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Evénement largement méconnu au regard de son importance politique, la Révolution constitutionnaliste (1905-1911) mène pourtant à une rupture historique capitale en Iran : la naissance d’une monarchie constitutionnelle. En effet, lorsque le souverain Qadjar Mozaffaredin Shah signe l’ordonnance qui établit le Parlement iranien (le Majlis) pendant l’été 1906, il met aussi fin à trois millénaires de monarchie absolue en Iran. Le Majlis est une assemblée élue directement par le peuple, détenant le pouvoir législatif, et qui peut se poser en contre-pouvoir face au Shah. Les grands spécialistes de l’Iran contemporains tels que Bernard Hourcade, Jean-Pierre Digard ou Yann Richard s’accordent sur le fait que cette crise sociale et politique marque l’entrée de l’Iran dans son XXème siècle politique (1). Mais cette révolution constitutionnaliste est une innovation, non seulement en Iran, mais dans toute la région. En effet, l’Iran est le premier pays musulman du Moyen-Orient à se doter d’une constitution et d’un Parlement représentatif du peuple.
Cette révolution constitutionnelle est la conséquence directe du déclin de la dynastie des Qâdjârs en Iran face à l’impérialisme politique et économique des Occidentaux. En réaction, de multiples insurrections populaires éclatent dans tous le pays, menées par une poignée d’intellectuels libéraux. Il est très intéressant d’étudier les origines de ce mécontentent général en Iran au tournant des XIXème et XXème siècles. Le rôle prépondérant de certaines provinces et en particulier de l’Azerbaïdjan iranien dans cette révolution se doit d’être souligné et mis en perspective. Mais ce qui est le plus marquant lors de cette révolution iranienne, c’est bien le contrôle des puissances estrangères dans la politique de Téhéran et de Tabriz.
En quoi la Révolution constitutionnaliste exprime-t-elle un ressentiment populaire en Iran face aux actions impérialistes européennes, qui mène à une remise en cause du pouvoir politique du Shah ?
A la fin du XIXème siècle, la dynastie des Qadjars (1786-1925) est sur le déclin économique alors que l’Iran est convoité par les grandes puissances, notamment la Russie et la Grande-Bretagne. Dans le cadre du Grand Jeu, ces deux nations tentent d’en prendre le contrôle militaire et financier. Alors que les élites de la capitale des Qâdjârs, Téhéran, servent de relais politiques aux ambitions occidentales, le peuple iranien doit faire face à la hausse des prix des denrées. Ainsi, au niveau interne, la révolution constitutionnalise est le produit du double fossé qui se creuse entre les élites libérales et conservatrices d’une part, et entre le peuple et l’aristocratie patrimoniale de Téhéran de l’autre.
Selon Yann Richard, cette révolution s’explique avant tout par la politique menée par Mozaffar od-Din Shah qui accède au trône en 1896 après l’assassinat de son prédécesseur (2). Ce souverain tente de mettre en place un « équilibre positif » entre les puissances impérialistes pour financer notamment ses voyages en Europe. Une telle politique accélère la croissance des inégalités. L’Etat Iranien offre, en effet, des concessions à la Grande-Bretagne et à la Russie au grand mécontentement du peuple. Les emprunts russes sont particulièrement impopulaires car ils sont financés par les douanes du Nord du pays. C’est dans cette situation d’aggravation des mouvements de mobilisation populaire, déjà anciens, que se place le préambule de la Révolution constitutionnaliste.
La Révolution constitutionnaliste constitue donc l’aboutissement des mouvements de mobilisation de la fin du XIXème siècle face aux pénétrations impérialistes en Iran. A cet égard, les Iraniens d’Azerbaïdjan sont parmi les détracteurs les plus virulents de la politique du Shah. En effet, dans une tentative de sauver les finances de l’Etat, le Shah livre des concessions aux puissances étrangères. En 1890, les concessions du Shah aux Britanniques sur la production du tabac provoquent une révolte nationale menée par Tabriz, capitale de l’Azerbaïdjan iranien, qui permet l’annulation de ces mêmes concessions en 1892 (3). Cette révolte est intéressante pour deux raisons : elle démontre un sentiment nationaliste de la part de la population et surtout elle indique que Tabriz est un centre de résistance face au gouvernement central.
Cet esprit de nationalisme culmine durant la révolution constitutionnelle de 1906 à 1911 et Tabriz joue de nouveau un rôle déterminant comme chef de file de l’opposition à Téhéran. Certains des opposants au régime de Téhéran se réclament du parti Baku social-démocrate, un groupe où sont engagés de nombreux Russes d’Azerbaïdjan. Il s’agit de l’ancêtre du Parti démocratique d’Azerbaïdjan dont la création est plus tardive (4). On observe donc que l’Azerbaïdjan iranien joue un rôle prépondérant dans la lutte contre Téhéran au sein du mouvement constitutionnel. Cependant nous ne percevons pas de réelle distinction entre la lutte au niveau local et national (5). Les Iraniens d’Azerbaïdjan aspirent à plus d’autonomie, notamment économique, mais pas à une indépendance politique. Ils jouent à cet égard un rôle moteur dans la Révolution constitutionnaliste en Iran (1905-1911).
L’événement précurseur du soulèvement général menant à la rupture constitutionnelle en Iran a donc logiquement lieu à Tabriz. En effet, une révolte populaire s’organise en 1903-1904 au sein de la capitale de l’Azerbaïdjan iranien contre le directeur local des douanes. Le régime des capitulations provoquant la montée des prix et les actions des agents étrangers comme les douaniers belges excèdent le peuple iranien (6). En réaction, le Shah opère une sévère répression qui atteint son paroxysme lors de la mort de deux « seyyed » (7) en juin 1906. Leurs funérailles sont mises en lien avec le combat de l’imam Hoseyn contre le califat omeyyade ce qui permet une forte mobilisation populaire en l’Iran (8). En effet, la figure du martyre est cruciale dans le shiisme et renvoie notamment à la lutte contre les envahisseurs (9). L’agitation populaire augmente alors, notamment à Tabriz, suite à l’appel des religieux. Les demandes des révolutionnaires nationalistes sont doubles : une plus grande liberté politique et un respect de l’intégrité territoriale iranienne.
Il est intéressant de noter que les soulèvements les plus avant-gardistes sont à Tabriz, ville en lien avec des organisations révolutionnaires russes du Caucase. Pour contrer l’établissement d’un éventuel gouvernement russophile à Téhéran, les Britanniques œuvrent en faveur d’une monarchie constitutionnelle. Face à une telle situation interne et externe, Téhéran concède le 30 décembre 1906 une Constitution libérale qui donne notamment au Parlement un droit de contrôle sur la capacité de l’Etat à émettre des emprunts. Cependant, ces avancées ne se concrétisent pas en terme de liberté politique ou de justice sociale dans les années 1910. Jusqu’à la Première Guerre mondiale, le pouvoir central Qadjar s’affaiblit et les Anglais renforcent leur pouvoir sur Téhéran et les Russes au Nord du pays. Ainsi, les puissances se servent de cette révolution sociale, qu’ils ont pourtant causée, pour mettre en avant les reformes politiques qui consolident leur influence en Iran.
La révolution constitutionnaliste en Iran est donc bien le résultat d’un ressentiment populaire face à la pauvreté économique et à l’absolutisme politique du Shah qui se montre complaisant envers les puissances impérialistes. Si le soulèvement iranien s’inscrit dans un mouvement de révolte ancien et réel, notamment en Azerbaïdjan iranien, il faut noter la prépondérance de l’implication des nations occidentales du Grand Jeu dans cette crise. En effet, les Britanniques favorisent la mise en place de cette monarchie constitutionnelle en 1906 pour gagner de l’influence dans le Majlis en soudoyant les députés à Téhéran. De même, à la faveur de cette révolution, les Russes s’implantent durablement au Nord de l’Iran, notamment à Tabriz, et se placent en contre-pouvoir face à Téhéran. Nous voyons donc se dessiner dans ce rapport de force les prémices de la crise irano soviétique de 1945-1946.
Notes :
(1) DIGARD Jean-Pierre, HOURCADE Bernard et RICHARD Yann, L’Iran au XXe siècle : entre nationalisme, islam et mondialisation, Paris, Fayard, 2007.
(2) RICHARD Yann, L’Iran de 1800 à nos jours, Paris, Flammarion, 2016.
(3) KEDDIE Nikki, Religion and Rebellion in Iran : the Tobacco protest of 1891-1892, London, 1966.
(4) ABRAHAMIAN Ervand, Iran between two revolutions, Princeton, Princeton University Press, 1982 pages 97-98.
(5) FAWCETT Louise, Iran and the Cold War, Cambridge, Cambridge Middle East Library, 1992, pages 10-12.
(6) DIGARD Jean-Pierre, HOURCADE Bernard et RICHARD Yann, Idem.
(7) Descendants du Prophète.
(8) COLE Juan and KEDDIE Nikki, Shiism and Social Protest, New Haven, Yale University Press, 1986.
(9) JAMBET Christian et AMIR-MOEZZI Mohammad Ali, Qu’est ce que le Shî’isme ?, Paris, Editions du Cerf, 2004.
Gabriel Malek
Gabriel Malek est étudiant en master d’histoire transnationale entre l’ENS et l’ENC, et au sein du master d’Affaires Publiques de Sciences Po. Son mémoire d’histoire porte sur : « Comment se construit l’image de despote oriental de Nader Shah au sein des représentations européennes du XVIIIème siècle ? ».
Il est également iranisant.
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