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Entretien avec Eric Verdeil sur la reconstruction de Beyrouth – « Le bilan reste plutôt négatif. Il y a eu des rénovations ponctuelles, mais sans développer de vision d’ensemble »

Par Eric Verdeil, Ines Gil
Publié le 21/09/2023 • modifié le 21/09/2023 • Durée de lecture : 7 minutes

Trois ans après l’explosion du port de Beyrouth, quel bilan peut être fait de la reconstruction ?

Les autorités publiques ont été totalement absentes de la reconstruction. Elles n’ont pas participé aux travaux, et elles n’ont pas fixé d’objectifs, que ce soit dans le sens d’une préservation des bâtiments anciens, ou dans le sens d’une rénovation urbaine massive. En l’absence d’objectifs fixés par les gouvernants, il est difficile de faire un bilan clair de la reconstruction.

L’action d’un certain nombre d’acteurs libanais de la société civile a certes poussé les autorités publiques, et en l’occurrence le Parlement, à voter une loi concernant la reconstruction, incluant des dimensions patrimoniales. Cependant, cette législation ne renferme pas de schéma directeur précis. Non seulement les autorités publiques ont montré leur déficience dans le processus de reconstruction, mais en parallèle, celles-ci n’ont pas entamé de réflexion sur leur responsabilité dans le déclenchement de l’explosion du 4 août 2020.

Ce sont les organisations de la société civile, en lien avec les organismes internationaux, qui ont constitué les moteurs de la reconstruction. Elles ont structuré un discours visant à éviter les erreurs des reconstructions passées, celle de 2006, mais surtout celle de 1991, durant laquelle le centre-ville avait été reconstruit par l’intermédiaire d’une société privée, Solidere, avec une approche très spéculative de la transformation urbaine. La gentrification massive du centre-ville avait entraîné un changement total de population et d’usages dans ce quartier.

En 2006, une partie de la capitale libanaise a également été reconstruite après les destructions causées par les bombardements israéliens dans la banlieue sud de Beyrouth. A l’époque, les acteurs de la société civile critiquent l’absence de cadre public dans le processus de réhabilitation, et surtout l’hégémonie d’un parti politique, le Hezbollah. Cette stratégie de reconstruction a été décriée, mais pas autant que celle de 1991, car en 2006, la reconstruction s’est faite à l’identique, et les habitants, surtout les propriétaires, ont presque tous été relogés dans les mêmes appartements. Un certain nombre d’habitants (notamment les locataires) ne sont pas revenus, mais ce n’est en rien comparable avec la reconstruction de 1991.

Suite à l’explosion du port de Beyrouth, les acteurs de la société civile ont identifié un autre risque : la reconstruction par le jeu du marché, dans la continuité du développement urbain à Beyrouth - et notamment à Mar Mikhaël et Gemmayzé - ces récentes années. Ils craignaient alors une reconstruction qui se ferait par la spéculation immobilière, des transformations à la parcelle avec l’apparition de tours. Les militants qui ont participé à la réhabilitation des quartiers sinistrés ont largement insisté sur ce risque.

Des processus d’éviction sociale des locataires les plus fragiles ont eu lieu : selon les travaux du Beirut Urban Lab, 26% des occupants ne sont pas revenus dans leur logement, notamment des locataires. Près de la moitié des logements restent vides. Le développement de la location touristique contribue aussi au changement social dans le quartier. Du fait de la crise financière, le marché immobilier est à l’arrêt. Il y a bien eu quelques transactions d’immeubles, de parcelles, mais elles sont pour le moment marginales.

Néanmoins, ce processus reste en large partie opaque, et une vague de spéculation n’est pas à exclure si le marché immobilier de Beyrouth connaît une relance dans le futur, d’autant plus qu’au niveau législatif, il n’existe pas de véritable protection des quartiers reconstruits.

La crise a donc eu un double effet contradictoire. D’un côté, certains propriétaires, face aux difficultés financières, pourraient être plus à même de vendre leurs parcelles. Mais d’un autre côté, du fait de la crise, les investisseurs manquent

Effectivement, au moment de la dévaluation de la monnaie locale, certains Libanais ont investi dans des parcelles ou des immeubles, en considérant que leur argent était mieux placé que dans les banques.

Néanmoins, c’est un phénomène marginal. La transformation urbaine n’a pas eu lieu car il y a très peu de capitaux sur le marché. Personne ne va investir ces capitaux, sachant que pour l’instant, il n’y a aucune possibilité de valorisation à terme. Les grandes copropriétés construites ces 10 dernières années sont aujourd’hui dans une situation fantomatique, en partie vacantes. On ignore qui pourrait investir dans des projets similaires.

Les acteurs de la société civile qui ont milité pour éviter une reconstruction similaire à Solidere ont été influencés par une vision critique de l’urbanisme développée ces dernières années, notamment par l’organisme libanais Beirut Urban Lab

Ces récentes années, une réflexion des acteurs de la société civile a effectivement développé une approche critique des reconstructions passées. Parmi ces acteurs, le Beirut Urban Lab a joué un rôle important, mais d’autres acteurs comme l’Université libanaise ou encore l’Académie des beaux-arts, ont également participé à ces discussions critiques. Une grande partie de ces réflexions a été structurée dans la Déclaration urbaine de Beyrouth, publiée en 2020 à l’initiative de Jad Tabet, qui était alors président de l’Ordre des ingénieurs.

Cette réflexion critique est donc largement répandue dans les milieux de la société civile. Des universitaires, mais aussi des ONG, ont tenté de mettre en œuvre des initiatives concrètes de transformation des pratiques urbaines.

Le Beirut Urban Lab se distingue par l’ampleur de son travail, car il a réussi à obtenir des moyens conséquents de la part d’organismes internationaux pour structurer la documentation, mettre à la disponibilité du public une riche base de données, et lancer plusieurs initiatives de transformations à petite échelle. Il a utilisé la méthode de l’urbanisme tactique, en transformant des escaliers ou en développant un projet de coulée verte entre la Sagesse et Mar Mikhaël, par exemple. Ces micro-projets visent à développer des visions différentes de l’urbanisme, à la fois basées sur la préservation et la réutilisation des espaces verts dans la ville, et la valorisation des espaces publics, notamment les escaliers.

Néanmoins, ils se heurtent, d’une part, à l’absence de relais de l’Etat libanais, qui n’apporte pas de soutien politique ou financier, et, d’autre part, à l’opposition d’une partie des acteurs politiques qui refusent ce genre de nouvelles approches. Ceux-ci ne comprennent pas l’intérêt de tels projets, ils en voient les inconvénients à court terme, et souhaitent satisfaire des petites clientèles qui perçoivent cette nouvelle approche urbaine comme une menace à leurs intérêts immédiats. Cela explique l’arrêt du projet de transformation de la place à la limite de Gemmayzé et Mar Mikhaël.

Un certain nombre d’organismes internationaux ont aussi activement participé à la reconstruction de la capitale libanaise. Existe-t-il une coordination entre les acteurs de la société civile et ces agences internationales dans la stratégie à adopter pour développer une réflexion critique de l’urbanisme à Beyrouth ?

Effectivement, la communauté internationale s’est fortement mobilisée, à la fois les agences des Nations unies telles que la Banque mondiale, des agences de coopération bilatérales, comme l’AFD ou GIZ, mais aussi des organisations privées qui ont réalisé des collectes de dons. Néanmoins, le discours a avant tout été concentré sur l’aide humanitaire à apporter aux populations victimes de l’explosion. Une grande incertitude demeure quant à la manière de passer d’une aide ponctuelle post-crise à une approche plus inscrite dans la durée à travers des partenariats institutionnels. La coopération entre les acteurs internationaux et la société civile a principalement eu pour but d’éviter que l’aide financière ne tombe dans les caisses de l’Etat libanais, dont les dépenses sont marquées par la corruption et le gaspillage.

Les organisations internationales et les ONG ont tenté de s’appuyer sur la société civile libanaise, c’est notamment le cas du mécanisme chapeauté par la Banque mondiale, le 3RF. Mais ces initiatives ne se sont pas montrées d’une grande efficacité, elles ont été largement critiquées. Le Beirut Urban Lab et le think tank The Policy initiative ont réalisé une analyse intéressante sur les impasses et les limites de ce modèle d’action, en montrant qu’il n’arrivait pas à dépasser les contradictions existantes et à proposer une vision coordonnée. Ainsi, au-delà de quelques actions d’urgence, l’aide internationale n’a pas permis de développer une véritable gouvernance démocratique, ni de mener les réalisations structurelles pourtant nécessaires, alors même qu’il existait des propositions dans ce sens, comme la Déclaration urbaine de Beyrouth.

De ce point de vue, le bilan de la reconstruction reste plutôt négatif. Il y a eu des rénovations ponctuelles, mais sans développer de vision d’ensemble.

C’est la grande différence avec 1991. A l’époque, un acteur politique, Rafiq Hariri, avait développé un projet pour reconstruire la ville. Un projet certes très discutable, et qui a d’ailleurs été partiellement mis en œuvre. Néanmoins, il y avait une vision politique. C’était aussi le cas en 2006, avec la reconstruction menée par le Hezbollah. Aujourd’hui, on note qu’il y a seulement des petites forces négatives, mais pas de vision positive d’ensemble.

Quel a été le rôle de la municipalité de Beyrouth ?

La municipalité a été totalement absente. C’était pourtant son rôle de mettre en place une agence urbaine pour la ville et d’étudier des projets, mais rien n’a été fait, en partie à cause des logiques politiques. Les acteurs politiques n’ont pas voulu « penser » la reconstruction de Beyrouth.

Vous avez mené des travaux sur la place de l’armée libanaise dans la coordination de la reconstruction. Quel rôle a-t-elle joué ?

L’implication de l’armée a été observée assez brièvement, immédiatement après l’explosion. Mais elle ne s’est pas réellement prolongée dans la durée. A l’époque, cela m’avait paru intéressant, car ce n’est pas courant dans le cadre libanais. La seule autre fois où l’armée a été impliquée après une destruction était dans le cas du camp de Nahr el-Bared (largement détruit dans les combats pour déloger le groupe Fatah-al-Islam), dans le Nord Liban en 2007-2008. Cela avait par ailleurs permis au général Michel Sleiman de capitaliser sur cette action et de devenir Président de la République, en se construisant une légitimité politique - plus sur l’aspect de la destruction du camp que sur sa reconstruction.

Cependant, dans le cas de la reconstruction de Beyrouth, le rôle de l’armée a été avant tout sécuritaire. Il s’agissait de sécuriser les bâtiments détruits contre les risques de vols, de pillages. Par la suite, l’armée a tenté de jouer un rôle de coordination, mais elle s’est très rapidement retirée de cette fonction, car elle n’avait pas les compétences requises, et les officiers n’étaient pas prêts à s’investir réellement. Ce rôle de l’armée libanaise, qui aurait pu être inédit, n’a en fait pas été confirmé dans le temps.

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Publié le 21/09/2023


Eric Verdeil, géographe spécialisé sur les questions urbaines dans les pays du Sud et de l’Est de la Méditerranée, appartient au laboratoire CNRS Environnement Ville Société à Lyon.
Il s’intéresse aussi depuis quelques années aux transformations des politiques énergétiques et à leur impact sur les sociétés de la région.
Il a publié plusieurs articles sur le sujet qui sont accessibles via son carnet de recherche Rumor (http://rumor.hypotheses.org).


Ines Gil est Journaliste freelance basée à Beyrouth, Liban.
Elle a auparavant travaillé comme Journaliste pendant deux ans en Israël et dans les territoires palestiniens.
Diplômée d’un Master 2 Journalisme et enjeux internationaux, à Sciences Po Aix et à l’EJCAM, elle a effectué 6 mois de stage à LCI.
Auparavant, elle a travaillé en Irak comme Journaliste et a réalisé un Master en Relations Internationales à l’Université Saint-Joseph (Beyrouth, Liban). 
Elle a également réalisé un stage auprès d’Amnesty International, à Tel Aviv, durant 6 mois et a été Déléguée adjointe Moyen-Orient et Afrique du Nord à l’Institut Open Diplomacy de 2015 à 2016.


 


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