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Entretien avec Leïla Tauil - Féminismes arabes : un siècle de combat. Les cas du Maroc et de la Tunisie (2/2)

Par Leïla Tauil, Margot Lefèvre
Publié le 19/02/2021 • modifié le 19/02/2021 • Durée de lecture : 12 minutes

Leïla Tauil

Lire la partie 1

En quoi les années 1980 témoignent-elles d’une intensification des mouvements féministes dans l’ensemble du Moyen-Orient ?

Après les indépendances, malgré le contexte autoritaire et non démocratique de l’ensemble des pays arabes et musulmans, les féministes arabes ont réussi, en tant qu’actrices de la démocratisation, à insuffler un mouvement de lutte pour la revendication de l’égalité des sexes, dans les sphères privée et publique, et de la démocratie. En Égypte, par exemple, Nawal El Saadawi, grande figure du féminisme égyptien, crée l’association Arab Women’s Solidarity Association United (AWSA International), qui revendique l’émancipation juridique, sociale, économique et politique des femmes et l’instauration d’une égalité totale entre les sexes. En Tunisie, à côté du féminisme d’État, à l’origine notamment de la réforme du Code du statut personnel en 1956 et de la reconnaissance des droits politiques des femmes dès 1957, un mouvement féministe autonome issu de la société civile voit le jour à la fin des années 1970.

Durant cette période, la montée de l’islamisme s’observe dans l’ensemble du monde musulman et l’instauration de la République islamique en Iran, en 1979, marque ce basculement idéologique. Dans le monde arabe, l’échec du panarabisme et de son cortège de promesses démocratiques laisse place à une contestation sociale de nature islamiste. L’idéologie des Frères musulmans, se fondant sur un islam politique qui réclame une justice sociale voulue par « Dieu », se propage dans toutes les sociétés arabes et musulmanes [1]. Comme la question du genre fondé sur un rapport hiérarchique des sexes est au cœur du projet politique de l’islamisme [2] (division sexuelle du travail, valeur famille, etc.), partout les islamistes réclament le maintien du statut inférieur des femmes ou remettent en question les acquis féministes, comme en Tunisie, au nom du respect de la charî‘a qui régit le droit familial. En réaction, les mouvements féministes arabes, à partir des années 1980, entrent dans une phase d’intensification et se développent davantage au sein de la société civile, comme au Maroc, en Égypte, au Liban, en Syrie, en Irak et apparaissent pour la première fois dans certains pays comme au Yémen [3]. Par ailleurs, durant les années 1980, les mouvements féministes arabes se fondent dans leurs revendications égalitaires essentiellement sur le principe universel des droits humains et sur les conventions internationales – en particulier celle de la CEDAW [4] –. Mais à partir de la fin des années 1980, avec le changement du cadre paradigmatique islamiste [5], certains mouvements féministes arabes développent également un argumentaire religieux dans une optique égalitaire, à l’instar des thèses des théologiens réformistes de la nahda. Au-delà de la dénonciation des différentes discriminations sexuelles dans l’espace public (sous-représentation politique, discriminations à l’accès à l’emploi, harcèlement sexuel au travail, violences faites aux femmes, etc.), le combat de tous les mouvements féministes arabes des après-indépendances se cristallise autour des revendications de réformes égalitaires des Codes du statut personnel et de la famille. En effet, ces Codes légalisent dans l’ensemble des pays arabes et des sociétés à majorité musulmane une inégalité des sexes (autorité maritale, répudiation, polygamie, héritage inégal, etc.), dans la sphère privée, qui coexiste paradoxalement avec une égalité des sexes devant la loi inscrite dans plusieurs Constitutions. Le dénominateur commun des mouvements féministes arabes est donc bel et bien le combat pour une révision égalitaire des Codes du statut personnel et de la famille qui entérinent dans l’ensemble du monde musulman des inégalités sacralisées au sein de la sphère privée familiale [6]. Par exemple, un réseau féministe arabe transnational voit le jour à travers la création du Collectif 95 Maghreb Égalité, en 1992, où des féministes algériennes, marocaines et tunisiennes unissent leurs forces pour revendiquer une égalité des sexes au niveau des Codes de la famille issus du droit musulman (charî‘a) [7].

L’indépendance du Maroc en 1956 engendre-t-elle un changement dans les droits accordés aux femmes ? Habib Bourguiba a-t-il eu un rôle dans l’émancipation des femmes tunisiennes ?

Nonobstant la déclaration de l’égalité des citoyennes et des citoyens devant la loi inscrite dans la première Constitution du Maroc, en 1962, contrairement à la Tunisie, l’inégalité des sexes entérinée au niveau du Code du statut personnel (moudawana), promulgué en 1957, demeure inchangée. C’est précisément ce Code, discriminant à l’égard des femmes, qui est contesté depuis des décennies par les féministes. Le féminisme marocain, issu de la gauche politique, s’organise au sein de la section féminine Union socialiste des forces populaires (USFP). Cette section féminine demande dès 1975 la révision du Code pour la reconnaissance de l’égalité des époux devant tous les droits (suppression de la tutelle matrimoniale, interdiction de la polygamie, remplacement de la répudiation par le divorce judiciaire, etc.) [8]. Cependant, ces revendications égalitaires ne sont pas prises en considération par le groupe parlementaire de l’USFP, pour qui la question des femmes ne constitue pas une priorité. Conscientes de la tutelle des partis politiques, qui ne prennent pas en compte les lois discriminantes à l’égard des femmes, les féministes marocaines s’en émancipent, à partir des années 1980, pour exprimer leurs revendications au sein même de la société civile. Les luttes féministes prennent véritablement corps à travers la création de vastes mouvements associatifs, tels que l’Association démocratique des femmes du Maroc en 1985, l’Union de l’action féminine en 1987, l’Association féminine des femmes progressistes en 1992 ou l’Association marocaine des droits de la femme, également en 1992. Si les féministes historiques marocaines [9] adhèrent majoritairement à une sécularisation du droit familial, sans toujours la revendiquer officiellement, compte tenu du caractère religieux de la moudawana, elles se sont également attelées à fournir un argumentaire ijtihâdien égalitaire (à l’instar, par exemple, de Tahar Haddad). Précisons que la nature du royaume chérifien, qui se fonde sur une légitimité religieuse (le roi porte le titre de « commandeur des croyants », amîr al-muminîn) rend difficile, mais pas impossible, la sécularisation du Code du statut personnel. Ce féminisme historique marocain a toujours mis la liberté individuelle au centre de ses revendications en dénonçant essentiellement, depuis l’indépendance, le droit de la famille qui prive justement les femmes de cette liberté [10].

Le président Habib Bourguiba adopte, au lendemain de l’indépendance de la Tunisie, une véritable politique en faveur de l’émancipation des femmes. Il instaure un féminisme d’État et ébranle un système patriarcal à travers une série de mesures : réforme du Code du statut personnel en 1956, droits politiques accordés aux femmes en 1957, généralisation de l’enseignement pour les filles et les garçons en 1958, politique de planning familial en 1960, droit à l’avortement généralisé en 1973, etc. Le Code du statut personnel, promulgué le 13 août 1956, qui tout en conservant certains éléments du droit musulman s’émancipe désormais de la tutelle religieuse en relevant du droit civil, s’avère extrêmement novateur. H. Bourguiba s’appuie sur l’œuvre de Tahar Haddad (m.1935), tirée d’une lecture réformiste égalitaire de la charî‘a, pour apporter ces réformes qui bouleversent l’ordre social patriarcal sacralisé. La polygamie et la tutelle matrimoniale y sont abolies, le mariage se construit désormais sur le consentement mutuel des deux époux, le divorce judiciaire remplace la répudiation [11], l’adoption est légalisée malgré son interdiction par les tenants de la loi islamique [12]. Cette décision politique, extrêmement audacieuse du président H. Bourguiba, met un terme « à l’éternelle controverse théologico-juridique sur la question des droits des femmes » [13]. À ce titre, la Tunisie demeure le pays avant-gardiste par excellence puisque dans l’ensemble du monde arabe et musulman, ces discriminations inscrites dans les Codes du statut personnel et de la famille sont encore aujourd’hui de rigueur. Cet exemple démontre que la question des femmes demeure fondamentalement politique. Par ailleurs, H. Bourguiba parcourt les quatre coins du pays pour s’attaquer aux traditions misogynes qui discriminent les femmes en s’opposant notamment au voile et à l’obligation de virginité.

Si H. Bourguiba instaure un état autoritaire, il mène néanmoins une véritable politique de modernisation en y intégrant les femmes, qui étaient jusque-là majoritairement cantonnées dans l’espace domestique, dans ce processus de redressement social. Mais le discours bourguibien vacille entre une volonté affichée d’émanciper la gent féminine et le maintien d’un ordre social fondé sur la valeur « famille » dont le pilier serait « la femme responsable » avec le maintien, entre autres, de l’inégalité successorale. À la fin des années 1970, au sein du Club Tahar Haddad, des femmes indépendantes de l’appareil de l’État se réunissent pour réfléchir ensemble sur la condition de la gent féminine et développer une pensée féministe et progressiste. Ce féminisme autonome, qui s’exprime en dehors des lieux influencés par le jeu politique, s’investit et s’engage dans des espaces culturels, des groupes de réflexion en adoptant une attitude critique vis-à-vis du président H. Bourguiba, considéré comme « le libérateur de la femme » en dénonçant, d’une part, les inégalités entre les femmes et les hommes qui persistent au sein des structures sociales et, d’autre part, l’instrumentalisation de la cause féminine par les autorités politiques. Le Club d’étude de la condition de la femme, créé au sein du Club Tahar Haddad en 1978, et l’Association tunisienne des femmes démocrates, fondée en 1989, appartiennent, parmi tant d’autres, à ce mouvement féministe autonome tunisien.

Quels ont été la place et le rôle des femmes dans les révolutions marocaines et tunisiennes de 2011 ?

Ledit Printemps arabe, mouvement social revendiquant essentiellement la liberté et la dignité qui débute le 17 décembre 2010 en Tunisie, marque un tournant historique sans précédent pour certaines sociétés du monde arabe en les engageant résolument dans une phase transitionnelle de démocratisation. Malgré les nombreuses désillusions, la Tunisie demeure le « paradigme de la révolution heureuse » [14] et le Maroc tente de réaliser « un pacte de transition » [15] en accordant notamment des concessions constitutionnelles. En 2011, les soulèvements arabes et les nombreuses manifestations pacifiques sont systématiquement accompagnés de slogans tels que la liberté, la justice, la dignité, traduisant une soif de justice sociale et de démocratie. Les femmes arabes (en Tunisie, en Égypte, au Maroc, etc.) descendent en masse dans les rues pour participer aux contestations sociales et les organisations féministes arabes sont partie prenante de ce mouvement révolutionnaire. Les mouvements féministes marocains et tunisiens contribuent également activement, auprès d’autres forces démocratiques, au processus de démocratisation, et réussissent à faire inscrire une égalité des sexes dans les nouvelles Constitutions adoptées au Maroc en 2011 et en Tunisie en 2014. De plus, à côté des féministes historiques marocaines et tunisiennes, de nouvelles expressions féministes voient le jour dans ce contexte paradigmatique totalement nouveau qui se caractérise essentiellement par la libération de la parole et la fin de la croyance de « l’immuabilité » des dictatures en place [16].

La Tunisie connaît une véritable révolution qui bouleverse « le rapport entre l’État et la société » [17] et contribue à « une transformation dans les modes de pensée et dans l’organisation sociale » [18]. Au niveau du mouvement des femmes, depuis la révolution du jasmin, à côté des anciennes structures associatives féministes apparaissent de nombreuses associations. Les fondatrices de ces dernières sont toutefois souvent issues du mouvement féministe autonome et le projet égalitaire apparaît clairement dans la diversité de leurs revendications : l’inscription d’une égalité des sexes dans la Constitution, la parité au niveau politique, la levée de toutes les réserves relatives à la CEDAW, l’interdiction du port du niqâb [19] dans le milieu de l’enseignement, plus de droits pour les mères célibataires, etc. Les militantes féministes de ces associations n’hésitent pas à s’engager dans les partis politiques en créant des commissions féminines qui jouent un rôle extrêmement vigilant durant les campagnes électorales, en soutenant notamment des candidatures féminines, etc. À la différence des associations féministes historiques, de nombreuses associations de femmes qui émergent après la révolution se caractérisent par la mixité et ne se réclament pas toujours explicitement du féminisme. Les militant.e.s de ces nouvelles associations défendent toutefois les acquis du Code du statut personnel tout en intégrant les droits des femmes dans un ensemble de revendications démocratiques (État de droit, libertés individuelles, justice sociale, etc.) [20].

Le Maroc, influencé par la vague de contestation du Printemps arabe, traverse une période sans précédent en termes de révoltes, de contestations sociales et de revendications démocratiques. C’est la première fois au Maroc, depuis l’indépendance, que l’on assiste à « un mouvement global de contestation porteur d’une dimension utopique partagée et d’une aspiration générale à repenser et à changer le système politique » [21]. Des femmes et des hommes descendent massivement dans la rue pour crier leur indignation, dénoncer les inégalités sociales et revendiquer l’instauration d’une véritable démocratie. Si la majorité des manifestantes ne revendiquent pas explicitement l’égalité des sexes, elles intègrent toutefois la réclamation des droits des femmes dans le cadre plus large des revendications de citoyenneté et de démocratisation. Par ailleurs, « des voix discordantes se sont peu ou prou exprimées sur la façon d’imaginer le devenir de leur situation de femmes » [22] laissant transparaître une pluralité des expressions du mouvement féministe sur la place publique, ce qui constitue une nouveauté au Maroc. Durant ce soulèvement, les féministes historiques, véritables actrices de la démocratisation depuis des décennies au Maroc, sont forcément impliquées par ce soulèvement de la population. Après une réserve liée à la présence d’acteurs islamistes dans le mouvement du 20 février, opposants historiques des réformes égalitaires, les féministes participent pleinement à ces protestations sociales en jouant un rôle déterminant dans les revendications démocratiques. Mais elles ne se mobilisent et ne s’organisent, d’une manière structurée et efficace, qu’une fois le discours du roi prononcé à propos du projet de révision de la Constitution, en mars 2011, ce qui révèle une stratégie « d’alliance avec l’État depuis l’avènement de Mohammed VI » [23]. Les féministes mettent dès lors sur pied le collectif « Printemps féministe pour la démocratie et l’égalité. Pour la constitutionnalisation de l’égalité effective entre les sexes » [24], regroupant pas moins d’une vingtaine d’associations, qui réclame en mars 2011 l’inscription d’une égalité totale et indifférenciée des sexes dans la nouvelle Constitution. À côté de ce féminisme historique – représenté notamment par l’Association démocratique des femmes du Maroc (1985), l’Union pour l’action féministe (1987) et par l’Association féminine des femmes progressistes (1992) – qui réalise depuis les années 1980 un travail extraordinaire en faveur de l’égalité des sexes, apparaissent lors des manifestations du Printemps arabe de nouvelles expressions féministes. Un féminisme plus populaire voit également le jour et dénonce le harcèlement sexuel, les codes vestimentaires basés sur la morale sexuelle et des manifestantes n’hésitent pas à brandir des banderoles contenant la revendication : « Mon corps m’appartient ». Les réseaux sociaux sont une voie privilégiée adoptée par ces nouvelles jeunes féministes où elles dénoncent, entre autres, les discriminations sexuelles et revendiquent des réformes égalitaires [25]. Fait important à souligner dans cette phase postrévolutionnaire, les questions relatives au corps des femmes et à la sexualité, jusque-là restées des sujets tabous, sont désormais débattues publiquement. En effet, le contrôle du corps des femmes (impératif de la virginité, etc.), au nom du Code de l’honneur conçu par et pour les hommes, est dénoncé et la revendication du droit autonome à disposer librement de son corps (droits en matière de sexualité et de reproduction) est portée aux niveaux politique et médiatique en réclamant, entre autres, l’abolition de l’interdiction des relations sexuelles en dehors du mariage et les droits LGBTI [26].

Enfin, si l’égalité demeure inachevée, au Maroc et en Tunisie, force est de constater que les vaillantes féministes marocaines et tunisiennes sont pleinement engagées, en qualité d’actrices de l’histoire de leurs sociétés respectives, à asseoir une égalité pleine et indifférenciée à tous les échelons de la société.

Publié le 19/02/2021


Après avoir obtenu une double-licence en histoire et en science politique, Margot Lefèvre a effectué un Master 1 en géopolitique et en relations internationales à l’ICP. Dans le cadre de ses travaux de recherche, elle s’intéresse à la région du Moyen-Orient et plus particulièrement au Golfe à travers un premier mémoire sur le conflit yéménite, puis un second sur l’espace maritime du Golfe et ses enjeux. Elle s’est également rendue à Beyrouth afin d’effectuer un semestre à l’Université Saint-Joseph au sein du Master d’histoire et de relations internationales.


Enseignante à l’Université de Genève (Unité d’arabe) et membre du Centre interdisciplinaire d’études de l’Islam dans le monde contemporain (UCL), Leïla Tauil est notamment spécialiste du statut des femmes musulmanes (Codes du statut personnel et de la famille et discours islamistes contemporains sur « la femme » en islam) ; des féminismes islamiques ; des féminismes arabes séculiers et de l’œuvre de Mohammed Arkoun. Elle est l’auteure de trois ouvrages : Les féministes de l’islam, de l’engagement religieux au féminisme islamique, Etude des discours d’actrices religieuses « glocales » (Ed. Pensées Féministes, 2011) ; Féminismes arabes : un siècle de combat. Les cas du Maroc et de la Tunisie (Ed. L’Harmattan, 2018) et Les femmes dans les discours fréristes, salafistes et féministes islamiques : une analyse des rapports de force genrés (Ed. Academia, 2020).
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