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Matisse : « La révélation m’est venue d’Orient »

Par Sixtine de Thé
Publié le 18/07/2012 • modifié le 22/04/2020 • Durée de lecture : 9 minutes

Reproduction of "The Statue and Vases on the Oriental Carpet" painting (1908) by artist Henri Matisse. The State Pushkin Museum of Fine Arts.

A. Sverdlov / Sputnik / Sputnik via AFP

Cette révélation se cristallise surtout lors de ses deux voyages à Tanger en 1912, alors même que le peintre connaissait déjà l’art et l’atmosphère de « l’Orient » par ses voyages en Algérie et en Andalousie. Mais la spécificité de l’étape de Tanger réside surtout dans le fait qu’elle ne se présente pas, dans l’itinéraire artistique de Matisse, comme un bouleversement, mais comme une sorte de confirmation de ses intuitions, à la fois projection de ses désirs et de ses influences et vraie appropriation d’une lumière nouvelle, de formes et de couleurs inédites dans leur organisation. « Le Maroc ne change pas Matisse, c’est Matisse qui change le Maroc comme le fait l’acteur de son personnage. » explique Claude Duthuit, petit-fils de l’artiste. Rapport paradoxal, donc, inversé dans cette appropriation-même. Aussi se pose la question de l’orientalisme, courant qui a marqué l’apprentissage de Matisse, né en 1869. Quel type de rapport Matisse entretient-il avec l’Orient ? Comment et selon quel prisme appréhende-t-il le Maroc, à l’instar de son prédécesseur Delacroix ? Dans quelle mesure se détache-t-il d’une certaine tradition en instaurant la présentation d’un espace intime qui se reflète dans l’art islamique, sans chercher à le copier sans le comprendre ? « Comment construire un art décoratif qui, à l’instar des grandes compositions orientales mais en épousant aussi pleinement la condition de peintre européen, produise au sein même de la peinture de chevalet un bouleversement des données du regard qui se porte sur elle [2] ? »

Pour la génération d’Henri Matisse – et à l’instar de sa volonté de renouvellement de la peinture – l’Orient se posait non plus comme un fantasme, une destination de voyage exotique, mais plutôt comme une sorte de « problème ». Elève de Gustave Moreau à l’Ecole des Beaux-Arts (Gustave Moreau y enseigne à partir de 1882 et influencera toute une génération de peintres comme Marquet et Rouault), il connaît bien la peinture orientaliste : nombres de peintres orientalistes du XIXe siècle furent enseignants aux Beaux-Arts, instaurant ainsi une atmosphère propice à cette influence. De même, lorsqu’il part pour la première fois au Maroc le 27 janvier 1912, le Maroc qu’il a en tête est celui de Delacroix. Ce dernier (qui s’y était rendu en 1832) a non seulement laissé des témoignages picturaux importants (Les Femmes d’Alger dans leur appartement, 1834, Paris, Musée du Louvre), mais aussi des notes de voyage où abondent croquis, aquarelles, descriptions etc… Mais alors que Delacroix projetait dans le Maroc ses visions d’une antiquité rêvée, et ne peint qu’à son retour en France, Matisse se laisse imprégner de l’atmosphère qui règne à Tanger : ses croquis à l’encre noire simplifient les traits à l’extrême et laissent imaginer la force de la lumière sur les murs blancs de la ville, la palette de l’inventeur du fauvisme se fait plus chaude et plus suave. Et si l’orientalisme a pu traverser certaines de ses toiles précédentes, Tanger n’en constitue pas une étape significative. De son séjour en Algérie en mai 1906, il avait rapporté des tapis et des céramiques dont il avait intégré le vocabulaire plastique (Les Oignons roses, Les Tapis rouges de 1906), et on peut dire que l’orientalisme traverse une toile comme Nu Bleu, Souvenir de Briska (1907, Baltimore), avec son palmier, la pose alanguie de la femme-odalisque, l’évocation d’un âge d’or. Mais si l’on sent une vague tentation orientaliste jusqu’en 1910, Matisse s’en écarte finalement. Dans une lettre qu’il écrit de Séville à sa femme en décembre 1910, il lui dit : « Tout ce que je vois ici m’inspire beaucoup, tandis qu’à Paris, avec le ciel gris, je suis bien paralysé. » Jouant sur l’opposition entre la grisaille européenne et la lumière de la Méditerranée, sur l’idée que l’inspiration repose sur les rives méditerranéennes, il s’aligne sur certains clichés orientalistes, sans pour autant en faire son credo. L’artiste, en allant à Tanger, entend se détacher de Delacroix. Son aperçu de l’Orient ne se borne pas à des fantasmes ou des impressions, mais repose sur une connaissance des arts de l’Islam qu’il a pu découvrir au préalable en Europe.

Lorsque Matisse s’embarque pour Tanger le 27 janvier 1912, c’est après plusieurs expériences artistiques déjà déterminantes dans son rapport avec l’Orient. Il avait déjà voyagé en Algérie en 1906, en Espagne et surtout en Andalousie en 1910-1911. Mais il avait aussi visité l’Exposition Universelle de 1900 où étaient présentés des pavillons orientaux, et où se trouvait une exposition copte. Il avait aussi vu en mai 1903 l’exposition d’art islamique organisée par Gaston Migeon au musée des Arts Décoratifs, à Paris, et qui donna lieu à de nombreuses publications dans les revues d’art, renforçant ainsi la connaissance que l’on pouvait avoir à l’époque de cet art encore assez méconnu et peu exposé. On sait aussi qu’en 1904, il passa des vacances avec Signac dans le Sud, peintre et auteur de l’ouvrage D’Eugène Delacroix au néo-impressionnisme (publié en 1899), et si l’influence de Signac fut déterminante pour sa période fauve, elle ne l’est pas moins pour la connaissance qu’avait le peintre de l’œuvre de Delacroix. Ce réseau d’influences se recentre dans les années 1910, où Matisse fréquente les meilleurs amateurs d’art islamique : des marchands pionniers comme Charles Vignier ou Dikran Kelekiam, ainsi que le théoricien Matthew Prichard qui accueille Matisse à Munich. Mais c’est surtout la visite de la première exposition d’art musulman jamais organisée (celle de 1903 ne présentait que les collections françaises) à Munich. Cette exposition – « Chefs d’œuvres de l’art muhammadien » - organisée par Friedrich Sane et Frederik Robert Martin, présente 3 600 œuvres d’art de grande qualité (tapis, textile, calligraphies, majoliques, armes et miniatures persanes…) fut visitée par de nombreux artistes déterminants pour l’art du XXe siècle (Kandinsky, Le Corbusier) et a constitué un sorte de tournant dans leur approche de l’art. On retrouve dans les carnets du peintre des copies de certains motifs géométriques qu’il a pu voir lors de cette exposition, et des témoignages sur son admiration devant les tapis persans exposés en 1910. Il convient aussi de rappeler que le début du siècle marque l’ouverture aux arts extra-européens (Afrique, Océanie, Islam), et que ces derniers eurent une grande importance dans le développement des avant-gardes (dès 1906 pour ce qu’on appelait à l’époque l’art nègre, qui influença particulièrement Picasso par exemple). Ainsi Matisse avait-il eu un aperçu conséquent de l’art islamique, et les premières conséquences formelles se font ressentir lors de son voyage à Séville. Les toiles peintes en Andalousie affirment déjà la bidimentionalité de la toile (procédé que l’on trouvait déjà dans le fauvisme en 1905, mais qui est renforcé par l’aspect décoratif et géométrique emprunté aux arts islamiques, leur refus aussi de la perspective et de l’illusion mimétique de l’espace), ainsi qu’un sentiment de présence picturale, de vibration des couleurs qui entrent en contact avec un espace qui se dilate. Dans cet intérêt pour le décoratif, le peintre avait en effet déjà entamé un dialogue avec les surfaces des céramiques nasrides de l’Alhambra ou avec les panneaux Saldjuqides ou Timourides.

« Matisse, peu enclin à la spéculation, ne croit que ce qu’il voit, et ce qu’il voit dans l’art islamique, c’est précisément le témoignage de cultures dont les mille ramifications sont toutes à la racine, fondées sur une conception radicalement autre de l’activité plastique et, partout, de l’exercice du regard : un bol, une étoffe, un brûle-parfum, y ont autant et plus d’intensité, de rigueur architecturale d’invention, de génie, qu’une miniature ; et tous, ou presque, sont des objets voués à l’usage, des « accessoires » comme les appelle Matisse, lancés de la pratique quotidienne, ne demandant qu’un regard bref et libre pour déjà déployer leurs dons, loin des prestiges et du recueillement sépulcrale de la salle de musée [3]. » Le contact avec l’Orient cristallise surtout un besoin de liberté de la part du peintre, celui de briser une stricte hiérarchie des genres et la différence entre art et artisanat, encore très présente dans les années 1910. Selon lui, l’art islamique, par ses accessoires, « suggère un espace plus grand, un véritable espace plastique », il offre un souffle nouveau à ses compositions, comme on peut le constater dans Café Marocain (Tanger, hiver 1912, achevé à Issy-Les-Moulineaux au printemps 1913, Saint-Pétersbourg, Musée de l’Ermitage) où l’espace est dilaté par la couleur verte, jusqu’à abolir la perspective d’une toile qui devient décorative en affirmant se bidimentionalité et en ouvrant sur un espace nouveau. Libération aussi du côté des influences. Pour de nombreux peintres du début du XXe siècle, Paul Cézanne était un modèle insurpassable, une influence presque problématique tant elle était importante. Aussi, le contact avec les arts de l’Islam et avec le Maroc constitue-t-il pour Matisse l’expérience d’une introspection morale et artistique où se pose la question du dépassement de l’héritage cézanien. Lorsque Chtchoukine lui demande de réaliser un tableau de sa famille dans le style de Cézanne, Matisse est réticent à ce jeu du pastiche et affirme sa singularité : « Il faut que vous trouviez le lion mort, s’il vit, il vous dévore [4]. » C’est ainsi que dans La Famille du peintre (ou Portrait de famille, 1911, Saint-Pétersbourg, Musée de l’Ermitage), la citation cézanienne s’arrête aux deux enfants qui rappellent immédiatement Les Joueurs de carte (1890-1895, plusieurs versions, dont une conservée à Paris, musée d’Orsay) par leur position et la perspective utilisée pour la table de jeu. Mais ce qui fait la grande originalité de la toile, c’est que sa construction est similaire à celle des miniatures persanes : « une surface plane loin de toute impression de profondeur donnée habituellement par la perspective, l’insertion de personnages dans un espace pictural saturé de motifs décoratifs fournis non seulement par le tapis persan au sol, mais également par le papier peint, le sofa, l’étoffe de la robe, et même la cheminée… Tous ces éléments décoratifs se superposant sur la toile dans une profusion impressionnante de couleurs et de formes. Enfin, la stylisation des visages évoque là aussi les miniatures et particulièrement la célèbre Première Entrevue du Prince Homây et de la princesse Homâyun que Matisse a pu admirer aux Arts Décoratifs [5]. » On voit donc que se développe une expression autant singulière que subtile, où se mêlent la substantialité de la peinture cézanienne à la couleur décorative des arts de l’islam.

Mais l’Orient pour Matisse est aussi l’art byzantin. Se joignant ainsi à un débat important à l’époque qui tendait à relier art de l’Islam et art byzantin, il parvient à assimiler par ses œuvres les deux cultures. C’est en 1907 qu’il découvre Ravenne (où se trouve la célèbre basilique Saint-Vital, exemple d’architecture et d’art byzantin, datant du Vie siècle après Jésus-Christ) et Venise, Italie où et il retournera en 1911. A la fin de cette même année, il se rend à Moscou, où il peut voir de nombreux exemples d’art byzantin, et où il découvre avec passion les icones. Ces nouvelles découvertes confirment ses intuitions nées du contact avec les arts de l’islam et on peut voir le syncrétisme qu’il opère dans ses œuvres réalisées à Tanger en 1912. Le Rifain assis (Tanger, fin 1912, The Barnes Foundation) semble être un écho à des œuvres comme Saint Michel Archange (1475, école de Novgorod, Moscou) par son hiératisme, ses grands yeux ourlés, l’aspect géométrique de son habit, et fait penser aussi à La Madonna di Ognissanti de Giotto (vers 1303-1305, Florence, Galerie des Offices). De nombreux portraits réalisés à Tanger mêlent ce quelque chose d’encore byzantin, cet aspect d’icône, à des éléments issus de la réalité marocaine (vêtements, couleurs etc) ainsi qu’au rêve de présence vibratoire que Matisse cherchait à dépeindre, comme Zorah debout (Novembre 1912, Saint-Pétersbourg, Musée de l’Ermitage), ou Sur la Terrasse (1912-1913, Moscou, Musée Pouchkine) pour ne citer qu’eux.

« Le Maroc, que Matisse considérait comme un paradis terrestre, lui révéla l’intensité de la lumière et lui fit découvrir la plasticité de l’architecture arabo-musulmane. Ceci l’amena à simplifier ses compositions, avec la juxtaposition d’aplats de couleurs chaudes et à ramener la peinture à sa propre surface [6] » L’expérience marocaine constitua pour Matisse une cristallisation de ses aspirations artistiques et morales : ce peintre du fauvisme n’a pas découvert la force des couleurs pures à Tanger mais a su y trouver la lumière et la langueur nécessaires pour les adoucir et en révéler la présence, tout en y apportant la construction décorative nécessaire. Ce contact avec le Maroc lui a aussi permis de s’éloigner de la tradition occidentale fondée sur la hiérarchie des genres et la distinction entre art et artisanat, ainsi que sur la perspective et la mimésis – combat que de nombreux artistes de sa génération avaient déjà engagé – tout en s’affirmant comme un artiste d’une forte singularité. Libéré des contraintes de la ressemblance au modèle, il parvient à offrir un art de la pure présence, d’un espace dissolu dans des couleurs vibratoires.

A lire :
 Le Maroc de Matisse, Gallimard, coéditeur L’Institut du Monde Arabe, catalogue d’exposition, 1999.
 Pierre Schneider, Matisse au Maroc, Adam Biro, 1990.
 Matisse : La révélation m’est venue d’Orient, catalogue de l’exposition à Rome aux musées capitolins, 1997.

Publié le 18/07/2012


Normalienne, Sixtine de Thé étudie l’histoire de l’art à l’Ecole Normale Supérieure de la rue d’Ulm et à l’Ecole du Louvre. Elle s’intéresse particulièrement aux interactions entre l’Orient et l’Occident et leurs conséquences sur la création artistique.


 


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