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De son nom complet Abû’ Walid Muhammad ibn Rushd, on le connaît davantage sous la forme occidentalisée d’Averroès. Né en 1126 à Cordoue et mort en 1198 à Marrakech, Ibn Rushd est un médecin, un juriste et surtout un philosophe arabe, relisant Aristote. Son œuvre aura paradoxalement bien plus d’influence et de postérité en Occident que dans le monde arabe.
Ibn Rushd est issu d’une famille de cadis (juges) de Cordoue, famille liée aux milieux du pouvoir mais aussi de la culture : son grand père, ibn Rushd al-Gadd, est lui-même un grand écrivain. Sa famille appartient à la branche malékite du droit, majoritaire en Espagne, une branche favorisée par les Almoravides mais au contraire à laquelle s’opposent les Almohades, qui remplacent les précédents vers 1130. Très jeune, Ibn Rushd étudie le fiqh (droit religieux) et l’‘ilm (sciences religieuses, donc avant tout apprentissage du Coran). Mais il s’intéresse très vite aux sciences profanes (hikma) : la médecine, l’astronomie, la physique, et surtout la philosophie (falsafa). Il étudie avec les meilleurs maîtres : par exemple, il apprend la médecine avec Avenzoar, grand médecin arabe d’Al-Andalous, qui a servi notamment auprès de Yusuf ibn Tashfin, le premier souverain almoravide. A noter que Ibn Rushd sera plus un théoricien de la médecine qu’un praticien.
Ibn Rushd mène de front ses études et sa carrière, voyageant entre Al-Andalous et le Maghreb, puisque les deux sont unifiés depuis la conquête almoravide (vers 1080). Il est cadi de Séville en 1169, grand cadi de Cordoue en 1171, médecin à la cour du calife Abû Ya’qûb Yusuf en 1182. Ce calife, souverain très cultivé qui rompt avec les milieux religieux [1], que Pierre Guichard appelle le « calife intellectuel », lui confie en 1169 la rédaction d’un petit ouvrage pédagogique sur Aristote : ce sera son œuvre majeure. Il rédige des petits traités de jurisprudence, étudie aussi les mathématiques, réforme l’exercice de la justice à Marrakech, mettant l’accent sur la prévention des crimes plus que sur leur répression. Alors même que les malékites sont traditionalistes, lui est favorable à l’effort rationnel d’interprétation des textes (ijtihad). Il écrit un traité de médecine, le Kitâb al-Kulliyate fi-l-Tibb, traduit en latin en 1255 sous le titre de Colliget, et commente le Urdjuza (Poème) d’Avicenne. Son œuvre médicale, tout comme sa philosophie, est pensée comme complétant la religion : « quiconque étudie l’anatomie augmente sa foi dans l’omnipotence et l’unité de Dieu tout puissant » écrit-il. Les intellectuels occupent alors une place clé dans l’empire almohade, qui hérite de l’âge d’or culturel de la période des taïfas : Cordoue abrite par exemple une immense bibliothèque. Au savoir s’attache un fort prestige social qui permet à un intellectuel comme Ibn Rushd de faire carrière dans les hautes sphères.
En 1184, le calife meurt et son fils, Abû Yusuf Ya’qûb al-Mansûr, lui succède. Lui au contraire se rapproche des milieux religieux rigoristes, et relance la guerre contre les Chrétiens (il remporte une victoire contre Alphonse VIII de Castille en 1195 et y gagne le surnom d’al-Mansûr, le victorieux). En 1189, une rébellion éclate dans le Maghreb central : pour se rallier le soutien des oulémas, le calife interdit la philosophie – tout comme le vin et la musique – et sacrifie ses intellectuels. Averroès est exilé en 1197 à Lucena, petite ville d’Espagne peuplée surtout de Juifs, et il y réside pendant un an et demi. Rappelé à la cour du calife en 1198, il ne retrouve ni son ancien poste ni son prestige, et meurt quelques semaines plus tard.
Ibn Rushd est surtout connu pour sa redécouverte d’Aristote. Celui-ci, on l’a vu avec Ibn Sina/Avicenne, occupe une place clé dans la philosophie arabe : Ibn Rushd le découvre au cours de ses études. Alors même qu’il ne parle pas le grec, il découvre plusieurs erreurs de traduction en utilisant une logique rigoureuse (principe de non-contradiction) qui lui vaudra le surnom de sâhib al-mantiq, l’ami de la logique. Il critique la lecture platonicienne que Ibn Sina a fait de la philosophie d’Aristote et propose d’en revenir à une approche plus rigoureuse. Il rédige de nombreux commentaires de la philosophie aristotélicienne : on en distingue trois sortes : le petit (jami), abrégé du texte d’Aristote, destiné à de jeunes élèves ; le moyen (talkhis), explication assez courte destinée à des étudiants ; le grand (tasfir), enfin, dans lequel il expose ses propres vues sur les problèmes soulevés par Aristote, ce qui donne lieu à des exposés souvent très longs.
Averroès s’attaque d’abord à un problème plus général : il tente de donner un statut solide à la philosophie, de donner une légitimité sociale au philosophe. Il réfute le traité de al-Ghazali [2]. Tahafut al-Falasifa (Incohérence/destruction des philosophes) en rédigeant un Tahafut al-Tahafut (Incohérence de l’incohérence / Destruction de la destruction), reprenant point par point les objections de al-Ghazali pour montrer que la philosophie ne s’oppose pas à la religion. Au contraire, elle la complète : elle est nécessaire pour élucider les sens cachés du texte coranique. En effet, selon Averroès, qui reprend ici une doctrine construite notamment par les Fatimides, le Coran a un sens extérieur (zâhir) et un sens caché (bâtin) : se contenter du premier, c’est risquer de verser dans le sectarisme, en ne prenant en compte qu’une lecture partielle du message religieux, ou dans le scepticisme, faute d’en saisir toute la complexité. Seule la philosophie, exercée par une élite intellectuelle que Averroès appelle « les gens de la démonstration » (Ahl al-Burhân), permet de trouver l’interprétation vraie de la Révélation, et donc d’avoir une foi équilibrée : Averroès peut donc proférer une fatwa légitimant la démarche philosophique. Relisant Platon, il actualise la théorie des « philosophes-rois » en en faisant des « philosophes-imams », le philosophe ayant dès lors un rôle clé à jouer dans la cité des hommes. On fait généralement de lui un rationaliste, voire même un prédécesseur des Lumières, ce que Voltaire par exemple revendiquera, mais les différences sont importantes : Ibn Rushd ne met pas la raison au service d’un scepticisme frôlant plus ou moins l’athéisme, mais au contraire au service d’un approfondissement de la foi. Il veut ainsi concilier la foi et la raison, le « rationnel et le traditionnel » comme il le dit lui-même. « La philosophie ne peut contredire la Révélation, car le vrai ne peut contredire le vrai » écrit-il. De cette affirmation, l’Occident fera la théorie de la « double vérité » : il existerait une vérité de la religion et une vérité de la raison. A partir de là, les philosophes occidentaux vont faire de Ibn Rushd le philosophe de la laïcité, qui préconiserait une séparation du temporel et du spirituel. C’est notamment cette idée, en fait assez éloignée de la pensée d’Ibn Rushd, que combat Thomas d’Aquin, qui veut unir la philosophie et la foi pour faire de la théologie une science rationnelle, et de la philosophie une science religieuse (selon le proverbe latin philosophia, ancilla theologia).
Curieusement, alors que Ibn Rushd a eu un grand succès de son vivant, il n’aura que peu de postérité en terre d’islam, puisqu’on le soupçonne d’hérésie. Car l’exercice rationnel, même s’il est au final mis au service de la religion, n’en demeure pas moins avant tout un exercice critique : il s’agit de relire le Coran, de remettre en question l’authenticité des hadith, de repenser les dogmes et les fatwas. Les oulémas qui brûlent ses œuvres dès 1199 ont bien compris le potentiel subversif de la philosophie d’Ibn Rushd. Sauvés par des Juifs, ses écrits atteindront l’Occident vers 1230 (date à laquelle Michael Scot, philosophe scolastique écossais, le traduit) et y auront une immense influence. En Occident, il sera surnommé « le Commentateur » : on le connaît avant tout comme passeur, comme intermédiaire.
Au fil de ses écrits, Averroès construit une philosophie complexe. Il livre une réflexion métaphysique, à travers ce que l’on appelle le paradigme de l’Artisan : de même que nous pouvons connaître l’artisan en étudiant les objets qu’il a fabriqué, de même nous pouvons connaître Dieu en étudiant le monde. Cette idée anticipe sur la philosophie de Newton : l’étude des phénomènes du monde, et notamment de l’anatomie humaine, devient un moyen direct de connaître Dieu. En sorte que les sciences profanes ne sont plus profanes, précisément : elles sont un moyen d’atteindre Dieu, et même le moyen privilégié. « Je vois davantage les desseins de Dieu dans l’ordonnancement des étoiles que dans les rondes d’un derviche » écrit le philosophe andalous : en réfutant les critiques de al-Ghazali, Ibn Rushd oppose à la démarche mystique une démarche qu’on pourrait qualifier de scientifique. Cette idée a une postérité immense en Occident : Roger Bacon, philosophe anglais, qui découvre Aristote à travers les commentaires d’Averroès, est ainsi amené à multiplier les expériences scientifiques (de la poudre à canon aux lunettes), pensées comme façon de découvrir Dieu. Plus tard, Léonard de Vinci, pour ne citer que lui, adoptera la même approche. A noter que le clergé latin a une attitude très ambiguë face à cette philosophie : certains papes soutiennent sans réserve cette façon de lier science et religion (Clément IV), tandis que d’autres la rejettent (Nicolas IV). Un débat qui se poursuit toujours aujourd’hui.
Ibn Rushd construit aussi une théorie sur la conscience : il sépare l’intellect actif de la conscience (« l’intellect passif »), et est ainsi l’un des premiers philosophes à théoriser l’inconscient (le « ça pense en moi » pour parler en termes freudiens), tout en affirmant l’unité de l’esprit (monopsychisme). Là encore, cette réflexion philosophique est ancrée à la fois dans ses travaux médicaux - puisque Ibn Rushd a étudié avec grand soin les diverses maladies mentales, leurs causes et leurs symptômes - et dans son expérience des affaires politiques, puisque il se demande à cette occasion comment gouverner les hommes, « animaux politiques », mais forts peu raisonnables. Il s’agit donc moins d’une psychologie avant l’heure que d’une réflexion complète sur la nature humaine. A la différence de l’idée précédente, la doctrine de l’intellect passif sera mal reçue par l’Occident médiéval, car elle pose le problème de la responsabilité : si ce n’est pas moi qui pense, suis-je responsable de mes actes ? Il faudra attendre la réflexion de Leibniz sur les « petites perceptions » pour que l’Occident commence à se réconcilier avec l’idée d’inconscient.
A travers la philosophie d’Aristote, Ibn Rushd s’intéresse enfin à la question de l’origine des êtres, mais passée au filtre du monothéisme : il s’agit de concilier la doctrine aristotélicienne de l’éternité de la matière et la croyance en la Création. Averroès va proposer une synthèse largement marquée par Aristote : selon lui, le monde n’a pas de commencement ; Dieu n’en est pas le créateur mais le premier moteur (la cause première), mettant en mouvement des sphères qui ensuite tournent sans fin. C’est également pour cette idée que Averroès sera condamné comme hérétique, tant en Orient qu’en Occident.
Tout au long du XIIIème siècle, Averroès est traduit, lu et commenté par les philosophes latins. La reprise de ses idées donne naissance à ce qu’on appelle l’averroïsme, et la découverte de ses écrits participe de la redécouverte par l’Europe de la philosophie aristotélicienne. Même les philosophes qui s’opposent à ses idées, comme Thomas d’Aquin, sont largement tributaires de ces travaux, en sorte qu’il n’est guère aisé de distinguer entre averroïstes et non-averroïstes. Averroès a généralement mauvaise presse auprès du clergé, à cause de sa religion : en 1277, Etienne Tempier, évêque de Paris, condamne l’averroïsme latin ; en 1513, le pape Léon X le déclare hérétique. Même si Dante le met dans l’Enfer de sa Divine Comédie, on a souligné plusieurs fois l’immense influence qu’il eut sur la pensée européenne.
Ibn Rushd incarne à lui seul un islam éclairé, qui serait caractéristique d’Al-Andalous, marqué par la volonté de concilier la foi et la raison, la philosophie et la Révélation, Aristote et Muhammad. C’est en grande partie à travers lui que l’Occident médiéval va découvrir et s’approprier, non sans mal, Aristote, en sorte qu’Averroès est encore aujourd’hui synonyme d’échanges culturels : le programme Averroès est pour le bassin méditerranéen ce que le programme Erasmus est à l’Europe. Ibn Rushd est dans le tableau de Raphaël l’Ecole d’Athènes, entre Epicure et Pythagore, résolument rangé du côté des philosophes antiques, comme s’il appartenait plus à leur époque qu’à la sienne : mais il ne faudrait pas oublier qu’il a su concilier réflexion philosophique et brillante carrière dans les milieux de la justice ou de la politique, au sein d’une Espagne musulmane qui changeait de visage.
Bibliographie :
– Multiple Averroès, Actes du colloque International organisé à l’occasion du 850ème anniversaire de la naissance d’Averroès, paris, 1976.
– R. Arnaldez, Averroès, un rationaliste en Islam, Paris, 1998.
– A. Benmakhlouf, Le vocabulaire d’Averroès, Lonrai, 2007.
Florian Besson
Agrégé d’histoire, élève à l’Ecole Normale Supérieure de la rue d’Ulm, les recherches doctorales de Florian Besson portent sur la construction de la féodalité en Orient Latin, après un master sur les croisades.
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