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La métaphysique est la partie de la philosophie qui se pose la question de l’être : que signifie « être » ? Elle s’inscrit dans une longue tradition, que l’on peut faire remonter à Aristote, et à son ouvrage fondateur, la "Métaphysique".
À bien des égards, ce dernier a eu une influence considérable sur la pensée islamique en général. Il faut bien constater que cette influence se fait également sentir dans le domaine très précis de la métaphysique. Malgré tout, il importe de voir comment, sous l’influence conjuguée de l’aristotélisme et du néo-platonisme, les philosophes musulmans ont donné une coloration originale à la pensée métaphysique, en la faisant leur.
Afin de rendre compte de l’apport original des métaphysiciens de l’islam à la question de l’être, il importe de noter quelques constantes de celle-ci. Ainsi, il convient de commencer par remarquer que depuis al-Fârâbi, et depuis la métaphysique d’Avicenne, le modèle de l’activité qui vise à démontrer, dans quelque domaine que ce soit, est la recherche des différents sens d’un existant, précisément en tant qu’il est un existant. Ainsi, toute activité de pensée visant à aboutir à un résultat dont la vérité est démontrée tend vers le sens de l’être en tant qu’être, ce qui est précisément l’objet de la métaphysique.
Par ailleurs, il importe de souligner l’importance de la notion aristotélicienne de « substance » chez une partie des philosophes musulmans, précisément en opposition aux formes platoniciennes. C’est notamment le cas chez Avicenne, qui a puisé dans les richesses de la philosophie d’Aristote. C’est également le cas chez Averroès, qui a opéré un retour de grande ampleur à la Métaphysique, à travers le Grand Commentaire qu’il en a donné. Celui-ci a tenté de débarrasser la métaphysique des apports néoplatoniciens. Pourtant, la crise ouverte par Averroès a éclaté avec plus de force chez les penseurs juifs et chrétiens. En effet, les auteurs musulmans qui suivent Averroès ont opéré un retour au néoplatonisme, masquant en un sens la puissance des apports du grand philosophe. Ce sont les métaphysiciens de la tradition dite de l’ishrâq, qui récupèrent la notion de « formes » élaborée par Platon, et à laquelle Aristote avait justement réagi.
La seconde constante de la pensée métaphysique en islam est sans doute le caractère éminemment religieux des idées régulatrices de la réflexion sur l’être et l’étant. Elles sont religieuses dans l’acception très précise que les philosophes donnent à la révélation coranique. Un certain nombre d’idées font figure de conditions a priori de la pensée. Parmi elles, on trouve l’idée de l’unité divine, celle de la souveraineté divine, ou encore celle de la prophétie. Ce cadre est celui de la théologie rationnelle et de la cosmologie qui résulte de cette théologie. Or, il apparaît que ce cadre constitue l’horizon ultime de la pensée métaphysique en islam, au sens où l’on en sort peu.
Malgré les apports aristotéliciens ou néoplatoniciens, et malgré la nécessité de souligner l’ancrage grec de la métaphysique en islam, il convient de mettre en évidence son caractère novateur. Elle donne aux questionnements qu’elle aborde une force particulière, et parmi les résultats nouveaux auxquels elle aboutit, Christian Jambet se propose d’en sélectionner trois. Il note ainsi que la métaphysique telle qu’elle a été pensée par les philosophes de l’islam conduit à une réforme de la notion de « substance », qui est le centre même de la métaphysique d’Aristote. Le second point qu’il souligne est la réforme de l’eschatologie biblique et coranique, qui prend une envergure nouvelle. Enfin, la notion de liberté humaine elle-même est enrichie et modifiée. Ces résultats sont des lieux de pensée féconds, dans lesquels des pensées originales sont susceptibles d’être générées, et d’enrichir notre pensée actuelle de la métaphysique.
La troisième constante de la métaphysique telle qu’elle est pensée en islam est son lien intime avec la notion de souveraineté. Les métaphysiques islamiques ont concurrencé le kalâm dans l’exercice de l’intelligence. Leur but était d’interpréter les données du texte coranique d’un point de vue conceptuel afin de penser la souveraineté divine, et donc la façon dont cette souveraineté s’exerce sur le monde qu’elle gouverne. La pensée métaphysique est donc avant tout une théologie de la souveraineté. La théologie politique n’est qu’une partie de cette théologie générale de la souveraineté.
Le pouvoir politique, selon Christian Jambet, ne peut se fonder en théologie qu’à deux conditions essentielles. La première est de se donner une doctrine de la prophétie et du califat de l’homme sur la terre. La seconde est de reconnaître une autonomie à l’activité du gouvernement humain au sein de l’existence divine à laquelle elle appartient. En réalité, la métaphysique, en islam, n’a pas provoqué une sécularisation de la théologie politique. Celle-ci reste comprise dans la souveraineté universelle de Dieu, sorte de politique divine liée à la notion d’ordre et reflet de l’ordre du monde physique.
Cette conception du pouvoir est la source principale de la crise de la théologie philosophique en islam selon Christian Jambet. Il oppose deux schèmes du pouvoir. Selon le premier, qui s’inscrit dans une perspective néoplatonicienne, il y a un parallèle entre l’exercice du gouvernement divin et l’action de la forme sur la matière. Dans les deux cas, une potentialité est actualisée. C’est une conception ontologique de la souveraineté dans la mesure où Dieu y est un « acte pur d’exister » [1] et fait don de l’être aux choses, c’est-à-dire qu’il fait don de la vie. Or, cet acte de donner l’être est perçu comme l’acte souverain absolu, et ne laisse aucune place à une action politique humaine. Aucune politique indépendante du pouvoir divin n’est donc nécessaire. Dans cette conception, la primauté va donc à la religion intérieure et toute forme de politique humaine est perçue sous l’angle de l’infériorité.
Dans le second schème, le Prophète occupe une place centrale. Il est l’homme que Dieu a élu, et auquel Dieu a délégué la souveraineté divine. Il est un guide divin, objet d’une théologie rationnelle spécifique. Cette théologie politique présente certains risques, parmi lesquels le plus important est sans doute la tentation de substituer un Dieu à forme humaine, sous les dehors de l’Etat par exemple, à ce qui doit rester humain, bien qu’étant homme choisi de Dieu. Il s’agirait alors de ce que Christian Jambet appelle une « sécularisation du message coranique », et qui est selon lui à l’œuvre aujourd’hui au cœur des révolutions islamiques.
Cette sécularisation est l’objet de vives tensions, notamment entre deux pôles. D’un côté, elle vise à être l’expression du règne divin sur la terre, à travers l’établissement d’une juridiction politique. D’un autre côté, elle aboutit nécessairement à une théologie de la représentation de Dieu sur la terre. Tout ceci fait dire à Christian Jambet que « la métaphysique islamique a pour signification immanente la crise de la souveraineté divine » [2].
L’émergence d’une pensée métaphysique en islam est structurante pour le devenir de toute la philosophie islamique. Selon Christian Jambet, elle fait apparaître deux exigences fondamentales de la philosophie islamique. La première est l’insistance sur l’unité divine, et ainsi sur l’Un, par opposition au multiple. Cette importance accordée à la notion d’unité trouve sa justification dans une réponse au dualisme théologique fréquent à cette époque. La seconde exigence de cette philosophie est enfin, comme nous l’avons vu, l’établissement des fondements de la souveraineté divine, dont l’importance réside avant tout dans sa correspondance avec le gouvernement humain.
A lire :
– Christian Jambet, Qu’est-ce que la philosophie islamique ? Paris, Gallimard, 2011.
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