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Compte rendu du film Capharnaüm, de Nadine Labaki : voyage en état de nature

Par Mathilde Rouxel
Publié le 28/09/2018 • modifié le 20/04/2020 • Durée de lecture : 5 minutes

Dénoncer pour faire exister

Le film Capharnaüm de Nadine Labaki est une lettre de contestation devant l’état du monde. Avec l’histoire, plus proche du conte que de la réalité, d’un très jeune Libanais traînant ses parents en justice pour l’avoir mis au monde, elle tente de dénoncer la situation des enfants des rues – qu’ils soient réfugiés ou Libanais, en marge parce que maltraités ou parce qu’ils n’ont pas de papiers d’identité. L’action se déroule au Liban, mais c’est moins la société locale que la rudesse des rapports humains que Nadine Labaki nous montre : tout est une histoire de confiance et de solidarité. En son absence, tout s’effondre et plonge dans un capharnaüm d’une violence inouïe.

Les premières images exposent sans ambiguïté tout le modèle du film. Sur le développement d’une musique langoureusement dramatique se déploient au ralenti les jeux des enfants des rues – la guerre. Avec des armes en bois, ces petits corps arrachés à l’innocence de l’enfance s’attaquent sans retenue à leurs camarades de l’autre camp. Ces images, qui rappellent les poignantes images documentaires que filmait Jocelyne Saab en 1976 avec les jeunes rescapés du massacre de la Quarantaine dans son court-métrage Les Enfants de la guerre, donnent le ton du film. C’est un mélodrame que nous propose Nadine Labaki, dont le sujet est la violence dont sont victimes des êtres a priori trop jeunes pour se défendre contre l’injustice du monde.

Le personnage principal, Zain, est un enfant qui n’existe pas pour le monde qui l’entoure – il n’a jamais été déclaré. L’acteur est d’une justesse inouïe dans sa colère cultivée contre le monde. En rupture avec le monde étriqué dans lequel il a été propulsé, il décide de disparaître et d’assurer lui-même sa misérable survie, à n’importe quel prix. Résultat d’un casting sauvage opéré sur plusieurs mois, le choix des interprètes est remarquable, et le naturalisme est incontestable lorsque Zain se lie d’amitié avec un bébé de quelques mois, Yonas, enfant de Rahil, éthiopienne sans papiers venue comme domestique au Liban pour tenter de mieux gagner sa vie. Abandonnés à leur triste sort, c’est ensemble qu’ils affronteront la violence de la rue, soudés comme jamais, tant que le drame que leur impose la vie le permet.

L’union comme modèle de lutte

Capharnaüm est avant tout un film qui questionne la confiance, nécessaire pour établir le contrat social à la base de toute société humaine. Celui-ci met en scène des personnages qui ont choisi de ne pas suivre les règles édictées par les autorités publiques et politiques, qui, de toute façon, ne s’inquiètent pas véritablement de la protection de leurs citoyens. Il s’ouvre sur la souffrance d’une trahison, d’un mensonge aux conséquences inouïes, d’un désarroi sans commune mesure. Il se poursuit sur des rencontres étonnantes, atypiques et pourtant essentielles aux personnages pour redresser la barre et trouver la force de continuer à faire avancer leur barque. La puissance du film réside dans l’émotion que provoque non pas l’injustice éclatante de la brutalité du monde de la rue mais la bonté sans mesure qu’offre la solidarité, si elle trouve sa place dans l’espace de précarité dans lequel on l’a jetée. Les relations que tissent entre eux les différents personnages que croise Zain dans son périple infernal sont autant de lumières qui pavent la route du jeune garçon vers l’espoir d’un monde meilleur. Rongé par la rage, la crainte et la tristesse, il se verra prêt lui-même à trahir la confiance qu’on avait placée en lui pour différer un peu l’heure du verdict et repousser la sentence à plus tard, sans réfléchir aux sombres lendemains qui l’attendent sans ciller.

Le film est construit sur des flash-backs, beaucoup trop nombreux, qui étouffent un peu l’énergie d’un film que porte à lui seul cet enfant en colère, et dont l’aisance perd de sa justesse lorsqu’il arrive au barreau d’une institution aussi réglementée qu’un tribunal civil. La caméra, portée à l’épaule, n’offre au spectateur aucun répit, le plongeant la tête la première dans la saleté des rues et la médiocrité d’un trafic d’humains qui se manifeste sous toutes ses formes possibles. La musique enfin, omniprésente, souligne un peu trop souvent l’émotion suscitée par des rechutes mélodramatiques ou des formes de deus ex machina dont le film aurait bien pu se passer.

Le concept qui soutient l’ensemble des scènes pourrait être aussi à discuter. Que penser de la fatalité portée par le sujet même du film ? Zain accuse ses parents de lui avoir donné vie, alors qu’ils se révèlent incapables d’assurer la sécurité et le bonheur de leurs enfants – visiblement trop nombreux pour la bienséance, compte tenu de la misère dans laquelle cette famille se débat. Si la vie de ces enfants, plongés dans une précarité inimaginable, semble insupportable, la question de leur droit à l’être-là ne peut être posée sans susciter un débat essentiel. Bien que le film laisse à la mère de Zain l’espace pour s’en défendre et répondre à Nadine Labaki, qui incarne dans son film l’avocate du jeune garçon, qu’elle porte un amour tendre à ses enfants et qu’un tel jugement est intolérable, la phrase du garçon bourdonne à nos oreilles comme un parasite tout au long du film. Quelle conclusion tirer de ces tristes destins ?

Pourtant, Capharnaüm est un film nécessaire. Nécessaire pour ce qu’il montre de l’invisible, du non-dit, de la marge. La réalité terrible des faubourgs précaires de Beyrouth, où il est encore possible de procréer sans faire exister, en contournant aux dépens de tous une législation qui doit être là pour protéger chacun, éclate sans fard sous les yeux d’un spectateur coupable, lui aussi, d’ignorer l’existence de ce monde parallèle. Sans chercher à culpabiliser pour le principe des citoyens rangés, le film secoue malgré tout les consciences des plus légalistes, et insiste sans désespérer sur la nécessité de changer les choses. Ce que l’on retiendra, finalement, du film, c’est cette puissance portée par la rage de vivre, même lorsqu’il semblerait plus facile de ne pas être au monde. Cette puissance qu’offre un regard bienveillant, un geste de solidarité, la confiance prodiguée par l’amour et l’amitié.

Capharnaüm, Nadine Labaki, 2018, 120 minutes, réalisation : Nadine Labaki, scénario : Nadine Labaki, Jihad Hojeily, Michelle Keserouani, Georges Khabbaz, Khaled Mouzanar, image : Christopher Aoun, son : Chadi Roukoz, décors : Hussein Baydoun, montage : Konstantin Bock, musique : Khaled Mouzanar.

Avec : Zain Alraffea, Treasure Bankole, Yordanos Shifera, Alaa Chouchniye, Nadine Labaki, Fadi Youssef, Cedra Izam, Kawthar Al Haddad.

Publié le 28/09/2018


Suite à des études en philosophie et en histoire de l’art et archéologie, Mathilde Rouxel a obtenu un master en études cinématographiques, qu’elle a suivi à l’ENS de Lyon et à l’Université Saint-Joseph de Beyrouth, Liban.
Aujourd’hui doctorante en études cinématographiques à l’Université Paris 3 – Sorbonne Nouvelle sur le thème : « Femmes, identité et révoltes politiques : créer l’image (Liban, Egypte, Tunisie, 1953-2012) », elle s’intéresse aux enjeux politiques qui lient ces trois pays et à leur position face aux révoltes des peuples qui les entourent.
Mathilde Rouxel a été et est engagée dans plusieurs actions culturelles au Liban, parmi lesquelles le Festival International du Film de la Résistance Culturelle (CRIFFL), sous la direction de Jocelyne Saab. Elle est également l’une des premières à avoir travaillé en profondeur l’œuvre de Jocelyne Saab dans sa globalité.


 


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