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‘Uthmân ibn Affân, marchand prospère issu du clan des Umayyades est, selon la tradition, le premier Mecquois à s’être converti à l’islam, en 611, bien avant l’Hégire ; il épouse l’une des filles de Muhammad, Ruqayya, et accompagne le Prophète dès les débuts de la prédication coranique. À la mort de Ruqayya, en 624, il prend pour femme une autre fille de Muhammad, Umm Khulthûm : ces deux mariages successifs lui vaudront le surnom de « Dhû al-Nûrayn », « celui qui possède les deux Lumières », et un hadîth rapporte qu’après la mort d’Umm Khulthûm en 630, Muhammad lui aurait dit « Si j’avais une troisième fille à marier, je te l’aurais donnée pour épouse ». Sa proximité avec le Prophète et l’ancienneté de sa conversion à l’islam lui permet d’occuper une place très privilégiée au sein de la communauté musulmane naissante, d’autant plus que sa richesse fait de lui l’un des plus grands notables de La Mecque. Le choix de cet homme pour succéder au calife ‘Umar après l’assassinat de celui-ci en 644 semble donc naturel ; pourtant, il va susciter une forte controverse, étant perçu comme le moyen pour le clan umayyade d’assurer son emprise sur le pouvoir médinois, en évinçant notamment le gendre et cousin du Prophète, ‘Alî ibn Abû Tâlib. Il règne toutefois douze ans – c’est le plus long règne d’un calife rashîdun – et, sur cette période, poursuit l’œuvre de ‘Umar en organisant l’Empire de l’Islam, tout en continuant les conquêtes ; il joue également un rôle déterminant dans l’institutionnalisation de la religion musulmane en élaborant notamment la version « définitive » du Coran, qu’on appelle la « vulgate ‘uthmânienne ». Mais son action politique, qui mécontente souvent, ne contribue pas à apaiser les tensions au sein des chefs de clans médinois ; son assassinat en 656 peut être considéré comme le point de départ de la Grande Discorde, opposant les Umayyades aux partisans de ‘Alî.
Le grand mouvement de conquêtes arabes du VIIe siècle se poursuit sous le califat de ‘Uthmân, notamment à l’ouest vers l’Afrique du Nord et à l’est vers la Perse. L’année 649 voit la conquête de nombreux territoires africains et espagnols, tandis que Rhodes et la Crète sont également conquises sur l’Empire byzantin qui, au tout début des années 650, se lance dans des négociations pour conserver certains de ses territoires – notamment l’Arménie. En 651, la domination islamique sur la Perse est entérinée par l’assassinat du dernier souverain sassanide. Enfin, une partie de la Sicile est conquise vers 650 à la suite d’une victoire sur la flotte byzantine en Méditerranée.
Dans l’ensemble de cet empire, ‘Uthmân poursuit l’œuvre de ‘Umar en termes d’organisation politique et administrative. Mais à la différence de son prédécesseur, il se concentre sur la réussite économique – son règne est effectivement une période de grande prospérité – et assouplit la discipline très stricte mise en place par ‘Umar. Dans ce contexte plus laxiste, le manque d’institutions politiques à proprement parler ravive les rivalités inter-tribales héritées des temps préislamiques, qui avaient disparu sous les premiers califes, et favorise la remise en cause du pouvoir central, qui culminera avec l’assassinat du calife. De plus, selon certaines sources musulmanes érudites de l’époque, la puissance de l’Empire de l’Islam sous ‘Uthmân amène les puissances extérieures menacées par l’expansion arabe à favoriser les divisions internes, en encourageant les mouvements subversifs. À cela s’ajoute l’impopularité générale de ‘Uthmân en raison de son action dans plusieurs provinces, où il nomme les gouverneurs de manière arbitraire, favorisant sa famille, et les laisse libres de leurs mouvements, ce qui conduit à la mise en place de potentats locaux perçus comme illégitimes et tyranniques. L’expulsion d’habitants, parfois ordonnée par le calife en cas de conflit avec le gouverneur, renforce encore le sentiment anti-‘uthmânien, notamment en Irak dans les villes de Basra et Kûfa. Enfin, la propagande en faveur de ‘Alî se développe sous son califat et devient de plus en plus violente, prônant l’action armée pour rétablir le calife « légitime », qui aurait été choisi par le Prophète avant sa mort : le clan umayyade, présenté comme avide de pouvoir et profondément marqué par le népotisme, est extrêmement critiqué.
Au sein de la communauté des notables médinois, toutefois, les Umayyades demeurent les chefs incontestés de l’Umma et ‘Uthmân apparaît comme un calife juste, pieux et soucieux du bien de son peuple. En 655, de plus, il regagne une certaine popularité en convoquant à La Mecque, pour le pèlerinage, tous ceux qui, à travers l’Empire, auraient des griefs contre l’administration : alors que les partisans de ‘Alî y voient l’occasion de fomenter une révolte contre lui, le discours auto-critique qu’il prononce convainc la majeure partie de l’assemblée que si abus il y a, ils sont le fait des gouverneurs eux-mêmes et ne peuvent être imputés au calife, qui se présente comme soucieux de justice. Cette victoire psychologique empêche la révolte d’éclater à ce moment-là, et la retarde d’un an.
Au-delà de l’action politique proprement dite, le califat de ‘Uthmân est aussi un moment déterminant de l’histoire de l’islam comme religion. C’est ‘Uthmân en effet qui établit la version définitive du texte coranique – ce qu’on appelle la « vulgate ‘uthmânienne ». Le Coran, composé de 114 sourates comptant elles-mêmes 6 236 versets transmis par oral depuis Muhammad [1], n’est en effet pas à l’époque un texte fixe. Si les versets eux-mêmes sont fermement établis depuis la recension ordonnée par Abû Bakr, qui avait fait confirmer l’authenticité de chaque verset en s’appuyant à chaque fois sur le témoignage d’au moins deux compagnons du Prophète, l’ordre de récitation des sourates, notamment, varie largement. Il varie d’autant plus que plusieurs centres d’études religieuses – dont les plus célèbres sont ceux de Damas et de Kûfa – mettent alors par écrit leur propre version du Coran, avec des différences stylistiques parfois importantes, qui résultent de la transmission jusque-là uniquement orale du texte. De là s’ensuivent des querelles théologiques et des divergences importantes dans l’interprétation du texte, auxquelles ‘Uthmân, pressé par un groupe de Médinois qui veulent éviter la division des musulmans et préserver l’unité de l’Umma, souhaite mettre fin. C’est pourquoi il rassemble en 647 une commission chargée de préparer plusieurs copies, ou recensions [2], du Coran : celle-ci classe les sourates de manière arbitraire, par ordre de longueur décroissante, ce qui a pour conséquence d’inverser à peu près complètement ce qu’on estime être l’ordre chronologique de la Révélation. Les sourates les plus cohérentes, et aussi les plus courtes, sont celles de la première période mecquoise, tandis que celles de la période médinoise (622-632) sont beaucoup plus longues et composites, rassemblant des versets portant sur des éléments disparates. Mais le classement chronologique des sourates étant, déjà à l’époque, très contesté, le critère d’ordre choisi par ‘Uthmân présente l’avantage d’être totalement arbitraire et, en cela, de ne pas être orienté dans un sens ni dans l’autre, et de ne pas prétendre expliquer telle ou telle sourate à partir d’une autre : la vulgate coranique ainsi établie est un tout, qui n’a de sens qu’en tant que tel. Une fois les différents exemplaires recopiés, ‘Uthmân envoie chacune des copies dans une ville importante de l’Empire islamique, et en conserve un avec lui à Médine [3]. Selon la tradition musulmane, toutes les copies présentant un ordre différent des sourates sont alors détruites, et la vulgate ‘uthmânienne devient le texte coranique de référence, considéré par l’ensemble des musulmans comme authentique, intangible et seul recevable.
En conséquence directe de l’imposition de la vulgate ‘uthmânienne comme texte définitif du Coran, l’arabe de style mecquois qurayshite est élevé au-dessus de tous les autres dialectes, puisqu’il est la langue de la Révélation, celle dans laquelle Dieu lui-même se serait exprimé par le biais de l’ange Gabriel.
En raison du mécontentement que suscite son administration dans plusieurs provinces, et de la contestation venue des partisans de ‘Alî, les Hashîmites [4], une révolte armée éclate contre ‘Uthmân en 656. Elle a d’abord lieu en Égypte, où Muhammad ibn Abî Hudhaifa prend le pouvoir à la suite d’un coup d’État, puis à Basra et Kûfa, où le contrôle de la province échappe aux mains du gouverneur. Chacun de ces trois groupes de rebelles souhaite remplacer ‘Uthmân par un nouveau calife : les Égyptiens soutiennent ‘Alî, tandis que Kûfa est partisane d’al-Zubayr et que Basra se prononce en faveur de Tallah. Un millier d’hommes sont alors dépêchés à Médine avec ordre d’assassiner ‘Uthmân, et assiègent sa maison pendant quarante jours ; le calife, quant à lui, refuse le combat et appelle ses proches à ne pas prendre les armes. Il est finalement assassiné chez lui le 17 juin 656, par plusieurs coups de poignard portés à la tête ; selon la tradition sunnite, il serait mort en lisant le Coran. Cet événement dépasse largement les ambitions des opposants à ‘Uthmân, le crime étant considéré comme d’autant plus grave puisqu’il s’agit du chef de la communauté musulmane. ‘Alî ibn Abû Tâlib, horrifié, se retire chez lui ; il attend plusieurs jours avant d’accepter de devenir calife, cédant ainsi à la demande des mêmes élites médinoises qui avaient choisi ‘Uthmân en 644. Mais l’assassinat n’étant pas vengé, les Umayyades, en la personne de Mu‘âwiya, refusent de reconnaître la légitimité de ‘Alî et jusqu’à la possibilité de désigner un nouveau calife en l’absence de condamnation des coupables : c’est le début de la Grande Discorde, guerre civile qui donnera naissance aux deux principales branches de l’islam, le sunnisme, tradition umayyade, et le chiisme, soutien de ‘Alî.
Le califat de ‘Uthmân est donc bien un moment important dans la formation de l’islam, à la fois comme empire et comme religion. L’établissement de la vulgate ‘uthmânienne est un élément fondamental de la tradition musulmane, aussi bien sunnite que chiite. Mais la reprise des rivalités tribales et notamment de la grande opposition entre le clan umayyade et le clan hashîmite rendent inévitable la guerre civile, qui éclate à la mort du calife.
Bibliographie :
– Albert Hourani, Histoire des peuples arabes, Paris, collection Points Seuil, 1993, 732 pages.
– Bernard Lewis, Histoire du Moyen-Orient – 2000 ans d’histoire de la naissance du christianisme à nos jours, Paris, Albin Michel, 1997, 482 pages.
– Dominique Sourdel & Janine Sourdel, Dictionnaire historique de l’islam, Paris, Presses Universitaires de France, 2004, 962 pages.
Régis Blachère et Claude Gilliot, article « Coran », Encyclopédie Universalis.
Tatiana Pignon
Tatiana Pignon est élève en double cursus, à l’Ecole Normale Supérieure de la rue d’Ulm, ainsi qu’à l’Université de la Sorbonne en Histoire et en langue. Elle s’est spécialisée en l’histoire de l’islam médiéval.
Notes
[1] Le mot « Coran », « qu’rân » en arabe, signifie littéralement « récitation » : il s’agit de la parole de Dieu que les musulmans se transmettaient par oral, en récitant les versets.
[2] « mus‘haf » en arabe.
[3] Cet exemplaire, appelé le Coran de ‘Uthmân, est conservé en Ouzbékistan, à Tachkent, dans la bibliothèque d’une mosquée ; l’autre copie originelle préservée se trouve au palais de Topkap ?, à Istanbul, en Turquie.
[4] Les Hashîmites, descendants de Hashîm, forment le clan auquel appartenait le Prophète Muhammad au sein de la tribu des Quraysh, à La Mecque.
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