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Entretien avec Dima Alsajdeya : « l’Égypte estime qu’elle n’a pas à prendre en charge les coûts de l’occupation et de la guerre israélienne à Gaza »

Par Dima Alsajdeya, Ines Gil
Publié le 21/03/2024 • modifié le 21/03/2024 • Durée de lecture : 7 minutes

Dima Alsajdeya

Une offensive militaire de l’armée israélienne se prépare à Rafah, qui devait pourtant, selon Israël, être un lieu sûr pour les civils. Pour fuir les combats vers l’Égypte, les Palestiniens doivent payer des milliers de dollars à des intermédiaires. Pourquoi Le Caire n’ouvre-t-il pas sa frontière avec le territoire palestinien ?

Pour comprendre la position égyptienne, il faut prendre en compte plusieurs paramètres. Tout d’abord, et c’est selon moi un point essentiel, l’Égypte estime qu’elle n’a pas à prendre en charge les coûts de l’occupation et de la guerre israélienne à Gaza. Israël étant la puissance occupante, selon les Conventions de Genève, c’est aux Israéliens que revient la charge d’administrer les populations vivant en territoire occupé, en l’occurrence à Gaza, et de payer les coûts afférants (éducation, santé, etc.). Selon l’Égypte, la question ne devrait pas être : pourquoi Le Caire n’ouvre-t-il pas ses frontières, mais plutôt : pourquoi la communauté internationale ne fait-elle pas pression pour un cessez-le-feu ? et comment se fait-il qu’il soit permis de parler si librement de la déportation des Palestiniens ?

De plus, en ouvrant ses frontières, l’Égypte dévierait de sa position historique adoptée dès les années 1950. La déportation des Palestiniens vers le Sinaï obéit à une logique israélienne ancienne, selon laquelle les Palestiniens seraient supposément « fongibles » dans les autres pays arabes et que leur installation en Égypte effacerait leur palestinité. Pour l’Égypte, obéir à la logique de déportation, c’est obéir à cette logique israélienne d’autant plus que le projet d’expulsion des Palestiniens de la bande de Gaza n’est pas nouveau. En 2017, après sa sortie de détention, l’ancien président égyptien H. Moubarak, avait affirmé qu’à son arrivée au pouvoir, dans les années 1980, les Israéliens lui avaient proposé de réinstaller les Palestiniens dans le Sinaï, ce qu’il avait refusé. La proposition israélienne avait été réitérée en 2010. La volonté d’expulsion des Palestiniens est un sujet récurrent qui revient à chaque fois que l’opportunité se présente pour les Israéliens. Au début de la guerre à Gaza, la fuite d’un document officiel israélien confirmait le projet de leur expulsion vers l’Égypte en trois étapes : établir des villes, sous forme de campements, créer un corridor humanitaire et construire des villes, cette fois de manière pérenne, dans le nord du Sinaï pour les nouveaux réfugiés.

Avant même la fuite de ce document, Abdel Fattah Al-Sissi s’était exprimé en affirmant que l’Égypte n’accepterait pas l’expulsion et l’accueil des Palestiniens, principalement pour des raisons sécuritaires. Le président égyptien craint en effet que les opérations contre Israël ne se déplacent sur son territoire et transforment le Sinaï en base d’opérations contre Israël, ce qui entraînerait une riposte militaire israélienne et mettrait en péril le traité de paix israélo-égyptien.

Pour rappel, d’un point de vue juridique, l’expulsion des Palestiniens constituerait une violation de la quatrième convention de Genève relative à la protection des civils en temps de guerre. Historiquement, les Palestiniens qui ont été expulsés de leur territoire n’ont jamais pu y revenir. L’idée de les déporter afin d’achever les opérations militaires israéliennes ne paraît pas crédible et n’est, quoi qu’il en soit, pas susceptible de convaincre les Égyptiens.

Par ailleurs, l’Égypte n’a pas les moyens économiques d’accueillir les Palestiniens dans la mesure où le pays traverse actuellement une crise sans précédent : inflation record, dévaluation de la livre égyptienne, dette publique massive. Même en bénéficiant d’une aide internationale, déjà évoquée par les États-Unis sous forme d’un allégement de la dette et d’un soutien financier considérable, certains coûts ne pourraient être couverts par l’Égypte.

Existe-t-il des dissensions au niveau du pouvoir égyptien sur la situation à Gaza ?

Il existe en effet des différences dans le ton employé entre le discours du ministère des Affaires étrangères (MAE) et la présidence concernant la situation à Gaza.

Au début de la guerre, le MAE s’est appuyé sur un lexique conventionnel, en évoquant les dangers de l’escalade et en faisant des appels à la retenue. Au fil des semaines, son lexique est devenu beaucoup plus ferme. Sameh Choukri, le ministre égyptien des Affaires étrangères, a dénoncé la liquidation de la question palestinienne par Israël. En parallèle, la représentation égyptienne à l’ONU a utilisé des termes encore plus forts, en parlant d’un plan systématique d’anéantissement des Palestiniens, en les tuant ou en les déplaçant, et en critiquant la politique de double standard de la communauté internationale.

Par ailleurs, la présidence a adopté un discours beaucoup moins ferme vis-à-vis d’Israël. Abdel Fattah Al-Sissi a appelé les Israéliens à laisser passer de l’aide humanitaire et à ne pas adopter une politique de punition collective, contraire au droit international, afin d’éviter une famine généralisée. Il a également évoqué des éléments de droit avec la recherche de la paix, de la justice, faisant référence aux accords d’Oslo (1993) et à l’initiative de paix de Beyrouth de 2002, ce qui semble en décalage avec la situation politique actuelle. Dans le discours du président égyptien toutefois, c’est la menace sécuritaire liée à l’installation de milliers de Palestiniens dans le Sinaï qui domine. C’est également la position soutenue par l’armée depuis le début de la guerre.

Ces deux discours ne sont pas contradictoires, mais ils ne visent pas le même public. On pourrait imaginer que celui du MAE s’adresse avant tout à l’opinion publique égyptienne, qui soutient la cause palestinienne, et cherche à contenir la colère populaire. En revanche, le discours présidentiel s’adresse davantage aux pays occidentaux en s’alignant sur l’opinion de la communauté internationale, qui condamne les actions du Hamas, considéré comme un groupe terroriste.

Ces dissensions relèvent aussi d’une réalité politique égyptienne ancrée. Historiquement, sur la question palestinienne, des divisions ont toujours existé entre le MAE et la présidence. La veille de la visite de Sadate à Jérusalem en 1977, le ministre égyptien des Affaires étrangères avait alors démissionné pour marquer sa désapprobation vis-à-vis de l’initiative du président égyptien. Des tensions notables ont aussi eu lieu entre H. Moubarak et l’ancien ministre Amr Moussa après le déclenchement de la seconde intifada, entraînant la marginalisation du MAE et donnant plus de poids aux services de renseignements égyptiens sur ce dossier.

Cela dit, malgré ces divisions, la présidence est toujours la dernière décisionnaire.

Le Hamas émane du courant des Frères musulmans, même s’il s’en est détaché ces dernières années. Cela a-t-il une influence sur ses relations avec l’Égypte ?

L’histoire des relations entre l’Égypte et le Hamas a toujours été compliquée, notamment en raison de la proximité du groupe palestinien avec les Frères musulmans. Sous H. Moubarak, quand le Hamas a pris le pouvoir suite au coup de force de 2007, les relations avec Le Caire étaient particulièrement tendues. Par la suite, lorsque les Frères musulmans arrivent au pouvoir entre 2012 et 2013 avec l’élection de Mohamed Morsi, le Hamas a misé sur son rapprochement avec l’organisation des Frères musulmans pour améliorer la situation dans la bande de Gaza et contourner son isolement international. En conséquence, à la chute de Morsi, les relations vont de nouveau se compliquer entre le nouveau président Al-Sissi et le groupe palestinien. Le Hamas va pâtir de cette situation pendant plusieurs années du fait des restrictions égyptiennes pour le passage de personnes et de biens à Rafah.

Ainsi, en 2017, à l’arrivée au pouvoir à la tête du Hamas de Yahya Sinwar, réputé plus pragmatique et coopératif que ses prédécesseurs, le groupe palestinien a voulu montrer une forme de détachement vis-à-vis des Frères musulmans dont il est historiquement proche. Il a ainsi publié un document de politiques et de principes généraux dans lequel il ne faisait aucune mention de ses liens avec l’organisation des Frères musulmans, même si le groupe palestinien ne s’en détachait pas totalement. Il aurait ensuite coopéré avec Le Caire en participant à la répression des mouvements jihadistes dans le Sinaï, tout en veillant à la sécurité à la frontière. Ceci a entraîné un changement de traitement par l’Égypte, avec une ouverture plus fréquente des frontières entre la bande de Gaza et le territoire égyptien. Cela a notamment permis au chef de la branche politique du Hamas, Ismaël Haniyeh, de sortir de la bande de Gaza pour organiser des tournées diplomatiques.

Durant les premières semaines de la guerre Hamas-Israël, l’Égypte ne semble pas s’être imposée comme un interlocuteur majeur, contrairement au Qatar et contrairement aux précédentes guerres, pendant lesquelles elle a souvent été un médiateur principal entre le Hamas et Israël. Néanmoins, depuis le début de l’année 2024, Le Caire s’est montré plus actif sur ce dossier. Comment l’expliquer ?

Effectivement, au début de la guerre, la médiation qatarie semblait plus active. Cela pourrait s’expliquer par une préférence de la part du Hamas, du fait de la proximité idéologique. Doha dispose par ailleurs d’un vrai levier sur le Hamas en raison de son soutien financier au groupe palestinien. Néanmoins, je ne crois pas que l’Égypte se soit réellement effacée. Elle était probablement plus en retrait que le Qatar au début de la guerre, mais elle a joué un rôle dans les premières libérations d’otages et a participé en novembre 2023, à la négociation de la trêve aux côtés du Qatar et des Etats-Unis. Après tout, Gaza partage ses frontières avec l’Égypte et le Hamas n’a donc pas intérêt à écarter Le Caire des négociations.

À partir du mois de décembre 2023, les Égyptiens ont été bien plus visibles, ils ont proposé une initiative avec un plan en trois étapes pour une trêve. C’est sans doute l’intensité et la gravité de la situation à Gaza, avec la crainte d’une offensive à Rafah, la catastrophe humanitaire, et les menaces israéliennes d’envahir le corridor de Philadelphie ou Salah Eddin, qui ont renforcé l’activité diplomatique égyptienne.

Dans ce contexte, l’accord de paix entre Le Caire et Tel-Aviv est-il selon vous menacé ?

Le traité de paix entre l’Égypte et Israël est très important pour les deux pays. Leur coopération sécuritaire et militaire est cruciale, elle profite aux Israéliens comme aux Égyptiens. Les Israéliens y tiennent particulièrement car depuis la fin des années 1970, elle leur permet de mobiliser leurs forces sur d’autres fronts. Quand les Égyptiens ont signé le traité de paix avec Israël, ils ont libéré un front permettant aux Israéliens d’avancer au nord et d’envahir Beyrouth peu de temps après. Ce fut un soulagement militaire et politique.

Des menaces pour suspendre ou mettre fin au traité de paix ont émergé depuis le début de la guerre à Gaza. Elles sont peut-être dues à des fuites orchestrées par le MAE pour faire pression sur les Israéliens, mais elles sont avant tout à appréhender comme un langage politique et diplomatique car elles ont été démenties par le MAE égyptien comme par Israël.

Depuis sa signature en 1979, la solidité du traité de paix israélo-égyptien a été plusieurs fois éprouvée, comme ce fut le cas au moment de l’invasion israélienne de Beyrouth en 1982, lors des bombardements israéliens en Irak ou encore lors des deux Intifadas palestiniennes. Même si la nature du conflit actuel demeure différente, ce traité semble pour l’instant suffisamment solide pour résister à la guerre.

Publié le 21/03/2024


Ines Gil est Journaliste freelance basée à Beyrouth, Liban.
Elle a auparavant travaillé comme Journaliste pendant deux ans en Israël et dans les territoires palestiniens.
Diplômée d’un Master 2 Journalisme et enjeux internationaux, à Sciences Po Aix et à l’EJCAM, elle a effectué 6 mois de stage à LCI.
Auparavant, elle a travaillé en Irak comme Journaliste et a réalisé un Master en Relations Internationales à l’Université Saint-Joseph (Beyrouth, Liban). 
Elle a également réalisé un stage auprès d’Amnesty International, à Tel Aviv, durant 6 mois et a été Déléguée adjointe Moyen-Orient et Afrique du Nord à l’Institut Open Diplomacy de 2015 à 2016.


Dima Alsajdeya est Chercheuse associée à la chaire Histoire contemporaine du monde arabe au Collège de France, docteure en relations internationales de l’université Paris-Panthéon-Assas (centre Thucydide). Elle a mené ses recherches de doctorat sur la place de la question israélo-palestinienne dans la politique étrangère de l’Égypte sous H. Moubarak.


 


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