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Bref aperçu géo-historique des relations complexes entre l’Iran et l’Occident en général, et la France en particulier : un syndrome du contretemps ? (1/2)

Par David Rigoulet-Roze
Publié le 27/08/2019 • modifié le 02/07/2021 • Durée de lecture : 6 minutes

David Rigoulet-Roze

Du Moyen Âge à 1914

Toujours est-il que pour la Perse, le rapport à l’Occident apparaît également complexe à travers une tradition philosophique revendiquant notamment un héritage grec comme dans l’école des Ishraqiyun (« Platoniciens de Perse »), par-delà un monde arabe dont la dynamique de conquête au VIIème siècle imposant l’islam en Perse après la bataille d’Al Qadissiya en 636, demeure en tout état de cause depuis lors son voisinage géopolitique immédiat. Durant tout le Moyen Âge, la Perse n’aura de cesse de développer des relations avec des puissances européennes et notamment avec la France capétienne.

Mais c’est surtout avec l’avènement de la dynastie safavide (1501-1736), celle-là même qui décida de faire du chiisme une confession d’Etat pour asseoir une forme de nationalisme perse face à l’islam essentiellement d’obédience sunnite - dans sa traduction culturelle initialement arabe puis ottomane -, que la Perse tenta de nouer des « alliances de revers » avec certains souverains européens pour contrecarrer précisément la poussée ottomane. Devant l’insuccès de ses entreprises inabouties de contacts avec les Valois voire les Bourbons français, demeurés fidèles à l’« alliance de revers » contractée avec la « Sublime porte », la Perse avait assez logiquement du reste entamé des pourparlers avec les Habsbourg, potentiellement intéressés par la formation d’un « second front » qui aurait pu être imposé aux Ottomans en Orient dont la pression militaire devait déboucher sur le traité de Qasr-i-Chin ou de Zuhab du 17 mai 1639. Ce traité mettait provisoirement fin à l’une des multiples guerres turco-persane (1623-1639), et servit de référence permanente aux traités successifs, fixant globalement, et en dépit même des conflits qui se poursuivirent par la suite, les frontières entre les deux Etats. Des tentatives de rapprochement avec l’Occident restées en tout cas sans lendemain pour des raisons qui tenaient largement aux aléas dynastiques de la politique européenne de l’époque. Passé l’heure de l’affrontement séculaire entre la dynastie française et celle des Habsbourg, des relations moins parasitées purent reprendre avec l’Occident en général et la France en particulier. Ainsi, l’échange d’ambassades entre la France et la Perse aboutit-elle au début du XVIIIème siècle à un premier traité entre les deux pays. Ce traité était écrit à la fois en français et en persan (1) et permit à la langue française d’obtenir une place internationale et diplomatique reconnue de lingua franca jusqu’en Orient. L’inclination « occidentale » de la Perse n’en fut alors que renforcée.

Mais la période révolutionnaire puis napoléonienne se présenta comme un nouveau « rendez-vous manqué » surtout avec la France napoléonienne toujours à la recherche d’une nouvelle « alliance de revers » contre ses ennemis européens. Il y eut néanmoins un mémorable « moment franco-perse » concrétisé par le Traité de Finkenstein (Prusse occidentale) signé le 4 mai 1807. A cette occasion une mission militaire, sous la direction du général Claude-Mathieu Gardanne - ladite « Mission Gardanne » du 4 décembre 1807 - fut envoyée en Perse à la fois pour aider à moderniser l’armée perse sur le modèle européen et préparer une improbable expédition contre les Indes britanniques. Des officiers français formèrent la Nezame Jadid (« Nouvelle armée ») perse qui réussit à défaire une armée russe à Erevan le 29 novembre 1808, démontrant rapidement l’efficacité de la formation militaire française et forçant l’admiration perse pour la culture technique occidentale en général et française en particulier. Mais sur la plan stratégique, l’intérêt de la « Mission Gardanne » allait être largement hypothéqué par le fait que Napoléon Ier avait finalement vaincu la Russie lors de la bataille de Friedland 14 juin 1807, ce qui avait conduit la France et la Russie à devenir officiellement « alliées » par le traité de Tilsit signé le 7 juillet 1807, et l’empereur à abandonner le shah qadjar « sur le radeau de Tilsit » selon la formule du chercheur Pierre Pahlavi (2).

Faute de mieux, le shah qadjar se retourna alors vers les Britanniques afin d’obtenir les conseillers militaires dont il estimait avoir besoin notamment pour faire pièce, dans la première moitié du XIXème siècle, aux velléités expansionnistes de l’« Ours russe » vers les mers chaudes après le traité de Turkmanchaï de 1828 conclu en défaveur de la Perse. Et ce, tout juste après avoir réglé la question des frontières entre l’Empire ottoman et la Perse par le traité d’Erzerum en 1823. C’est peu dire que la relation russo-persane demeure empreinte de méfiance réciproque. Et l’actuelle alliance de circonstance - même si elle n’est pas contingente - qui a prévalu en Syrie à partir de septembre 2015 pour soutenir le régime de Bachar al-Assad constitue à cet égard plus une exception à la règle que l’inverse. Toujours est-il qu’à l’ère du Great Game (« Grand jeu ») en Asie centrale entre l’Empire britannique et l’Empire tsariste, la Perse se retrouva souvent être une variable d’ajustement géopolitique, alors même qu’elle aspirait constamment à faire alliance avec l’Occident. En réalité, ce sont plus les puissances occidentales qui s’imposèrent à l’Iran plutôt que l’Iran qui les choisit comme partenaires géopolitiques. Ainsi, l’Angleterre et la Russie s’entendirent-elles sur le dos du shah qadjar, après la Révolution constitutionnaliste (Enghelab-e Mashruteh) de 1906 - pourtant ouvertement inspirée par la culture politique libérale européenne, voire par l’exemplarité de la Révolution française de 1789 -, en signant la convention anglo-russe de 1907 qui définit, notamment en Perse, les sphères d’influence respectives de la Russie tsariste et de l’Angleterre. Une convention annonçant d’ailleurs la formation de ce qui allait devenir la Triple Entente avec la France avant 1914.

D’une guerre à l’autre

La Première Guerre mondiale, durant laquelle la Perse se trouva théoriquement « neutre », vit grandir l’influence des Britanniques de plus en plus intéressés par ce pays après la découverte de pétrole qui avait jailli pour la première fois en Orient à Masjed-e Soleiman (« Temple de Salomon »), dans la province du Khuzestan, le 26 mai 1908. Un événement qui devait amplifier les appétits occidentaux sur la Perse et être à l’origine d’un passif avec l’Occident toujours pas apuré aujourd’hui.

Après la Première Guerre mondiale, et alors qu’un certain Reza Khan, futur Reza Shah Pahlavi (1925-1941), prit le pouvoir en 1921, un groupe d’intellectuels iraniens comprenant d’anciens leaders de la Révolution constitutionaliste disposant de nombreux relais dans les élites du pays s’efforcèrent de promouvoir un nationalisme iranien sur le modèle européen, en prônant en outre l’occidentalisation du pays pour le moderniser ainsi que la « laïcité » à la française. Signe des temps, la nouvelle dynastie des Pahlavi décida en 1935 changer le nom du pays en remplaçant le nom de Perse par celui d’Iran jugé plus adapté à la modernité recherchée. La même année, le shah Pahlavi ordonna l’interdiction du port du hijab (« voile ») pour les femmes et instaura l’obligation de porter un habit « à l’occidentale » pour les hommes. Sous son règne, le pays mit sur pied une véritable administration moderne et des infrastructures de transport avec l’aide de conseillers occidentaux (notamment français et allemands), établit en 1935 l’Université de Téhéran - parfois appelée en Iran « Mère Université » - sur le modèle occidental et créa une armée « nationale » au sens européen du terme avec un programme de formation militaire notoirement assuré par la France.

Nonobstant les rapprochements de Reza Shah avec l’Allemagne nazie devenue le premier partenaire commercial en 1939, Hitler n’eut cependant aucun état d’âme, dans le prolongement des attendus du pacte germano-soviétique du 23 août 1939, à considérer lors des discussions germano-soviétiques de novembre 1940 entre Molotov et Ribbentrop - entamées afin de faire entrer l’URSS dans l’alliance militaire de de l’Axe -, notamment la possibilité que l’Iran pût devenir « zone d’influence soviétique » au détriment évidemment de la Grande-Bretagne stigmatisée comme « colonialiste ». Après la rupture du pacte germano-soviétique avec l’invasion de l’URSS par l’Allemagne nazie en juin 1941, et Reza Shah ayant officiellement déclaré la « neutralité » de l’Iran et donc refusé par nationalisme de s’aligner sur les Alliés, les Britanniques et les Soviétiques décidèrent, lors de l’opération Countenance, d’envahir conjointement l’Iran à l’été 1941 pour protéger les gisements pétroliers iraniens d’une éventuelle mainmise allemande et en profitèrent pour contraindre Reza Shah à abdiquer au profit de son fils Mohammad Reza Shah (1941-1979). Le nouveau Shah conclut rapidement un traité avec les puissances anglo-saxonnes (Américains et Britanniques) ainsi que les Soviétiques, selon lequel les trois puissances étrangères s’engageaient mutuellement à respecter l’intégrité territoriale de l’Iran et à se retirer six mois après la fin des hostilités.

En novembre 1943, c’est à Téhéran qu’une grande conférence éponyme réunit les Alliés pour évoquer l’après-guerre. À cette occasion Roosevelt, Churchill et Staline réaffirmèrent leur engagement de 1941 d’évacuer le pays car la présence de troupes étrangères favorisait la montée du sentiment national iranien qui se faisait de plus en plus marqué et de plus en plus anti-colonial et anti-impérialiste. Il fallut tout de même attendre 1946 pour voir toutes les troupes étrangères évacuer le pays. Mais cela ne signifiait pas la fin de l’influence étrangère en Iran, notamment anglo-saxonne. Peu s’en faut même.

Lire la partie 2

Notes :
(1) Cf. Safoura Tork Ladani, L’Histoire des relations entre l’Iran et la France : du Moyen-âge à nos jours, Paris, L’Harmattan, 2018.
(2) Cf. Pierre Pahlavi, « L’Iran au travers du prisme géopolitique », in Revue de Géographie Historique, n°12, mai 2018 (http://rgh.univ-lorraine.fr/articles/view/95/L_Iran_au_travers_du_prisme_geopolitique).

Publié le 27/08/2019


David Rigoulet-Roze, docteur en Sciences politiques, est enseignant et chercheur, ainsi que consultant en relations internationales, spécialisé sur la région du Moyen-Orient et rédacteur en chef de la revue Orients Stratégiques. Il est chercheur à l’Institut Français d’Analyse Stratégique (IFAS) où il est en charge depuis 2006 d’une veille stratégique entre l’Iran et les pays arabes particulièrement préoccupés de l’éventuelle accession de l’Iran au statut de puissance nucléaire. Il est également chercheur associé à l’Institut de Recherches Internationales et Stratégiques (IRIS) ainsi qu’à l’Institut européen de recherche sur la coopération Méditerranéenne et Euro-arabe (MEDEA) de Bruxelles. Outre de nombreux articles, il a notamment publié Géopolitique de l’Arabie saoudite : des Ikhwans à Al-Qaïda (Armand Colin, 2005) et L’Iran pluriel : regards géopolitiques (l’Harmattan en 2011). Il enseigne également la Géopolitique et les Sciences Politiques dans le supérieur.


 


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