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Entretien avec Alice Franck : « Au Soudan, le Conseil militaire n’a jamais voulu transférer le pouvoir aux civils »

Par Alice Franck, Léa Masseguin
Publié le 17/06/2019 • modifié le 21/04/2020 • Durée de lecture : 6 minutes

Alice Franck

Qui sont les Forces de soutien rapide (FSR), responsables de la répression du sit-in de Khartoum ?

Les Forces de soutien rapide (FSR) sont des milices armées qui ont été progressivement institutionnalisées et intégrées dans l’appareil militaire soudanais à partir des années 2010. Ce sont ces mêmes milices qui sont responsables des violences au Darfour il y a 15 ans, et que l’on nomme les janjawid. Le 3 juin dernier, ces forces paramilitaires ont attaqué le sit-in ; elles ont violé, tué, jeté des dizaine de cadavres dans le Nil sans que l’armée ne vienne en aide aux manifestants en détresse. On sait aujourd’hui que les militaires ont fermé les portes du QG de l’armée empêchant les manifestants pacifistes d’échapper aux tirs nourris des janjawid, et qu’une partie des officiers jugés insuffisamment fidèles avaient été désarmés dans les jours précédents le massacre. La répression était donc planifiée.

La grande question n’est désormais plus de savoir si le Conseil militaire de transition est complice de ces violences mais plutôt quelles seront les conséquences de ce massacre sur les divisions internes au Conseil militaire de transition. Comment et jusqu’où les différentes forces armées du pays, au premier rang desquelles on compte l’armée, les FSR et les troupes de la sécurité intérieure (la NISS), représentées dans le conseil militaire, sont prêtes à manœuvrer ensemble pour conserver le pouvoir ? Dans ce contexte, la montée en puissance des forces paramilitaires (FSR) et de leur chef Hemedti, qui est vice-président du Conseil, est particulièrement inquiétante.

Quels indices indiquent que ces attaques étaient préméditées ?

Rétrospectivement, plusieurs indices montrent que ce massacre a été préparé. D’abord, le chef du Conseil militaire de transition, Abdel Fattah Abdelrahman Bourhane, a effectué, dans les semaines précèdant le massacre, des voyages diplomatiques en Égypte, aux Émirats arabes unis et en Arabie saoudite, alliés de toujours, et dont on connait la position favorable aux gouvernements militaires. Ces visites, dès le départ vues comme dangereuses par les manifestants, ont probablement servi au Conseil militaire de transition à bénéficier d’une sorte de « feu vert » de la part de ces puissances régionales, à négocier éventuellement l’entrée de matériel militaire, et à s’assurer d’un soutien financier à court et plus long terme, indispensable dans le contexte d’effondrement de l’économie soudanaise.

Par ailleurs, la sécurité intérieure soudanaise a ordonné le 30 mai, soit quelques jours avant la répression sanglante du sit-in, la fermeture du bureau de la chaine d’information Al-Jazeera qui couvrait la révolution soudanaise. Le blocage d’internet commencé le 3 juin et qui se poursuit jusqu’à aujourd’hui participe de cette même volonté du Conseil militaire de transition d’empêcher la bonne circulation des informations.

Le Soudan étant coupé du monde, les informations sur le nombre exact de morts et blessés comme sur les actes commis le 3 juin et dans les jours qui ont suivi ont mis plusieurs jours à paraitre dans les médias occidentaux. Il reste jusqu’à aujourd’hui des incertitudes sur l’ampleur du massacre, de nombreuses personnes restant disparues. Enfin, il faut rappeler que les négociations politiques étaient déjà à l’arrêt depuis une dizaine de jours (le 21 mai) et que des incidents avaient eu lieu à plusieurs reprises sur les marges du sit-in, faisant environ une dizaine de morts parmi les manifestants.

Tout cela montre que le Conseil militaire de transition n’a jamais voulu transférer le pouvoir aux civils. Personne ne croit à la proposition du CMT d’organiser des élections dans 9 mois. C’est d’ailleurs la même proposition qui avait été faite après le coup d’Etat d’Omar el-Béchir en 1989, il y a trente ans.

Quelle est la situation au Soudan depuis le 3 juin ?

Il faut bien se rendre compte que depuis le 3 juin, la ville de Khartoum est bouclée par les Janjawid. La population est terrorisée et extrêmement choquée par ce qui s’est passé le 3 juin. Les pratiques des FSR soumettent les habitants à la violence arbitraire et à des exactions répréhensibles par la justice internationale : humiliations, pillages, viols, assassinats dans les maisons… Cependant, le mouvement de protestation se poursuit même si les armes sont extrêmement inégales. L’appel à la grève générale lancé par l’Alliance pour la liberté et le changement (ALC) a été massivement suivi dans la capitale et dans d’autres villes soudanaises telles que Port Soudan, Atbara, Wad Medani… Et ce durant trois jours, et malgré les intimidations dont ont été victimes les personnels de l’aéroport, des secteurs bancaires etc. Les forces démocratiques ont ainsi démontré qu’ils ont l’adhésion de l’immense majorité de la population et qu’ils peuvent à tout moment solliciter l’arrêt total des activités au Soudan.

Face à cette violence, certains civils appellent à une résistance armée. Peut-on craindre un risque de guerre civile ?

Il faut souligner que jusqu’à présent, les manifestants ont été exemplaires et ont continué de manifester pendant plus de cinq mois pacifiquement malgré les morts et la violence. Nous sommes face à un mouvement démocratique exceptionnel, qui s’est structuré durant des mois, qui s’ancre dans des mouvements plus anciens (manifestations de 2012, 2013 et janvier 2018) et qui résiste malgré les vents contraires. Cela terrorise d’une part les gouvernements autoritaires de la région, et inspire d’autre part d’autres mouvements comme les contestations en Algérie. L’ALC continue d’appeler à la non-violence, refusant ainsi de nourrir les discours sur le chaos et la sécurité nationale du Conseil militaire de transition. Si depuis la répression du 3 juin on constate sur les réseaux sociaux une augmentation des appels à la résistance armée, il faut relativiser les possibilités de prendre les armes dans le contexte actuel où les civils sont choqués et les FSR disposent d’environ 10 000 hommes armés dans Khartoum.

En ce qui concerne les risques de conflit civil, le Soudan est en proie à des troubles internes et à des conflits civils quasiment sans interruption depuis son indépendance en 1956, notamment dans les régions périphériques (le Sud, le Darfour mais également le Sud Kordofan, le Nil Bleu et la région Est). Les groupes rebelles armés, notamment du Darfour, sont jusqu’à présents restés relativement discrets dans le processus de négociations du transfert de pouvoir aux civils. Reste que l’intégration régionale constitue l’un des défis majeurs du gouvernement qui assoira son pouvoir.

Que pensez-vous de la réaction internationale après ces événements ?

La réaction de la communauté internationale est dans l’ensemble très décevante, même si les Etats-Unis et le Royaume-Uni ont condamné l’usage excessif de la violence un peu plus fermement que les autres démocraties occidentales. Seule l’Union africaine (UA) a affirmé dès la chute d’Omar al-Béchir une position claire en faveur de la transition du pouvoir aux civils, et en suspendant le Soudan de cette instance depuis le massacre du 3 juin. Mais son pouvoir est plus que limité.

Or, il faudrait un soutien bien plus fort de la communauté internationale pour faire pression sur le CMT et sur ses alliés régionaux. Pourquoi l’Europe ne soutient-elle pas plus franchement les forces démocratiques dans un pays qui semble vouloir tirer un trait sur trente ans de régime islamiste, dans une région sahélienne où elle s’engage par ailleurs dans la lutte contre le terrorisme ? Comment se fait-il que la France n’affirme pas son inquiétude vis-à-vis d’une possible déstabilisation régionale vers le Tchad et la RCA en lien avec la montée en puissance des FSR impliqués dans le conflit au Darfour comme dans les troubles en Centrafrique ? Il y a enfin un manque de clairvoyance à penser la stabilité du régime comme garante d’un meilleur contrôle des frontières et donc des flux migratoires dans la mesure où la violence actuelle, associée à la crise économique qui sévit depuis plusieurs années dans le pays va continuer à alimenter les départs du Soudan, là où un changement de régime ouvrirait d’autres perspectives à une jeunesse désabusée.

Lire également :
 Entretien avec Raphaëlle Chevrillon-Guibert et Alice Franck – Retour sur trente ans de politique au Soudan, à la suite de la chute d’Omar el-Béchir (1/2)
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 Entretien avec Clément Deshayes – Au Soudan, « Sous la pression de la rue, le scénario d’un gouvernement civil devient possible »

Publié le 17/06/2019


Léa Masseguin est étudiante en Master 2 Gouvernance et Intelligence internationale dans le cadre d’un double diplôme entre Sciences Po Grenoble et l’Université internationale de Rabat. Passionnée à la fois par l’actualité et la diplomatie, elle a travaillé au sein du quotidien libanais L’Orient-Le Jour et à la Représentation permanente de la France auprès des Nations unies à New York. Elle s’intéresse à la région du Proche-Orient, en particulier la Syrie et le Liban.


Maîtresse de conférences en géographie à l’université Paris 1 Panthéon-Sorbonne (UMR PRODIG), Alice Franck travaille depuis le début des années 2000 sur le Soudan et plus particulièrement sur l’agglomération du Grand Khartoum. Après des travaux sur l’agriculture en ville, les questions foncières et de requalification urbaine, elle obtient en 2013 un détachement au poste de chercheur-coordinateur du CEDEJ-Khartoum, lui permettant de poursuivre ses travaux sur les transformations de la société soudanaise et de la ville en lien avec le contexte de séparation du Soudan du Sud.


 


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