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Entretien avec Raphaëlle Chevrillon-Guibert et Alice Franck – Retour sur trente ans de politique au Soudan, à la suite de la chute d’Omar el-Béchir (2/2)

Par Alice Franck, Claire Pilidjian, Raphaëlle Chevrillon-Guibert
Publié le 09/05/2019 • modifié le 21/05/2019 • Durée de lecture : 7 minutes

Lire la partie 1

Comment Omar el-Béchir a-t-il joué sur les rivalités entre ethnies du pays ?

Comme nous venons de l’évoquer, les inégalités de développement et de répartition des richesses entre les différentes régions du pays sont considérables et recoupent largement des critères ethniques voire raciaux, renforçant encore la complexité des questions identitaires d’un pays à la charnière du monde arabe et de l’Afrique subsaharienne. Ces dernières s’inscrivent par ailleurs sur le temps long. Sans remonter aux séquelles de l’esclavage pourtant essentielle pour comprendre les clivages actuels et les articulations entre ethnicité, arabité et sentiment national, on peut rappeler qu’à l’indépendance du pays en 1956, le nationalisme qui irradie le pays tente de faire disparaître les référents ethniques qui avaient lors de la période précédente largement structuré l’administration coloniale – l’Indirect Rule était en effet largement fondée sur des critères ethniques et ne fut pas appliquée partout, ni de la même manière selon les régions du pays. Elle fut mise en œuvre notamment dans le Sud et au Darfour où l’administration coloniale n’avait pas les moyens de régner sans l’appui des leaders locaux et est contrainte de s’appuyer sur ces derniers. Cette administration tribale se superpose à l’administration coloniale directe mise en place dans d’autres régions et crée un système à deux vitesses encore renforcé par des investissements qui se concentrent massivement dans le centre du pays et en particulier dans la vallée du Nil et donc sur les populations qui y vivent, que l’on désigne généralement comme les Arabes de la vallée du Nil ou les awlad el balad.

Sur le plan idéologique, les islamistes étaient pour leur part, au départ, également favorables à mettre un terme aux référents ethniques. Mais rapidement, face au manque de moyens, ils se sont largement appuyés sur des leaders régionaux et donc sur des bases ethniques. Ils ont ensuite réactivé cette administration indirecte en l’institutionnalisant, pour certains groupes ethniques, sous de nouvelles formes et à tous les échelons administratifs. C’est pour cela que l’ethnie revêt un caractère particulièrement politique au Soudan. La représentation même des groupes est institutionnalisée dans l’appareil étatique et cela, différemment selon les régions et les groupes d’appartenance. En outre, il faut noter le rôle important que joue le recours à des réseaux de solidarité ethniques, notamment pour les populations des régions périphériques et défavorisées, sans qu’il y ait là de raisons idéologiques.

Prenons l’exemple de l’université : jusque dans les années 1980, il faut se rendre à Khartoum pour y étudier. A l’internat, les Soudanais de toutes les régions se mélangent. Dans les années 1990, les islamistes développent des universités dans d’autres régions mais n’ont pas les moyens de créer des bourses ou des internats. Aussi, lorsque l’on vient de périphérie, on s’appuie sur un réseau familial, et donc ethnique – pour se loger, trouver un travail sur place, etc. Le phénomène se fait donc d’une manière presque inconsciente. Au contraire, si l’on vient d’un milieu favorisé et que l’on a davantage de moyens, on dépend moins de ces réseaux. La fin en 2012 des politiques de discrimination positives dans les universités censées participer du rééquilibrage des chances pour les étudiants du Darfour va d’ailleurs constituer un facteur déclencheur dans les manifestations de 2012. Là encore, les revendications des étudiants s’agrègent à d’autres mécontentements liés aux pratiques autoritaires et fortement injustes du régime.

Quel est le rôle de ces clivages ethniques lors du conflit au Darfour ?

Concernant le conflit du Darfour, on oublie souvent qu’au démarrage il y a une rébellion qui éclate pour revendiquer plus de justice régionale. Cela n’explique pas la violence de la répression du régime mais permet de replacer le conflit dans son contexte politique plus large. La crise surgit dans l’actualité à un moment où le Sud est en passe d’obtenir la signature d’un accord de paix après des décennies de guerre et négocie son droit à l’autodétermination.

Très défavorisé également, le Darfour craint d’être le laissé pour compte de ces accords et entre en rébellion. La réaction du gouvernement sera extrêmement violente, car il est en train de « perdre » le Sud et souhaite préserver ce qui reste de son territoire national. C’est finalement dans la méthode de répression employée que ce régime va tout d’abord jouer sur ou renforcer les dissensions ethniques au sens où il choisit d’armer des milices arabes du Darfour pour mater la rébellion. Cette technique de guerre qui a été largement utilisée dans le conflit avec le Sud permet au gouvernement de faire la guerre à moindre coût, d’autant que les milices sont désœuvrées depuis que les négociations de paix avec le Sud ont commencé (2001) et lui évite d’engager trop largement les troupes de l’armée régulière parmi lesquelles on compte un grand nombre de Darfouris. Cette stratégie du gouvernement va cristalliser et renforcer un grand nombre de clivages ethniques préexistants dans la région.

Quelle est la position de la communauté internationale vis-à-vis d’Omar el-Béchir, étant donné son inculpation par la Cour pénale internationale pour génocide en 2009 ?

Cette inculpation met à nouveau le pays au ban de la communauté internationale alors que le Comprehensive Peace Agreement (l’accord de paix avec le Sud 2005) aurait pu redorer l’image du Soudan sur le plan international. La guerre du Darfour qui éclate à l’hiver 2003 efface cette possibilité. L’inculpation de nombreux dignitaires du régime et d’Omar el-Béchir par la Cour pénale internationale pour leurs crimes au Darfour met fin aux possibilités de dialogue avec le régime et aux chances de négocier une solution politique au conflit du Darfour qui se poursuit jusqu’à aujourd’hui. Mais l’inculpation change aussi les choses de l’intérieur : dans l’ensemble, les Soudanais trouvent injuste cette accusation de génocide qui vient finalement nourrir la propagande antioccidentale dont le président tire profit en ralliant davantage de monde derrière lui, à un moment où le pétrole afflue encore.

Sur le plan international, il est certain que Béchir est devenu un personnage peu fréquentable en 2009 ; et pourtant, il le redevient lorsque le verrou libyen qui freinait les migrations vers l’Europe éclate. Au vu de ce qui est considéré – à tort – comme une crise migratoire de l’autre côté de la Méditerranée, Béchir redevient un homologue avec qui il est possible de dialoguer. En 2014, la mise en place du « processus de Khartoum » qui porte sur les migrations internationales montre ainsi que le Soudan et le régime de Khartoum est désormais considéré par les Européens comme un potentiel régulateur des migrations venues de la corne de l’Afrique. La stabilité du régime de Khartoum rassure par ailleurs les Occidentaux, dans un environnement sahélien largement troublé.

Dans un contexte où le régime a besoin de tous les soutiens financiers et politiques possibles, il n’hésite pas à se servir de l’opportunité que représente le contrôle migratoire. La mémoire courte des chancelleries occidentales et l’attention privilégiée qui y est donnée à la stabilité s’est d’ailleurs bien illustrée dans le regard qu’elles ont porté sur les quatre premiers mois de contestations du régime : alors que les manifestations ont commencé le 19 décembre 2018, il a quasiment fallu attendre la chute de Béchir en avril 2019 pour que la diplomatie occidentale manifeste officiellement un intérêt pour les aspirations du peuple soudanais.

Que reproche le peuple soudanais à Omar el-Béchir ? Quelles sont ses revendications ?

Si le problème économique est le facteur déclencheur de la révolte, le mouvement est dès le départ politique comme le démontre les cibles visées par les premières manifestations : les bureaux du parti au pouvoir (NCP), de la sécurité nationale (NISS), et la chambre de la zakat institution de charité

Les slogans révolutionnaires sont anti-islamistes et se fondent sur des appels à la liberté, la justice et à la paix. Il y a un élan, une convergence des différentes couches de populations contre le régime, mais aussi au-delà contre le système islamiste, contre la corruption, contre les inégalités sociales, etc. Le peuple est las de ce régime de son système sécuritaire, mais aussi son hypocrisie – on a vu par exemple dans des vidéos des manifestants que les dignitaires islamistes du régime possédaient d’importantes sommes d’argent liquide ou consommaient de l’alcool.

Enfin, on voit des slogans très inclusifs dans les rues – dont il faudra, là aussi, voir ce qu’ils deviennent dans le cadre d’une transition civile. Au début des manifestations, par exemple, le régime a prétendu que les Darfuriens agitaient les rues de Khartoum ; les manifestations ont immédiatement répondu « on est tous Darfour ». Chez la jeunesse surtout éclate ce ras-le-bol des clivages raciaux, sociaux et ethniques. Sur les murs de Khartoum naissent des appels à accepter la « part africaine » du Soudan, à sortir du clivage africain/arabe. Toutefois, les aspirations des manifestants ne sont pas monolithiques et la façon dont la transition civile pourra les concilier pose question. L’expérience vécue sous ce régime selon la région et la classe sociale à laquelle on appartient a créé des attentes variées ; c’est aussi la question d’une représentation civile nationale qui est en jeu dans la constitution d’un conseil de transition.

Y avait-il eu des tentatives de révolte durant les printemps arabes ?

Les Soudanais ont regardé avec grand intérêt les printemps arabes qui se sont déroulés non loin de leurs frontières. Dès 2012, des premières manifestations éclatent ; à cette époque, le Soudan semblait s’ouvrir un peu et la pression sociale sur le régime semblait dans une certaine mesure moins forte qu’aujourd’hui mais cela n’empêche pas que la réaction du régime se révèle d’une extrême violence : les manifestations sont violemment matées. Elles reprennent en 2013, à l’automne, avec une ampleur plus importante encore. La répression fait 200 morts en une seule journée, selon les estimations. A cette époque, les manifestants sont pour l’essentiel des populations issues des régions périphériques. Ils ne sont pas vraiment proches du régime, et sont facilement stigmatisés. Le régime profite des a priori existants sur ces populations pour mener sa répression violente.

Aujourd’hui, au contraire, c’est le cœur du soutien du pouvoir qui se révolte. On voit des enfants de dignitaires du régime dans la rue. Les classes aisées de Khartoum convergent enfin avec les périphéries. C’est aussi pour cela que le mouvement pose autant de difficulté au régime : ce sont ses soutiens habituels qui protestent. Khartoum est devenu depuis le 6 avril le centre de la révolution où un sit-in s’organise aux abords du QG de l’armée. Les manifestants affluent de toutes les régions du pays pour prêter main-forte aux manifestants de la capitale soudanaise. Après les renforts arrivés des villes de la vallée du Nil comme Atbara, de la Gézira comme Gedaref – qui ont été les deux premières villes à se soulever en décembre 2018, les soutiens arrivent du Darfour et des Monts Noubas.

Les révoltes soudanaises et algériennes se télescopent et s’influencent. L’ampleur de la foule rassemblée lors des premières manifestations en Algérie et son efficacité a probablement encouragé la foule soudanaise à descendre dans la rue, comme aujourd’hui la ténacité des manifestants soudanais peut participer à encourager les Algériens à résister.

Publié le 09/05/2019


Claire Pilidjian est diplômée de l’Ecole Normale Supérieure de la rue d’Ulm en sciences sociales, de l’Ecole des affaires internationales de Sciences Po en « Human Rights and Humanitarian Action » et de l’Ecole des Hautes Etudes en Sciences sociales. Dans son mémoire de recherche, elle s’est intéressée aux enjeux politiques d’une controverse survenue en Jordanie après la diffusion de la première production de Netflix en langue arabe. 


Raphaëlle Chevrillon-Guibert est politologue, chargée de recherche à l’Institut de Recherche pour le Développement (IRD) et affectée à l’UMR PRODIG (CNRS, Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, Paris 4 Sorbonne, Paris 7 Denis Diderot, IRD, AgroParisTech). À partir d’une approche d’économie politique, elle a étudié pendant quinze ans les ressorts du régime islamiste soudanais. Aujourd’hui, elle poursuit son analyse en s’intéressant aux ressources naturelles et aux conflictualités que leur accès et leur exploitation génèrent au Soudan mais également au Tchad et au Maroc.


Maîtresse de conférences en géographie à l’université Paris 1 Panthéon-Sorbonne (UMR PRODIG), Alice Franck travaille depuis le début des années 2000 sur le Soudan et plus particulièrement sur l’agglomération du Grand Khartoum. Après des travaux sur l’agriculture en ville, les questions foncières et de requalification urbaine, elle obtient en 2013 un détachement au poste de chercheur-coordinateur du CEDEJ-Khartoum, lui permettant de poursuivre ses travaux sur les transformations de la société soudanaise et de la ville en lien avec le contexte de séparation du Soudan du Sud.


 


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