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Chercheur associé à l’Institut français du Proche-Orient et consultant sur les questions islamistes, Romain Caillet (@RomainCaillet) est un historien spécialiste du salafisme contemporain. Ses travaux sont également consacrés à la guerre civile syrienne et plus largement aux rapports sunnites/chiites dans le monde arabe. Basé au Liban depuis plus de trois ans, après avoir vécu plusieurs années en Egypte et en Jordanie, il livre aux Clés du Moyen-Orient son analyse de la crise syrienne et un portrait de l’opposition jihadiste au régime de Bachar el-Assad.
On peut globalement diviser en trois grandes tendances la composante islamiste de la rébellion syrienne. Tout d’abord une formation islamiste relativement modérée portant le nom de Front Islamique de Libération de la Syrie (FILS), estimé à environ 50 000 hommes, dont les plus célèbres brigades sont Liwâ’ at-Tawhîd à Alep, Suqûr ash-Shâm (les Faucons du Levant) à Idlib, Liwâ’ al-Islâm, devenue Jaysh al-Islâm (l’Armée de l’Islam) depuis le 27 septembre, à Damas et ce qui reste des brigades al-Farûq dans la région de Homs. Estimé à environ 20 000 hommes, le Front Islamique Syrien (FIS), qui fédère à l’origine une dizaine de brigades d’obédience salafie stricte, mais non-jihadiste, est présent sur l’ensemble du territoire sans dominer une zone particulière à l’exception peut-être d’une partie de la région d’Idlib, berceau de Harakat Ahrâr ash-Shâm al-Islâmiyya (HASI), la principale force armée du FIS. Enfin, au cours de cet automne 2013, le nombre des jihadistes engagés au sein de l’Etat Islamique en Irak et au Levant (EIIL), désormais présent sur tout le territoire syrien mais avec de solides bastions au Nord et à l’Est du pays, a franchi la barre des 10 000 hommes, tandis qu’à peine 2000 combattants demeureraient toujours au sein du groupe Jabhat an-Nusra. Ces derniers chiffres, notamment ceux relatifs à l’affaiblissement de Jabhat an-Nusra au profit de l’EIIL, m’ont été récemment confirmés par l’analyste jordanien Marwan Shehadeh, l’un des meilleurs experts du courant jihadiste dans le monde arabe.
Jusqu’à la fin du mois de septembre 2013, il existait une différence politique de taille entre le FILS et le FIS, le premier étant officiellement affilié à l’Armée Syrienne libre (ASL) et reconnaissant l’autorité du Conseil National Syrien et de la coalition d’Istanbul, tandis que le second déclarait refuser toute légitimité à un gouvernement formé à l’extérieur de la Syrie. Ces différences entre les deux formations sont toutefois en train de s’estomper, la plupart des brigades du FILS ayant signé le 24 septembre 2013 avec le FIS et même les jihadistes de Jabhat an-Nusra, actuellement en perte de vitesse, une déclaration commune désavouant la coalition d’Istanbul. A terme, cet accord pourrait déboucher sur une fusion du FIS et du FILS en une seule et même formation, dont Jabhat an-Nusra ne fera probablement pas partie. L’organisation jihadiste ayant pris ses distances quelques jours après la déclaration du 24 septembre, pour préciser qu’il s’agissait d’un accord politique, sans aucune conséquence sur son organisation militaire. On peut voir dans cette réserve de Jabhat an-Nusra une crainte de perdre son identité jihadiste au sein d’une alliance regroupant majoritairement des formations financées par les régimes du Golfe, cherchant à marginaliser les jihadistes au sein de la rébellion.
Proportionnellement au reste de l’opposition, la part des jihadistes demeure toujours minoritaire, leurs 12 000 combattants représentant environ 12% des effectifs de la rébellion, estimée à 100 000 hommes. Malgré cette relative faiblesse numérique, les jihadhistes disposent néanmoins d’une influence croissante au sein de la rébellion, notamment en raison de leurs compétences militaires, leur expérience du Jihad - les plus âgés d’entre eux ont participé jusqu’à parfois cinq conflits (Afghanistan, Bosnie, Tchétchénie, Irak et Libye) -, leur abnégation au combat ainsi que leur propension à réaliser des opérations suicides. Ces opérations suicides étant d’une redoutable efficacité pour rompre un siège des troupes loyalistes ou pulvériser leurs défenses à l’entrée d’une base ou d’un aéroport militaire. Ainsi, la collaboration avec les jihadistes a fini, bon gré mal gré, par devenir une nécessité pour la plupart des brigades rebelles, indépendamment de leurs orientations idéologiques.
En Syrie, les deux principaux groupes jihadistes sont l’Etat Islamique en Irak et au Levant (EIIL), que l’on présente souvent à tort comme affilié à al-Qaïda, et Jabhat an-Nusra. Initialement conçue comme une couverture médiatique et sécuritaire pour les activités de l’Etat islamique d’Irak (EII) en Syrie, Jabhat an-Nusra, dont le nom, qui signifie « Front du Secours », ne fait pas référence à la terminologie jihadiste classique, a fini par prendre une ampleur considérable en Syrie. Craignant que leur extension syrienne ne finisse par leur échapper, les dirigeants de l’EII décidèrent alors que les deux organisations (Jabhat an-Nusra et l’EII) seraient désormais réunies sous un seul et même nom : l’Etat Islamique en Irak et au Levant (EIIL), qui fut proclamé par son Emir et Commandeur des croyants, Abû Bakr al-Baghdâdî al-Qurashî al-Husaynî, le 9 avril 2013.
A la suite de cette proclamation, le chef de Jabhat an-Nusra, Abû Muhammad al-Jûlânî, un jihadiste syrien qui avait auparavant combattu en Irak sous le commandement d’Abû Bakr al-Baghdâdî, fit savoir qu’il ne répondrait pas favorablement à l’appel de son ancien Emir, tout en reconnaissant avoir bénéficié des fonds, de l’armement et des combattants fournis par l’Etat islamique d’Irak. Soucieux de préserver l’identité jihadiste de Jabhat an-Nusra, Abû Muhammad al-Jûlânî acheva son communiqué par une allégeance à Aymân az-Zawâhirî, le chef d’al-Qaïda centrale. Ainsi paradoxalement l’EIIL qui, structurellement, stratégiquement et dans une certaine mesure politiquement, se différencie désormais sensiblement d’al-Qaïda (dont la branche irakienne a été totalement absorbée par l’EII lors de sa formation en octobre 2006), est considéré par les observateurs occidentaux comme plus radical que Jabhat an-Nusra alors que cette dernière est aujourd’hui, après son allégeance à az-Zawâhirî, devenue officiellement la branche syrienne d’al-Qaïda.
L’EIIL et al-Qaïda sont effectivement assez proches idéologiquement, malgré quelques différences doctrinales, mais la principale divergence entre ces deux formations se situe dans le clivage entre leurs deux agendas politico-militaires respectifs. L’agenda d’al-Qaïda vise depuis sa fondation officielle en 1998, à travers le « Front Islamique Mondial pour le Jihad contre les Juifs et les Croisés », à combattre l’Occident en général et les Etats-Unis en particulier, perçus comme les protecteurs des dictateurs arabes et des alliés indéfectibles d’Israël. Récemment en 2013, Aymân az-Zawâhirî a publié, au lendemain de l’anniversaire des attentats du 11 septembre, un document intitulé Orientations générales de l’action jihadiste dans lequel il recommande à ses partisans de donner la priorité à la lutte contre l’Occident et de s’abstenir de combattre « les hérétiques s’affiliant à l’islam tels que les râfidites (les chiites duodécimains) ». Ce positionnement conciliant d’az-Zawâhirî, et à travers lui d’al-Qaïda centrale vis-à-vis des chiites, s’explique par la diplomatie pro-iranienne de ses alliés talibans d’Afghanistan, dont plusieurs délégations se sont récemment rendues à Téhéran, lui interdisant donc de cautionner la guerre totale menée par l’EIIL contre l’expansionnisme iranien dans le monde arabe.
Cet agenda tranche effectivement avec celui des dirigeants de l’EIIL, estimant qu’après le départ des troupes américaines d’Irak, la priorité est désormais de combattre les ennemis d’aujourd’hui plutôt que ceux d’hier. C’est-à-dire « l’expansionnisme iranien », dénommé dans la terminologie salafiste « le projet safavide » (al-mashrû‘ as-safawî) - en référence à la dynastie des Safavides (1501-1736), qui après avoir embrassé le chiisme duodécimain parvinrent à convertir la majorité de la population iranienne à leur nouvelle foi -, et ses agents dans le monde arabe, plutôt qu’une Amérique affaiblie et pusillanime, de plus en plus en retrait sur la scène internationale.
C’est encore trop tôt pour l’envisager mais les idéologues jihadistes sont effectivement persuadés que la date du 9 avril 2013, jour de la proclamation de l’Etat Islamique transnational par Abû Bakr al-Baghdâdî, sera retenue par les historiens de demain comme un point de rupture chronologique majeur, marquant la fin de l’ère « Sykes-Picot » au Moyen-Orient. Sur le terrain, une certaine dynamique en faveur de l’EIIL nous inciterait pour le moment à ne pas écarter trop vite cette hypothèse, d’autant plus que la popularité de l’EIIL déborde aujourd’hui les frontières irako-syriennes, des allégeances à son Commandeur des croyants ayant été proclamées au Liban, en Jordanie, au Sinaï et même en Arabie saoudite. Outre ces allégeances, officiellement non reconnues par l’EIIL pour le moment, de multiples messages de soutiens émanant de Somalie, d’Indonésie et même d’Europe occidentale ont été adressés à l’EIIL et à Abû Bakr al-Baghdâdî, dont la popularité semble aujourd’hui supplanter celle d’az-Zawâhirî et d’al-Qaïda sur les réseaux sociaux.
Il semble évident que ce qu’on appelle « la société civile », c’est-à-dire dans le contexte de la révolution syrienne les intellectuels, les jeunes activistes des réseaux sociaux et l’ensemble du tissu associatif sécularisé, rejette non seulement l’interprétation littérale de la loi islamique faite par l’EIIL mais aussi son mode de contrôle autoritaire de la société. Ainsi, les arrestations de certaines figures locales de la révolution ou les interdictions de publier faites à plusieurs journaux sont extrêmement mal perçues par ceux qui s’estiment, à tort ou à raison, à l’origine du soulèvement populaire contre le régime de Bachar al-Assad. Ceci étant dit, une part non négligeable de la population, celle qui n’avait pas, dans sa majorité, manifesté contre le régime de Bachar al-Assad, se satisfait de l’autoritarisme de l’EIIL qui permet, paradoxalement, un retour à la sécurité en liquidant les ex-brigades de l’ASL, gangrénées par une dérive mafieuse, qui rançonnaient les populations des zones « libérées ». Outre ces populations urbaines désireuses d’ordre, quand bien même serait-il islamique, plus d’une vingtaine de tribus des zones rurales d’Alep et de Raqqa se sont ralliés à l’EIIL à la mi-octobre et au début du mois de novembre 2013, attestant ainsi d’un processus en cours d’enracinement de l’Etat Islamique au sein de la société syrienne.
Le seul point commun entre les jihadistes de l’EIIL et les séparatistes kurdes, laïques et proches des marxistes du PKK, n’est pas l’appartenance au sunnisme mais leur volonté commune de mettre en place, en partie sur un même espace géographique, les structures de deux nouveaux Etats transnationaux, de nature islamique pour le premier et à caractère ethnique pour le second. Les enjeux des combats actuels sont donc d’une part la délimitation des futures frontières de l’Etat islamique en Irak et au Levant mais aussi celles d’un Kurdistan indépendant, en gestation depuis plusieurs années de l’autre côté de la frontière syro-irakienne. Le second enjeu des combats entre séparatistes kurdes et jihadistes syriens est celui du contrôle des champs de pétrole, permettant de générer des revenus non négligeables, pour l’organisation qui les détient sur son territoire. Concernant les affrontements entre l’EIIL et certaines brigades de l’ASL, telles que « les descendants du Prophète » à Raqqa et « Tempête du Nord » à Azaz, au Nord-Ouest d’Alep, ceux-ci sont à replacer dans une stratégie des jihadistes visant à éliminer toutes les brigades pro-occidentales, suspectées d’être manipulées par les services de renseignement étrangers. Cette stratégie vise à long terme à empêcher, au lendemain de la fin de la guerre de Syrie, l’émergence d’une force supplétive de l’Occident, sur le modèle irakien de la Sahwa, ce mouvement anti-jihadiste qui regroupa à partir de 2006 d’anciens insurgés sunnites irakiens devenus par la force des choses, et parfois malgré eux, des miliciens collaborateurs de l’occupation américaine, puis du « régime chiite » pro-iranien de Nouri al-Maliki.
Pierre-André Hervé
Pierre-André Hervé est titulaire d’un master de géographie de l’université Paris 1 Panthéon-Sorbonne et d’un master de sécurité internationale de l’Institut d’Etudes Politiques de Paris. Il s’intéresse aux problématiques sécuritaires du Moyen-Orient et plus particulièrement de la région kurde.
Auteur d’un mémoire sur « Le Kurdistan irakien, un Etat en gestation ? », il a travaillé au ministère de la Défense puis au Lépac, un laboratoire de recherche en géopolitique associé à ARTE, pour lequel il a notamment préparé une émission « Le Dessous des Cartes » consacrée aux Kurdes d’Irak (avril 2013).
Romain Caillet
Chercheur associé à l’Institut français du Proche-Orient et consultant sur les questions islamistes, Romain Caillet (@RomainCaillet) est un historien spécialiste du salafisme contemporain. Ses travaux sont également consacrés à la guerre civile syrienne et plus largement aux rapports sunnites/chiites dans le monde arabe. Il est basé au Liban depuis plus de trois ans, après avoir vécu plusieurs années en Egypte et en Jordanie.
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