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Le règne de Fath Ali Shah (1797-1834) marque le renforcement de l’État perse au sortir d’un siècle de guerre civile. Mais si son père lui a légué un empire pacifié où les familles les plus influentes ont été matées par les armes, les guerres désastreuses contre la Russie (1804-1813 et 1826-1828), dans le cadre du Grand Jeu, fragilisent son pouvoir de l’extérieur. Issu d’une dynastie récente en mal de légitimité, Fath Ali Shah ne peut pas vraiment compter sur son armée pour asseoir sa stature impériale. C’est probablement pour ces raisons (en plus d’un goût personnel très prononcé pour les arts) qu’il se livre durant tout son règne à une vraie politique de propagande artistique. En témoigne la série de ses portraits en majesté, amplement diffusés sous forme de cadeaux d’apparat, ou encore les exemplaires richement illustrés de son Shahinshanameh. Cet ouvrage se veut la suite du célèbre Shanameh de Ferdowsi en continuant son récit jusqu’aux exploits du souverain Kadjar.
Un des éléments centraux de cette politique d’affirmation par les arts est l’utilisation de la référence à l’Antiquité perse. Les ruines de Persépolis inspirent les décors des nombreux palais kadjars, preuve d’un intérêt nouveau de la dynastie régnante pour l’histoire ancienne de son pays. Cela lui permet de se placer dans une lignée impériale millénaire, tant aux yeux de ses sujets, qui ont tous dans leur région au moins un reste monumental de ces dynasties antiques, qu’aux yeux des Occidentaux, qui redécouvrent précisément à cette époque l’histoire des dynasties achéménides et sassanides. Dans le cadre de sa politique étrangère, Fath Ali Shah multiplie les contacts avec les grandes puissances européennes. Les premières missions diplomatiques françaises et anglaises comportent très souvent des archéologues qui en profitent pour se livrer à des premières fouilles scientifiques, et ramènent dans leurs musées nationaux respectifs de multiples artefacts de qualité. Les récits faits par les différents acteurs de ces expéditions témoignent d’un véritable échange avec le souverain perse au sujet de l’Antiquité de son empire.
Il semble dès lors intéressant de se demander dans quelle mesure la politique de prestige antique initiée par Fath Ali Shah s’est formée en réponse au regard occidental sur le passé persan. La datation des différents éléments de cette politique par rapport aux expéditions successives française et anglaise auprès de la cour du Shah sera à ce titre déterminante.
Plusieurs éléments montrent que le Shah Kadjar a le souci d’afficher sa continuité avec l’Antiquité perse avant son contact avec les missions diplomatiques européennes. Il revendique depuis le début de son règne le titre d’héritier de Jamshid (1), quatrième et plus grand des Shah de l’humanité, dont la vie est relaté dans le Shanameh de Ferdowsi. Ce souverain mythique, associé au culte du Soleil zoroastrien, est considéré par les chroniqueurs persans de l’époque comme le constructeur du palais de Persépolis, qui porte alors le nom de Takht-e-Jamshid (le trône de Jamshid). Cela explique la constante association de Fath Ali Shah au soleil dans les écrits de cours. Cette affiliation mythologique peut être rapprochée de l’entreprise du roi Louis XIV qui s’associait lui au soleil d’Apollon.
Il y a bien utilisation d’un mythe antique pour asseoir une domination politique, mais il faut souligner qu’il s’agit plus de s’associer à une figure de puissance qu’à revendiquer une filiation historique. Fath Ali Shah s’associe ainsi à un personnage glorieux d’une œuvre fondatrice de la littérature persane que tous ses sujets ont à l’esprit, plus qu’aux souverains achéménides dont Jamshid serait l’incarnation légendaire. Comment expliquer l’intérêt que Fath Ali Shah porte à la figure de Jamshid en particulier ? On peut supposer (sans pour autant pouvoir le confirmer par un témoignage écrit) que Fath Ali Shah a été fortement impressionné par le spectacle des ruines de Persépolis lorsqu’il était gouverneur du Fars.
L’événement le plus représentatif de cette association à la figure légendaire de Jamshid est sans conteste le faste extraordinaire avec lequel Fath Ali Shah célèbre chaque année la fête de Norouz. Ainsi que le relate J.M. Tancoigne dans son récit de l’ambassade du général Gardane (2) , dont il est un attaché, le souverain se voit offrir des présents somptueux par les gouverneurs de chacune des provinces de son empire, dans une longue procession qui rappelle la frise des porteurs de dons sur les escaliers de l’Apadana de Persépolis. Ses gardes du corps ne portent pas alors un uniforme militaire classique, mais sont « vêtus à l’ancienne », sans que l’on puisse savoir avec certitude si leur costume archaïsant rappelle davantage l’Antiquité que les premiers temps de l’Islam. Toujours est il que l’effet est considérable sur les invités. Tancoigne reste bouche bée devant le spectacle d’un Fath Ali Shah en toute puissance, maître de la Terre, mais aussi maître du temps. Le temps nouveau, bien sûr puisqu’il s’agit de célébrer le Nouvel An, mais aussi le temps passé de la Perse dont il est le dépositaire.
Le contexte international des guerres napoléoniennes précipite les échanges entre la cour kadjare et les puissances européennes rivales. En conflit avec la Russie dans le Caucase, le Shah cherche à tout prix une alliance avec un pays capable de rivaliser avec la technologie russe pour éviter un désastre. Napoléon quand à lui, est en guerre contre l’Angleterre et cherche à menacer ses intérêts économiques en Inde. Cela explique l’intense ballet diplomatique dont la Perse est le théâtre au début du XIX e siècle : les Anglais et les Français se livrent à une vraie lutte pour s’attirer les faveurs du souverain. Néanmoins, ni l’un ni l’autre ne sont vraiment prêts à apporter à Fath Ali Shah le soutien militaire qu’il réclame. Il serait beaucoup trop coûteux de songer à projeter des forces aussi loin de la métropole, et le jeu des coalitions successives empêche la mise en place d’un programme d’alliance à long terme. La Russie, un temps ennemie de la France, se réconcilie avec elle à l’occasion du traité de Tilsit (juillet 1807) rendant de facto caduc le traité conclu par les deux empires français et persan à Finkenstein au mois de mai de la même année. Le déclenchement de la campagne de Russie par Napoléon en 1812, moins de cinq ans après, empêche Fath Ali Shah de procéder à un renversement d’alliance avec les Anglais contre les Russes.
Les émissaires français et anglais envoyés par leurs gouvernements successifs présentent un profil comparable. Ce ne sont pas seulement des diplomates, mais aussi des scientifiques. Le Français Amédée Jaubert, par exemple, qui dirige la mission de 1806-1807, est un linguiste de l’École Spéciale des Langues Orientales, et a fait partie de l’expédition d’Égypte. Quant à Gore Ouseley, nommé ambassadeur d’Angleterre auprès de la cour kadjare, son frère William est un éminent orientaliste qui profite de la position de son cadet pour sillonner les ruines antiques dans tout le pays. C’est donc peu dire qu’ils ont tous à l’esprit le glorieux passé perse, décrit par Hérodote et Xénophon, lorsqu’ils rencontrent le souverain kadjar. J.M. Tancoigne se livre ainsi dans sa correspondance à un véritable exposé chronologique de l’histoire de l’Empire perse, depuis l’Antiquité jusqu’à Fath Ali Shah, et ne manque pas de rappeler dans sa description de bas-reliefs sassanides, que les tenues de Fath Ali Shah ornées de pierres précieuses sont en tout point semblables à celle dont est revêtu le roi antique représenté. On ne peut pas affirmer avec certitude que Fath Ali Shah a cherché à reproduire les habits des anciens souverains perses, mais cette réflexion montre bien que les scientifiques occidentaux jugent le peuple iranien et son gouvernement par rapport à cette Antiquité rêvée que l’époque romantique chérit tant. On se rappelle ainsi le soutien de Lord Byron aux insurgés grecs au nom de leur glorieux passé.
Deux périodes bien distinctes semblent se dégager si l’on veut décrire la mise en place d’une véritable politique de référence à l’Antiquité par Fath Ali Shah : les années autour de 1807 et la décennie 1820-1830.
Tout d’abord, à partir de 1806, soit les premiers échanges avec les Français, préparatoires de la conclusion du traité de Finkenstein, le souverain cesse de donner exclusivement des prénoms musulmans à ses enfants comme il l’a toujours fait jusqu’alors. Naissent successivement Keyghobad (souverain mythique du Shanameh), Bahram et Shapur (souverains sassanides). On ne dispose pas d’indications supplémentaires sur les raisons qui motivent ce choix. On peut néanmoins constater que le prince héritier Abbas Mirza choisit des noms de souverains prestigieux pour ses enfants à la même époque. Mais il ne s’agit pas seulement d’avoir recours aux noms persans antiques. Des noms de souverains mongols sont aussi utilisés, preuve que Fath Ali Shah cherche à inscrire la dynastie kadjare dans un glorieux passé. Celui du Shahnameh mythologique, celui des Sassanides, mais aussi celui du grand conquérant Gengis Khan, qui serait, selon les légendes familiales, le géniteur du premier Kadjar.
Mais le phénomène le plus marquant de la politique de référence à l’Antiquité est sans conteste la réalisation à la demande de Fath Ali Shah de cinq bas-reliefs monumentaux à partir de 1817-1818. Il s’agit d’un geste politique fort et coûteux qui permet de se placer dans la continuité des réalisations du même genre des Achéménides et des Sassanides. Ils sont d’ailleurs toujours mis en place à proximité immédiate de bas-reliefs ou de ruines antiques. Premier des souverains à recourir à cette pratique depuis l’invasion musulmane, Fath Ali Shah ne se contente pas d’investir des lieux déjà chargés d’histoire. Il livre un message politique propre à sa dynastie.
Voici un état des lieux de ces bas-reliefs :
? un relief (daté sans certitude de 1817-1818) sur les rives de la rivière Savashi, à Jalizjand, présentant une chasse royale de Fath Ali Shah accompagné par vingt-et-un de ses fils et de ses serviteurs. On ne se trouve pas à proximité d’un site antique, mais sur un terrain de chasse traditionnel de la cour. Néanmoins l’iconographie n’est pas sans rappeler la scène de chasse sassanide de Taq-e-Bostan. L’objectif est ici pour Fath Ali Shah d’affirmer la puissance tribale de sa famille en exhibant sa postérité pléthorique.
? deux bas reliefs à Rey, site de l’antique Rhagès, non loin de Téhéran, dont l’un a été détruit en 1971. Il représentait Fath Ali Shah tuant un lion (reprise directe de l’iconographie sassanide), tandis que l’autre le représente sur son trône entouré de seize de ses fils. Ce type de représentation du souverain est récurrent aussi en peinture. Il permet tout à la fois de rappeler les reliefs monumentaux de l’Apadana à Persépolis, et de montrer sa puissance dans une logique tribale ou c’est celui qui a la famille qui compte le plus de fils, donc de guerriers, qui est le plus puissant.
? Près d’une des entrées de Chiraz se trouvent deux autres monuments ; l’un est une représentation du souverain sur son trône entouré de deux personnages, l’autre un cavalier tuant un lion qui dévore lui même un être humain.
Encore une fois, la réalisation par d’autres princes de la famille royale de bas-reliefs comparables souligne l’existence d’une véritable démarche politique monumentale de la dynastie. A Taq-e-Bostan, non loin de Kermanshah, un fils de Fath Ali Shah se fait représenter avec ses deux fils dans l’encadrement d’un bas-relief Sassanide, tandis qu’un de ses petits-fils se fait représenter sur son trône avec son lion domestique près de Kazirun (daté de 1829-1830).
Il est aussi intéressant de remarquer que durant cette même décennie 1820-1830, Fath Ali Shah devient le premier souverain depuis la conquête de l’Islam à frapper monnaie avec son effigie et non plus seulement la calligraphie de son nom ou celle des Imams. Il y a eu au moins deux frappes de monnaie (autour de l’an 1245 de l’hégire selon le calendrier de l’époque, soit fin de la décennie 1820) présentant Fath Ali Shah sur son trône. Une pratique de la figuration du souverain qui est systématique dans les monnaies achéménides, parthes et sassanides. Fath Ali Shah peut ainsi tout à la fois diffuser son image en majesté au plus grand nombre, se placer dans une continuité millénaire et proposer une monnaie à l’esthétique proche des standards occidentaux.
Il est marquant de relever que l’usage conséquent fait par Fath Ali Shah de la référence à l’Antiquité dans la décennie 18120-1830 correspond à son entrevue avec le voyageur Robert Ker Porter (1775-1842). Ce dernier, d’origine écossaise, a écumé les sites archéologiques tout le long de son séjour, et témoigne dans son journal de voyage de l’intérêt que Fath Ali Shah prête à ses recherches lorsqu’il le reçoit à la cour en 1819 : « In the course of different subjects in which he did me the honour to speak, the questions he asked and the remarks he made on the antiquarian and various objects of my past and yet projected tour were full of acuteness » (3).
Fath Ali Shah, soucieux comme on l’a dit de soutenir son pouvoir par une politique culturelle de prestige, envisage la référence à l’Antiquité comme un moyen de légitimer la dynastie Kadjare. Pour reprendre la typologie établie par Max Weber, elle lui apporte une légitimité traditionnelle, en le plaçant dans la continuité des grandes dynasties qui ont régné sur la Perse, mais aussi une légitimité charismatique, en favorisant l’association du souverain à une figure solaire toute puissante. Cette démarche semble un choix mûri du Shah kadjar, antérieur à ses contacts renouvelés avec les Occidentaux. Il s’agit d’abord d’asseoir son pouvoir en interne. Nul doute pourtant que la fascination qu’il a pu constater chez les diplomates et les voyageurs l’a confortée dans sa politique. Les projets forts de la décennie 1820-1830 en portent la marque. Mais deux faits doivent être relevés. Tout d’abord, Fath Ali Shah ne fait référence à l’Antiquité perse qu’au travers du récit qu’en fait le Shahnameh, qui est plus un récit mythique qu’un écrit historique. Cela prouve qu’il n’a pas connaissance de l’historiographie occidentale sur son pays. Enfin, la référence à l’Antiquité ne fait pas l’objet d’une politique à part entière. Si les Pahlavi feront du passé antique de la Perse l’arme ultime contre le règne des mollahs (accusés d’être des envahisseurs arabes), Fath Ali Shah ne voit aucune contradiction entre Islam et Antiquité. Il remet au goût du jour la pratique millénaire de la figuration, mais il apparaît aussi comme un grand protecteur de la religion. Sous son règne s’épanouit un clergé durement éprouvé par un siècle de guerre civile. Confronté à la puissance de la Russie et de l’Angleterre, il s’agit pour lui de s’approprier tous les principes de légitimité qui peuvent l’aider à consolider son pouvoir.
Notes :
(1) Tancoigne, Lettres, page 104.
(2) Tancoigne, Lettres, page 230.
(3) Ker Porter, Travels, tome 2, page 523.
Bibliographie :
– J.M. Tancoigne (attaché du général Gardane), Lettres sur la Perse et la Turquie d’Asie, Paris, Nepveu, 1819.
– J.P. Luft, The kadjar rock reliefs, Iranian Studies, 2001.
– Robert Ker Porter, Travels in Georgia, Persia, Armenia, ancient Babylonia : during the years 1817, 1818, 1819, and 1820, Longman, Hurst, Rees, Orme, and Brown, 1821
– Abbas Amanat, Fath Ali Shah, Encyclopedia Iranica, 1999.
Alban Claude
Alban Claude est étudiant en master d’histoire antique à l’Ecole Normale Supérieure de la rue d’Ulm. Il étudie les échanges entre monde romain et monde perse antique dans le cadre de son mémoire portant sur la légion III Cyrénaïque. Son autre centre d’intérêt est l’usage de la référence à l’antiquité dans le cadre de la construction des identités nationales au XIXe siècle.
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