières et l’absence de perméabilité de ces dernières aux groupes terroristes locaux.
L’inquiétude majeure à l’international reste les liens intrinsèques entretenus par le mouvement avec Al-Qaïda. Dans sa récente allocution, Iad Ag Ghaly, le chef de la branche sahélienne d’Al-Qaïda (le JNIM) se félicitait de ce qu’il a appelé « notre victoire », soulignant s’il le fallait l’imbrication entre Taliban et mouvance qaïdiste. L’ouverture des prisons du gouvernement afghan, notamment à Bagram, a également permis la libération de combattants et de cadres d’Al-Qaïda. La participation du groupe international à l’offensive de reconquête de l’Afghanistan implique que celui-ci en retirera des avantages de long terme dans le pays.
La chute rapide de Kaboul et les scènes de panique qui s’en sont suivies dans la ville et à l’aéroport de Kaboul ne permettent plus aujourd’hui aux Américains de nier leur défaite sur le terrain afghan. Les arguments mis en avant par Donald Trump autant que Joe Biden pour justifier les décisions qu’ils ont prises ne peuvent plus faire illusion sur ce point. Les conséquences à moyen et long terme de ce basculement impliqueront des changements profonds dans la lutte contre le terrorisme à l’échelle mondiale, dans l’influence des États-Unis dans la région et probablement dans tout le Moyen-Orient. Les difficultés de gestion auxquelles feront face les Taliban en Afghanistan seront de fait le principal élément de détermination de la suite des événements pour le pays. Les puissances étrangères et en particulier les puissances occidentales étant désormais réduites à un rôle de spectateur impuissant, quelle que soit leur volonté de maintenir des relations diplomatiques.
Lire également :
– A relire, en lien avec l’actualité en Afghanistan : Qui sont les Taliban de 2020 ?
– Les Taliban tiendront-ils Kaboul ? (2/2)
– Les Taliban prendront-ils Kaboul ? (1/2)
– Economie et développement en Afghanistan : comment la culture illégale du pavot somnifère est-elle devenue une réponse à la crise politique et climatique ?
Gabriel Romanche
Gabriel Romanche est diplômé du master de Relations internationales et action à l’étranger (MRIAE) de l’université Paris I Panthéon-Sorbonne. Il traite régulièrement de la géopolitique de la zone afghano-pakistanaise et des questions de terrorisme et de radicalisation.
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