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Intervention de Daniel Rondeau prononcée lors du colloque sur les migrations, le 5 mars 2015 à l’Unesco

Par Daniel Rondeau
Publié le 11/03/2015 • modifié le 03/04/2020 • Durée de lecture : 5 minutes

Daniel Rondeau

L’année 2015 a commencé comme 2014 a fini. Dans la nuit de la Saint Sylvestre, un vieux cargo battant pavillon moldave, le Blue Sky M, dérivait au large des côtes italiennes, moteur bloqué, abandonné par son équipage, avec 800 migrants à bord (en majorité des Syriens, dont 40 enfants). Durant la même nuit, au Maroc, 800 migrants ont tenté de franchir la barrière de Melilla. Deux jours plus tard, l’Ezadeen (cargo de 73 mètres destiné au transport de bétail, immatriculé en Sierra Leone) dérivait vers les côtes italiennes, moteurs arrêtés et cuves vides. Capitaine et équipage avaient abandonné le navire, avec 359 migrants syriens à bord, voyageant dans des conditions infernales, privés d’eau et de nourriture. Une femme a réussi à faire fonctionner la radio et a lancé un SOS, dans la soirée du 1er janvier : « Nous sommes seuls, il n’y a personne à la barre, aidez-nous ».

L’année 2014 a vu un nombre record de migrants clandestins parcourir le monde dans des conditions souvent dramatiques. L’Europe est confrontée à une vague d’immigration clandestine sans précédent. Chaque jour ou presque, des migrants entassés sur des embarcations précaires par des réseaux criminels de passeurs, traversent la Méditerranée, poussés par les guerres ou la misère, et débarquent sur ses rives sud (Italie, Malte, Espagne, Grèce…). Aux flux traditionnels des migrants subsahariens se joignent dorénavant les milliers de réfugiés qui tentent d’échapper aux exactions de l’Etat islamique ou d’el-Qaïda au Moyen-Orient. Les groupes islamistes pratiquent en effet un nettoyage ethnique et culturel à grandes échelles qui jettent des populations entières sur les routes sans lois de l’exil.

A ce sujet, je voudrais saluer la réactivité et les initiatives de la Directrice générale, Irina Bokova, une voix essentielle parmi celles qui se sont élevées pour tenter de mettre fin à ce tragique enchainement : massacres et enlèvement de Kurdes, de chrétiens, assyro-chaldéens melkites, grecs orthodoxes, de musulmans chiites ou sunnites réfractaires à l’ordre terroriste, pillage d’églises, de synagogues et de vieilles mosquées, livres et manuscrits brûlés, destructions d’œuvres d’art au musée de Mossoul et de vestiges mésopotamiens, parthes, grecs ou romains.

A propos des populations chrétiennes, je voudrais faire une parenthèse. Il y a longtemps maintenant que les Chrétiens sont à la peine au Moyen-Orient et qu’ils fuient leurs pays. Hier c’était le Liban, puis ce fut l’Irak, après 2003. Aujourd’hui la Syrie. C’est une terrible hémorragie qui dure et qui saigne lentement toute cette région du monde. La question que je me pose, que nous nous posons tous, aujourd’hui, quelque soit notre foi ou la couleur de notre ciel, c’est la suivante : Est-il possible qu’un jour l’Orient soit privé de ses populations chrétiennes. Et que sera le visage du monde si ce malheur arrivait ? Sauver les chrétiens d’Orient, n’est-ce pas aussi sauver une part fondamentale de l’histoire des hommes dans cette région du monde ?

Quoiqu’il en soit, des routes essentielles de la migration contemporaine se rejoignent aujourd’hui en Méditerranée. En vingt ans, la Méditerranée, qui fut le berceau de notre civilisation, la Méditerranée où l’homme a cherché inlassablement sagesse et beauté, est devenue un cimetière. On estime que 4 000 personnes disparaissent en mer chaque année. Notre matinée sera donc consacrée aux drames méditerranéens et moyen-orientaux qui pèsent aujourd’hui sur l’histoire de l’Europe. Bien évidemment, l’Europe ne peut pas accueillir des flux hyperboliques d’errants sans feux ni lieux, son avenir aussi se joue dans son attitude face à ce phénomène dont l’ampleur va aller croissante, mais peut-elle continuer à laisser mourir près de ses côtes plusieurs milliers de personnes par an dans une mer qui est placée sous notre responsabilité historique ? Je voudrais ici citer celui qui fut sans doute d’un des plus grands orientalistes français et un acteur singulier de notre politique de fraternité entre les peuples, Louis Massignon. Massignon, comme Albert Camus, nous aide à nous délivrer d’une conception purement politique du monde et nous rappelle que l’Etranger, l’Hôte, l’errant, le fuyard, ont droit aussi à la justice.

Le phénomène ne concerne pas la seule « forteresse Europe ». Les migrations sont planétaires. Avec plus de 215 millions de migrants internationaux et 750 millions de migrants internes, les migrations ont des conséquences durables sur les systèmes politiques, sociaux et économiques, et sur la composition des Etats-Nations. Les migrations, comme Internet d’ailleurs, nient la réalité des frontières. C’est un phénomène qui affecte les identités, la sécurité des Etats et que les islamistes menacent d’utiliser. En fait, ce phénomène de migrations massives est l’autre face de la mondialisation. Cette tendance devrait considérablement s’accélérer dans les années à venir - conséquence inéluctable de la crise économique, des conflits croissants dans de nombreuses régions du monde, de la dégradation de l’environnement liée aux changements climatiques et de l’explosion démographique, mais surtout de cette réalité nouvelle : chaque homme sur la terre a maintenant le monde entier sous son regard.

Au IVème siècle avant Jésus Christ, Alexandre le Grand avait été le premier homme à tenir le monde sous son seul regard. Il avait aboli des frontières qui paraissaient infranchissables et connecté dans sa conquête des cultures et des mondes qui jusqu’à lui vivaient en s’ignorant. Aujourd’hui, l’homme le plus ordinaire de la planète a une vision plus large que celle d’Alexandre en son temps et ce qu’il apprend du monde grâce à Internet lui donne souvent des fourmis dans les jambes. C’est cette autre dimension, à la fois prospective et planétaire, que nous aborderons cet après-midi, dans la 2eme partie de notre conférence.

Les peuples ont toujours cherché les éternelles promesses de la vie. Cette quête a souvent donné aux hommes de bonnes raisons d’abandonner leurs villages, leurs cités et de s’en aller loin. Des Grecs, des Phéniciens, des Carthaginois, ont autrefois quitté leur rivage pour mettre leur pas dans ceux d’Ulysse. Tout cela n’allait pas sans douleurs. L’Histoire est toujours passionnante et effrayante. Mais aujourd’hui Ulysse est noir, syrien, irakien, afghan, il meurt en mer dans le silence des vagues en Méditerranée ou d’un camion glacière entre la France et le Royaume-Uni. Nous ne trouverons pas aujourd’hui de solutions à ces tous ces problèmes, mais je crois sincèrement qu’il est urgent que la communauté internationale réfléchisse à l’avenir d’une part non négligeable de sa population transformée en nomades forcés ou volontaires. Je vous remercie.

Texte publié sur Les clés du Moyen-Orient avec l’accord de Daniel Rondeau.

Lire également sur Les clés du Moyen-Orient :
Entretien avec Son Excellence M. Daniel Rondeau, Ambassadeur, Délégué Permanent de la France auprès de l’Unesco

Publié le 11/03/2015


Daniel Rondeau, de l’Académie française, est un écrivain français, né en 1948, en Champagne. Il est marié et père de deux enfants.
Il est l’auteur d’une œuvre importante, traduite dans de nombreux pays. Il a publié notamment des romans (Dans la marche du temps), des récits autobiographiques (L’Enthousiasme, Les vignes de Berlin), des portraits de villes méditerranéennes (Tanger, Alexandrie, Istanbul), des livres d’intervention (Chronique du Liban rebelle) et des essais sur la littérature (Les Fêtes partagées, Camus).
Il a travaillé comme journaliste avec la plupart des grands journaux français (Libération, Le Nouvel Observateur, L’Express, Le Monde, Paris Match). Éditeur, il a fondé les éditions Quai Voltaire et dirigé la collection Bouquins.
Il fut ambassadeur à Malte pendant plus de trois ans et ambassadeur de France auprès de l’Unesco.


 


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