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David Rigoulet-Roze est chercheur associé à l’IRIS, spécialisé sur la région du Moyen-Orient et plus particulièrement la péninsule Arabique. Docteur en Sciences politiques, il est enseignant et chercheur, rédacteur en chef de la revue Orients Stratégiques (L’Harmattan). Auteur de plusieurs ouvrages et de nombreux articles sur les problématiques régionales, il est régulièrement sollicité pour la rédaction d’études et de notes de consultance par des institutions publiques et/ou privées. Durant cet entretien, il analyse la position israélienne sur la guerre en Ukraine.
Israël entretient des liens importants à la fois avec l’Ukraine et avec la Russie. C’est d’abord le cas historiquement et démographiquement via la diaspora juive issue de l’ancienne Union soviétique ayant fait l’alyah (le retour) en Israël et comptant près de 1,5 million sur 9,4 millions d’Israéliens. C’est considérable puisqu’elle forme la première communauté juive du pays représentant près de 20 % de la population du pays. Bien qu’étant souvent indifféremment appelés « Russes » par les autres Israéliens, ces Juifs sont répartis assez équitablement entre Russophones (légèrement majoritaires) et Ukrainophones (qui seraient près de 400 000). La plupart d’entre eux sont arrivés après l’effondrement de l’ancienne Union soviétique, durant les années 1990 même si la dynamique migratoire avait commencé dans les années 1980. Mais les liens sont aussi désormais économiques : les relations commerciales diversifiées (biens, services et denrées alimentaires) entre Israël et la Russie, de l’ordre de près de 3 milliards de dollars, n’ont cessé de croître au cours des 30 dernières années. Elles sont dix fois plus importantes qu’avec l’Ukraine avec laquelle un accord de libre-échange est néanmoins entré en vigueur le 1er janvier 2021, d’où l’Etat hébreu importe pour quelque 800 millions de dollars de matières premières et céréales.
De ce fait, la position diplomatique d’Israël est compliquée à gérer depuis le début de la guerre le 24 février 2022. Si Yair Lapid, le ministre israélien des Affaires étrangères, a immédiatement condamné « l’attaque russe contre l’Ukraine » comme une « violation grave de l’ordre international », il avait préalablement affirmé dans une interview accordée au Times of Israël le 18 février précédent, soit juste avant le déclenchement du conflit, que s’[il faisait] preuve d’une plus grande prudence dans [ses] propos à ce sujet que n’importe quel autre ministre des Affaires étrangères d’un pays occidental », c’est « probablement parce qu’[il avait] un problème qu’aucun autre n’a par ailleurs : celui de deux très importantes communautés juives [en Russie et en Ukraine] que nous devons être en mesure de protéger [la Russie compterait encore 1,5 million de juifs contre quelque 200 000 en Ukraine, NDA] [1].
C’était une façon diplomatique d’admettre par anticipation qu’il ne pouvait pas se prononcer de manière trop tranchée sur ce conflit. Après l’invasion de l’Ukraine par la Russie, tout en condamnant l’invasion russe, Israël a d’ailleurs choisi de ne pas soutenir le régime de sanctions imposé par les pays occidentaux à Moscou.
Les premières semaines, les Israéliens ont été mobilisés sur ce dossier à travers la tentative de médiation effectuée par le Premier ministre Naftali Bennett le 5 mars 2022. Fait notable, il s’était alors rendu à Moscou en plein Shabbat, alors même qu’il est résolument pratiquant. Dans son discours en visioconférence destiné aux élus de la Knesset le 21 mars 2022, le Président Volodymyr Zelensky avait salué la position médiatrice d’Israël : « Le Premier ministre israélien, Naftali Bennett, essaie de trouver un chemin pour la négociation avec la Russie et nous lui sommes reconnaissants pour tous ses efforts, afin que tôt ou tard, nous puissions commencer la discussion avec la Russie. Peut-être à Jérusalem. C’est le bon endroit pour trouver la paix. Si c’est possible ». Mais les semaines suivantes, c’est la Turquie qui s’était finalement affirmée depuis le précédent d’une rencontre organisée à Istanbul, le 10 mars 2022, entre les ministres des Affaires étrangères russe et ukrainien, comme principale médiatrice confirmée par les pourparlers entamés le 30 mars suivant, car le dossier de la guerre en Ukraine semblait peut-être trop délicat pour Israël. Il existe certes une sensibilité éminemment particulière des Israéliens à la situation ukrainienne, notamment réveillée par les craintes de dégradation du site mémoriel du massacre de Babi Yar lors d’une frappe russe effectuée le 1er mars 2022 sur la tour de télévision à Kiev. Mais Israël n’entend cependant pas mettre à mal les bonnes relations qu’elle entretient avec Moscou, principalement bâties ces dernières années entre l’ancien Premier ministre Benjamin Netanyahou et le président russe Vladimir Poutine. Pas moins d’une dizaine de rencontres ont de fait eu lieu ces dernières années entre les deux hommes sur les questions stratégiques et sécuritaires. Et Naftali Bennett souhaite maintenir ces liens privilégiés avec la Russie, principalement à cause de la question iranienne en général, avec la problématique nucléaire omniprésente, et de la présence iranienne en Syrie en particulier.
Le problème demeure que le pays agresseur est la Russie. Mais Israël ne veut pas être trop accusateur vis-à-vis de Moscou car depuis plusieurs années, il y a un accord tacite avec Vladimir Poutine qui ferme les yeux sur les frappes israéliennes sur des positions du Hezbollah et de l’Iran en Syrie. Les frappes israéliennes en Syrie ont toujours été menées en prévenant la Russie au préalable pour éviter tout « accident », dans la mesure où le ciel syrien est sous contrôle russe. D’ailleurs, les généraux israéliens en lien direct avec leurs homologues de l’armée russe sont généralement des russophones. De fait, les Russes ont refusé la demande d’al-Assad de connecter les systèmes de défense anti-aérienne russe et syrienne. Pour contrer les frappes israéliennes, il y a certes une réponse de la défense anti-aérienne syrienne, mais elle n’est pas réellement efficace parce qu’elle est « ségréguée » et non intégrée par rapport au système russe. Tsahal a donc pu effectuer sans trop de risques des centaines d’opérations en Syrie ces dernières années au grand dam de Damas, mais surtout de Téhéran. Mieux, il y a même une convergence d’intérêt objectif entre Israël et la Russie sur la question de la présence iranienne en Syrie, car Vladimir Poutine ne souhaite pas que cette présence iranienne prenne trop de place en Syrie et auprès du régime syrien que Téhéran a aussi contribuer à « sauver » par son engagement au sol, parallèlement à Moscou au niveau aérien.
Il y a par ailleurs la question du gaz iranien qui était déjà un concurrent potentiel avant la guerre en Ukraine, mais qui pourrait l’être davantage encore si des sanctions devaient toucher le secteur gazier russe et alors que se profile la finalisation d’un accord sur le nucléaire susceptible de lever les sanctions sur le retour des hydrocarbures de l’Iran sur le marché mondial qui subit un choc énergétique majeur et une explosion des cours. Téhéran n’a pas manqué de souligner que ce retour de l’Iran sur le marché mondial serait en mesure de soulager la pression sur les cours pétroliers et gaziers. « La République islamique est prête à accroître sa production et ses exportations au niveau d’avant novembre 2018 » [allusion à la date du 5 novembre 2018 lorsque les Etats-Unis avaient rétabli des sanctions maximales quelques mois après le retrait unilatéral du traité par le président Donald Trump, NDA], avait ainsi déclaré le 3 mars 2022 le ministre iranien du pétrole Jawad Owji. Il avait ajouté : « Je promets d’atteindre la capacité d’exportation de pétrole la plus élevée d’ici un à deux mois dès que le feu vert de Vienne sera donné ». Avant de conclure : « L’Iran est techniquement et opérationnellement en mesure de stabiliser sa part des exportations sur le marché mondial après la levée des sanctions ».
Est-ce alors un hasard si Moscou avait menacé, dès le 5 mars 2022, d’hypothéquer la finalisation du JCPOA (Joint Comprehensive Plan of Action)/PAGC (Plan d’action global commun) sur le nucléaire du 14 juillet 2015 dont la Russie est pourtant partie prenante, en demandant aux Etats-Unis des garanties de pouvoir poursuivre leurs relations commerciales avec Téhéran, et ce en dépit des sanctions massives qui la frappe depuis le lancement de la guerre en Ukraine ? L’Iran avait moyennement apprécié le procédé même s’il ne l’avait pas exprimé de manière trop explicite. Un haut responsable iranien avait réagi en manifestant la contrariété de Téhéran sous le sceau de l’anonymat : « Les Russes ont mis cette demande sur la table […]. Il faut comprendre qu’en changeant sa position dans les discussions de Vienne, la Russie veut protéger ses intérêts dans d’autres dossiers. Cette décision n’est pas constructive pour les pourparlers de Vienne sur le nucléaire ». Une obstruction n’étant pas nécessairement pour déplaire à Israël qui ne souhaite pas que Téhéran retrouve une marge de manœuvre financière, même si cette hypothèque sur une finalisation de l’accord était finalement levée le 18 mars par le ministre russe des Affaires étrangères, Sergueï Lavrov. Un bel exemple de l’« Orient compliqué » ! En réalité, Israël redoute que la guerre en Ukraine puisse affecter les intérêts nationaux de l’Etat hébreu dans la région géographique qui est la sienne.
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David Rigoulet-Roze
David Rigoulet-Roze, docteur en Sciences politiques, est enseignant et chercheur, ainsi que consultant en relations internationales, spécialisé sur la région du Moyen-Orient et rédacteur en chef de la revue Orients Stratégiques. Il est chercheur à l’Institut Français d’Analyse Stratégique (IFAS) où il est en charge depuis 2006 d’une veille stratégique entre l’Iran et les pays arabes particulièrement préoccupés de l’éventuelle accession de l’Iran au statut de puissance nucléaire. Il est également chercheur associé à l’Institut de Recherches Internationales et Stratégiques (IRIS) ainsi qu’à l’Institut européen de recherche sur la coopération Méditerranéenne et Euro-arabe (MEDEA) de Bruxelles. Outre de nombreux articles, il a notamment publié Géopolitique de l’Arabie saoudite : des Ikhwans à Al-Qaïda (Armand Colin, 2005) et L’Iran pluriel : regards géopolitiques (l’Harmattan en 2011). Il enseigne également la Géopolitique et les Sciences Politiques dans le supérieur.
Ines Gil
Ines Gil est Journaliste freelance basée à Beyrouth, Liban.
Elle a auparavant travaillé comme Journaliste pendant deux ans en Israël et dans les territoires palestiniens.
Diplômée d’un Master 2 Journalisme et enjeux internationaux, à Sciences Po Aix et à l’EJCAM, elle a effectué 6 mois de stage à LCI.
Auparavant, elle a travaillé en Irak comme Journaliste et a réalisé un Master en Relations Internationales à l’Université Saint-Joseph (Beyrouth, Liban).
Elle a également réalisé un stage auprès d’Amnesty International, à Tel Aviv, durant 6 mois et a été Déléguée adjointe Moyen-Orient et Afrique du Nord à l’Institut Open Diplomacy de 2015 à 2016.
Notes
[1] Cf. interview de Yair Lapid par David Horowitz, in The Times of Israël, 18 février 2022 (https://fr.timesofisrael.com/lapid-sentretient-avec-le-toi-et-revient-sur-une-decennie-de-carriere-politique/).
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