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Par Florian Besson
Publié le 14/03/2013 • modifié le 02/03/2018 • Durée de lecture : 7 minutes

Statue de Moïse Maïmonide à Cordoue

iStockphoto

Itinéraires, itinérances

Maimonide est né dans une Cordoue encore soumise au pouvoir almoravide, lequel, reprenant les pratiques politiques de l’époque des taïfas, laissait aux juifs à la fois une large autonomie et des possibilités de faire carrière dans l’appareil étatique. La famille de Maimonide (les Maimon) est ainsi une famille de notables, installée à Cordoue depuis plusieurs générations et très influente. Mais en 1148, lorsque les Almohades prennent Cordoue, le climat change radicalement, et les Maimon sont contraints à l’exil, à l’image de nombreux juifs. Commence alors une longue période d’errance, d’abord à travers tout Al-Andalous – ils vivent notamment à Séville et à Grenade – puis dans le Maroc. Installés un temps à Fès, ils y sont rattrapés par les persécutions religieuses, soutenues par les Almohades qui veulent imposer un sunnisme plus rigoureux. L’un des professeurs de Maimonide, Judah ah-Cohen ben Soussan, est ainsi exécuté publiquement car il refuse de se convertir à l’islam. Vers 1165, Maimonide part avec sa famille en Palestine. Vers 1170, après la mort de son père, il descend en Egypte et devient le grand rabbin de la communauté juive.

Formé avant tout par son père, lui-même grand intellectuel, Maimonide lit les textes religieux, mais aussi les médecins et les philosophes grecs : Hippocrate, Galien, Aristote bien sûr, dans sa version originale ou tel qu’il a été relu par Al-Farabi ou Ibn Sina (Avicenne). Alors même que ses réflexions recoupent par bien des points celles de Ibn Rushd (Averroès), son contemporain, né comme lui à Cordoue, il ne découvrira les écrits de ce philosophe qu’à la fin de sa vie. Par contre, il connaît les œuvres de Ibn Ezra, lui aussi son contemporain, et il existe de nombreux points de convergences entre leurs pensées. Pendant longtemps, son activité intellectuelle est financée par son petit frère David, marchand de pierres précieuses dans l’Océan Indien [1]. Lorsque celui-ci décède dans un naufrage en 1178, Maimonide, refusant de monnayer son activité d’exégète et de rabbin, se tourne vers la médecine. Il l’exerce avec un grand talent, développant une approche expérimentale et clinique de la médecine dans laquelle on reconnaît l’influence-clé de Ibn Sina. Soignant toutes les confessions, il préconise avant tout une rigoureuse hygiène de vie et devient bientôt célèbre pour les bons résultats qu’il obtient. Cela lui vaut de devenir le médecin du sultan fatimide du Caire. Lorsque Saladin prend le trône, Maimonide garde sa position, et soignera à la fois le conquérant kurde, son fils al-Afdal, qui héritera de Damas, et son ami al-Fadîl, le cadi du Caire, véritable vizir de l’ombre. Ce poste important vaut d’ailleurs à Maimonide les inimitiés de nombreux juifs, qui l’accusent de soutenir les intérêts des musulmans, voire même de s’être converti à l’islam. Sa réputation sort en tous cas intacte de ces querelles de pouvoir, et franchit les frontières confessionnelles : lors de la troisième croisade, le roi Richard d’Angleterre (le célèbre Richard Cœur de Lion) tente de l’embaucher, en vain ; Maimonide n’accepte qu’un laissez-passer qui lui permet d’aller à Hébron adorer le tombeau des patriarches. Maimonide consacre les dernières années de sa vie à l’étude des textes religieux et à la rédaction de ses traités, et meurt en 1204 en Egypte. Il est enterré à Tibériade, aux côtés de son père.

Notable et Naguid

Au Caire, Maimonide devient le chef de la communauté juive d’Egypte, le Naguid. Rappelons que, dans le Dar al-islam, et hors des brèves poussées d’intolérance, les juifs ont le statut de dhimmi, et donc se gouvernent eux-mêmes. Lorsque le roi de Jérusalem Amaury Ier prend la ville de Bilbays en 1168, c’est ainsi Maimonide qui lève l’argent pour racheter les captifs juifs. La communauté juive d’Egypte, importante numériquement, est à l’époque inquiète des progrès du karaïsme, un courant du judaïsme qui refuse la loi orale et est opposé au judaïsme rabbinique. Or c’est précisément ce judaïsme rabbinique que Maimonide incarne, défend et renouvelle à travers ses écrits : c’est pourquoi il est choisi pour diriger cette communauté. Cette position lui vaut une visibilité accrue, non seulement dans le monde arabe mais même au-delà : il entretient ainsi une intense correspondance avec les responsables des autres communautés, comme par exemple ceux de Marseille. Dans une lettre aux juifs du Yémen (Epître sur la persécution), il les encourage à céder, si c’est nécessaire, aux conversions forcées. D’ailleurs, la question de sa propre conversion forcée à l’islam, avant de fuir l’Espagne ou le Maroc, fait débat parmi ses biographes. Dans ses écrits, il s’en est toujours défendu, mais en même temps il affirme sans hésiter, notamment dans la lettre que l’on vient de citer, que mieux vaut être un juif converti continuant à pratiquer sa religion en secret qu’un juif honnête et mort… En tout cas, la rumeur de cette conversion, qu’elle soit ou non fondée, lui cause un temps des ennuis, car l’apostasie est punie de mort en terre d’islam : mais Maimonide parvient à se sortir d’une situation qui aurait pu être très délicate. Grand philosophe, homme politique en charge des affaires de sa communauté, évoluant au plus proche du pouvoir sans que le changement de dynastie ne vienne menacer sa position, Maimonide ne perd jamais de vue ses intérêts : devenu très riche grâce à sa position de médecin de la cour, il épouse la sœur d’un haut fonctionnaire du vizir, ce qui marque une nette hypergamie.

L’Aigle de la synagogue

Surtout, Maimonide est un esprit brillant, rédigeant de nombreuses œuvres et introduisant la philosophie aristotélicienne dans la pensée juive. Parlant et écrivant couramment l’arabe et le syriaque, il rédige certaines de ses œuvres en hébreu, ce qui est original pour l’époque. Son œuvre est plurielle : des traités de jurisprudence (citons le Livre des commandements, qui est toujours le socle de la loi rabbinique), de logique (il écrit à l’âge de 20 ans un petit traité de logique, aujourd’hui encore une œuvre d’une grande pédagogie et d’une grande clarté pour qui veut aborder la logique grecque), de théologie. Relisant les textes religieux, compilant la Torah et les exégèses, cherchant à concilier la tradition écrite et orale, il modernise en profondeur le judaïsme médiéval en général et la Halakha [2] en particulier. Ce qui n’est pas forcément du goût de tous : son Commentaire sur la Mishna [3], rédigé en hébreu durant les années 1170, est très mal reçu en Occident, au point que – bien étrange connexion culturelle – les juifs de Provence le feront brûler par les inquisiteurs dominicains durant le XIII ème siècle. Mais bien vite, Maimonide est reconnu comme le maître de l’étude talmudique [4].

Il rédige aussi un Traité des Aphorismes médicaux, une immense œuvre qui compile toutes les connaissances médicales de l’époque et qui sera extrêmement utilisée tout au long du Moyen Age, en Orient comme en Occident. Il est également l’auteur d’un glossaire de phytothérapie qui liste plus de 300 remèdes à base de plantes, et aurait écrit la « prière médicale », un serment du médecin comparable à celui d’Hippocrate. Maimonide ne se contente pas de compiler le savoir disponible : il apporte par exemple une réflexion originale sur les maladies psychosomatiques. « L’importance des émotions nous est connue : la souffrance morale peut affaiblir les fonctions physiques » écrit-il ainsi. Sa fonction de médecin, en charge des corps, et celle de rabbin, en charge des âmes, se complètent ainsi.

Mais c’est surtout pour son œuvre philosophique qu’il est connu. Dans son Dalâlat al-hâ’irin [5], littéralement le Guide des égarés, traduit en hébreu vers 1204 et considéré comme l’ouvrage le plus important de la philosophie juive, il s’adresse à ceux qui n’arrivent pas à concilier la religion et les vérités rationnelles, donc à ceux qui sont perdus dans le doute (d’où le titre). Il propose en fait, à l’instar d’Averroès, de concilier le monothéisme et la philosophie grecque, et livre pour ce faire une réflexion très complexe sur le temps et la création. Cette pensée, qui mêle la croyance en un Dieu créateur et la doctrine aristotélicienne de l’éternité du monde, inspirera Thomas d’Aquin et sa notion d’« évéternité ». Comme Averroès encore, Maimonide considère que l’observation des phénomènes naturels amène à mieux connaître Dieu : « il n’y a aucun moyen de percevoir Dieu autrement que par ses œuvres […] l’astronomie et la physique sont des choses nécessaires pour comprendre la relation de l’univers au gouvernement de Dieu ». L’étude des mathématiques, de l’astronomie, de la médecine, de la logique surtout, sont ainsi nécessaires avant d’être initiés aux secrets des livres religieux. En sorte que tous les pans de l’activité de Maimonide ne font qu’un. Celui qu’on surnommait aussi « le sage de Fostât », et que Thomas d’Aquin appelait « l’aigle de la synagogue », propose ainsi une lecture rationaliste de la religion. Cette relecture du judaïsme aura une influence immense, qui perdure jusqu’aux Lumières avec Spinoza et Mendelssohn, voire jusqu’au XXème siècle si on pense aux écrits de Leo Strauss et de Emmanuel Levinass.

Conclusion

Considéré comme un second Moïse (c’est d’ailleurs ce que dit son épitaphe), Maimonide est un homme à plusieurs facettes, à l’image de ses nombreux noms et surnoms : connu dans le monde juif sous l’acronyme Rambam car son nom est Rabbi Moshé ben Maimon, dénommé Maimonide en Occident, surnommé al-Kurtubi al-Israili, « le Juif de Cordoue », par les musulmans. De Cordoue à Acre, de Fès à Fostat, des Almoravides aux Ayyoubides en passant par les Almohades et les Fatimides, relisant en les croisant le Talmud et Aristote, il a été à la fois rabbin et médecin, juriste et philosophe.

Bibliographie :
 M. Kriegel, « Heureux comme un Juif andalou ? », dans L’Histoire, n°364, dossier spécial sur Al-Andalus.
 M. Zonta, Maimonide, Rome, 2011.
 D. di Segni, « Semer le doute : le problème cosmogonique chez Maimonide », dans Bulletin de Questes, n°23, « Le doute », en ligne.

Publié le 14/03/2013


Agrégé d’histoire, élève à l’Ecole Normale Supérieure de la rue d’Ulm, les recherches doctorales de Florian Besson portent sur la construction de la féodalité en Orient Latin, après un master sur les croisades.


 


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