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Alors que l’Iran n’a jamais été aussi proche de se doter de l’arme atomique, où en sont les négociations sur le nucléaire iranien (2/3) ? Des différends et une défiance insurmontables ?

Par Emile Bouvier
Publié le 26/08/2022 • modifié le 02/09/2022 • Durée de lecture : 8 minutes

Lire la partie 1
 

1. Une intransigeance croissante des parties prenantes aux négociations

 
Les négociations du mois de février 2022 semblaient rencontrer lentement, mais rencontrer tout de même, des succès certains : les envoyés de chaque Etat affirmaient que l’essentiel du texte de l’accord était prêt mais que certains détails restaient à régler. Entre autres choses, l’Iran semblait notamment d’accord pour ne plus enrichir son uranium au-delà de 5% de pureté et libérer les prisonniers occidentaux retenus en Iran, tandis que les Etats-Unis acceptaient de dégeler sept milliards de dollars de fonds iraniens retenus dans des banques sud-coréennes ayant appliqué les sanctions américaines [1].
 
Au rang des irritants persistants figurait, en première place, la garantie demandée par l’Iran que les Etats-Unis ne se retireraient pas de l’accord comme ils l’avaient fait en 2018 ; Téhéran craint en effet, à juste titre, que les investisseurs étrangers ne se montrent frileux à l’idée d’investir dans un pays qui pourrait, à tout moment, se retrouver à nouveau sous embargo et sous le coup de sanctions américaines soudaines. Les membres du Conseil de Sécurité et l’Allemagne affirmant ne pas pouvoir donner de telle garantie à l’Iran, tant pour des raisons politiques que de faisabilité, la délégation iranienne aurait demandé à ce que le nouvel accord prévoit le droit, pour l’Iran, d’enrichir à nouveau à hauteur de 60% son uranium si les Etats-Unis venaient encore à violer le traité [2]. Aucun élément n’a toutefois été rendu public quant à une acceptation, ou non, par les membres du Conseil de sécurité de cette clause.
 
Quoi qu’il en soit, ces progrès seront rapidement rendus caducs par le déclenchement de la guerre en Ukraine le 24 février : la donne géopolitique et énergétique sera bouleversée par l’offensive russe et, partant, les parties prenantes du dossier se montreront bien moins enclines au compromis. En effet, paradoxalement, les négociateurs de chaque pays souhaitent désormais, plus que jamais, qu’un accord sur le nucléaire iranien soit atteint : dans le cas de l’Europe et des Etats-Unis, il s’agit d’en finir avec le dossier iranien afin de pouvoir mobiliser leurs ressources contre la Russie, nouvel Etat paria et belliciste ; pour l’Iran, il s’agit de se débarrasser enfin des sanctions américaines qui contractent son économie depuis quatre ans et qui l’empêchent d’exporter ses ressources pétrolières et gazières qui, à l’aune de la guerre en Ukraine, représentent une ressource particulièrement prisée et lucrative au vu de la volonté des Européens de diminuer leur dépendance aux hydrocarbures russes ; pour la Russie enfin, il s’agit de disposer d’un voisin iranien stable, prospère et à même, surtout, de pouvoir aider directement ou indirectement Moscou à contourner les sanctions internationales - une manœuvre comprise rapidement par les Etats-Unis qui, par la bouche du porte-parole du département d’Etat Ned Price, faisaient savoir le 15 mars 2022 qu’ils « ne laisseraient pas la Russie utiliser l’accord avec l’Iran comme un échappatoire aux sanctions » [3].
 
Conscient de la volonté partagée des protagonistes de trouver rapidement un accord, chaque camp en profite pour faire de la surenchère ; le 9 mars, Moscou exigera ainsi que soit rajoutée à l’accord une garantie stipulant que les Etats-Unis n’édicteront pas de sanctions [4] pouvant grever les relations économiques et miliaires que Moscou et Téhéran entretiennent ou pourraient être amenés à entretenir [5]. La France, l’Allemagne et le Royaume-Uni publieront un communiqué affirmant que « la fenêtre d’opportunité [pour trouver un accord] se réduit de plus en plus », appelant la Russie « à ne pas rajouter de nouvelles conditions étrangères à sa conclusion » [6] ; les Etats-Unis désigneront quant à eux, dans un premier temps, cette demande comme « hors-sujet », affirmant que les sanctions contre la Russie dans le cadre de la guerre contre l’Ukraine « n’ont rien à voir avec l’accord sur le nucléaire iranien », provoquant une suspension des négociations [7]. Finalement, le 15 mars, le Ministre russe des Affaires étrangères Sergueï Lavrov affirmera avoir reçu une « garantie écrite » des Etats-Unis quant à la sanctuarisation du partenariat russo-iranien, relançant ainsi les négociations à Vienne [8].
 
Dans une démarche de bonne volonté, l’Iran libérera le 16 mars deux prisonniers anglo-iraniens - l’humanitaire Nazanin Zaghari-Ratcliffe et l’homme d’affaires Anousheh Ashouri - que les autorités iraniennes détenaient respectivement depuis 2016 et 2017 [9]. D’aucuns affirmeront toutefois que cette libération est à relier au versement à Téhéran, par Londres, d’une dette de 530 millions de dollars quelques jours auparavant [10] ; le Ministre iranien des Affaires étrangères Hossein Amir Abdollahian a toutefois rejeté ces accusations [11].
 
L’intensification du conflit en Ukraine viendra toutefois suspendre, de facto, les négociations. Cette suspension est autant due à la réorientation des efforts diplomatiques des acteurs du dossier iranien vers le théâtre ukrainien que par une certaine paralysie américaine : la volonté du Président Joe Biden de parvenir à un nouvel accord avec Téhéran est très mal perçue par Israël et ses alliés de la péninsule Arabique, à une période où Washington a besoin plus que jamais de leur appui, notamment en matière énergétique, et où les relations s’avèrent particulièrement tendues, en particulier avec l’Arabie saoudite et les Emirats arabes unis. Les négociations n’étaient pas parvenues, par ailleurs, à venir à bout d’une pierre d’achoppement semble-t-il insoluble : celle de la demande iranienne que le Corps des gardiens de la révolution islamique (IRGC) soit retiré de la liste des organisations terroristes des Etats-Unis. Washington s’est jusqu’ici opposé à donner satisfaction à Téhéran sur ce sujet en raison du tollé qu’une telle décision provoquerait parmi les alliés arabes des Etats-Unis.
 
Finalement, les négociations seront relancées grâce à la visite à Téhéran du négociateur de l’Union européenne sur le nucléaire iranien, Enrique Mora, du 10 au 13 mai 2022 [12]. Apparemment ardues selon les sources diplomatiques invoquées par plusieurs médias spécialisés [13], les négociations aboutiront finalement en la décision iranienne de revenir à la table des négociations avec de « nouvelles suggestions », sans autre précision sinon celle que l’irritant principal, le retrait de l’IRGC de la liste américaine des organisations terroristes, ne figurerait plus comme une priorité irréductible pour Téhéran [14].
 

2. De perpétuels regains de tensions

 
Les tensions reprendront toutefois de plus belle et figeront à nouveau les négociations le 8 juin 2022 lors de la publication par l’Agence internationale de l’énergie atomique (AIEA) d’un communiqué condamnant l’absence de coopération de l’Iran, l’accusant d’avoir enrichi de l’uranium au sein de sites que Téhéran n’aurait pas déclaré [15]. Si ce communiqué porté par l’Allemagne, la France, le Royaume-Uni et approuvé par les trente membres du comité directeur de l’AIEA à l’exception de la Russie et de la Chine ne comporte aucun volet coercitif et demeure avant tout symbolique, il cristallisera davantage encore les tensions entourant les négociations. L’Iran répliquera en désinstallant le jour même 27 caméras disposées au sein de ses installations nucléaires afin de permettre à l’AIEA de surveiller les activités iraniennes, expliquant que l’accord de 2015 ne prévoyait en aucun cas la pose de ces caméras dont Téhéran avait accepté la présence uniquement dans un signe de bonne volonté, ajoutant qu’une quarantaine restait toutefois encore opérationnelle [16].
 
L’AIEA répliquera aussitôt en déclarant que ce geste de provocation de Téhéran risque d’être un « coup fatal » porté aux négociations sur le nucléaire iranien [17] ; le Ministère israélien de la Défense Benny Gantz ira jusqu’à déclarer que « chaque caméra désinstallée doit faire l’objet d’une sanction économique et diplomatique » [18]. Le porte-parole du Ministère iranien des Affaires étrangères Saeed Khatibzadeh affirmera le 13 juin que cette mesure de représailles iranienne serait « réversible » si un accord était signé à Vienne [19].
 
Finalement, face au surplace des négociations et au regain de tensions, les Etats-Unis et l’Iran accepteront de se rencontrer en-dehors de Vienne, à Doha cette fois, du 28 au 30 juin. Les deux pays n’ayant pas de relations diplomatiques officielles et la partie iranienne refusant toujours de rencontrer directement les Américains, les échanges se dérouleront grâce à un intermédiaire - l’Européen Enrique Mora -, chaque délégation se trouvant dans une chambre différente de l’hôtel où étaient organisées les négociations [20].
 
L’envoyé spécial des Etats-Unis Robert Malley affirmera, à l’issue des échanges, que l’Iran aurait ajouté de nouvelles demandes que les Américains et les Européens avaient pourtant déjà caractérisées comme ne pouvant faire partie de l’accord, sans plus de détails. « La discussion qui doit vraiment avoir lieu maintenant n’est pas tant entre l’Iran et nous, bien que nous soyons préparés à cela. Elle doit avoir lieu entre l’Iran et lui-même » [21]. Ces nouvelles négociations aboutiront en un nouvel échec, Enrique Mora promettant de « travailler avec une urgence encore plus grande » [22].
 
L’Iran, qui poursuit son programme nucléaire, serait en effet à quelques semaines de se doter de l’arme atomique selon l’AIEA [23] et les Etats-Unis [24] ; si la République islamique y parvenait, l’accord de 2015 deviendrait caduc et les efforts diplomatiques fournis en ce sens n’auraient servi à rien. Certains pays du Moyen-Orient, au premier rang desquels Israël, se préparent à cette éventualité : l’Etat hébreu avertissait ainsi le 3 juin 2022 l’AIEA que ses forces armées se tenaient prêtes à intervenir pour empêcher l’Iran de se doter du feu nucléaire [25], deux jours après des manœuvres de l’armée de l’air israélienne mimant une campagne de frappes contre des sites nucléaires de l’Iran [26].
 
A nouveau dans l’impasse, les négociations ne semblent guère prêtes à être relancées. La Ministre française des Affaires étrangères Catherine Colonna accusait ainsi le 12 juillet l’Iran d’user de tactiques pour gagner du temps tandis qu’il poursuivait son programme nucléaire [27]. Le lendemain, le Président américain initiait sa première visite officielle au Moyen-Orient par un déplacement en Israël où il rassurait les autorités de l’Etat hébreu en leur garantissant que l’Iran ne parviendrait pas à se doter de l’arme nucléaire et « qu’il n’hésiterait pas à utiliser la force en dernier recours » pour s’en assurer [28]. Il y annonçait également qu’il maintiendrait l’IRGC sur la liste des organisations terroristes coûte que coûte, « quitte à faire échouer l’accord sur le nucléaire » [29].
 
Si l’Iran a annoncé le même jour qu’elle restait résolue à parvenir à un accord et que la date des prochaines négociations à Doha serait bientôt annoncée [30], la surenchère diplomatique se poursuit : alors que l’Europe a averti qu’il n’y aurait pas de meilleur accord que celui proposé lors des derniers échanges et que la fenêtre des discussions ne resterait ouverte encore que quelques semaines [31], un proche conseiller d’Ali Khamenei, Kamal Kharazi, déclarait le 17 juillet que l’Iran était en mesure de manufacturer une bombe atomique mais, pour le moment, « choisissait de ne pas le faire » [32] ; le chef d’Etat-major des forces armées israéliennes Aviv Kohavi déclarait quant à lui le même jour qu’une attaque contre l’Iran était « au centre des préparatifs » militaires de l’Etat hébreu [33].

Lire la partie 3

Sitographie :
 U.S. will not allow Russia to use Iran deal as ’escape hatch’ for Ukraine sanctions -State Dept, Reuters, 15/03/2022
https://www.reuters.com/world/us/us-will-not-allow-russia-use-iran-deal-escape-hatch-ukraine-sanctions-state-dept-2022-03-15/
 U.S. mulls sanctions on Russian atomic energy company Rosatom - U.S. official, Reuters, 09/03/2022
https://www.reuters.com/world/europe/us-weighs-sanctions-russian-nuclear-power-supplier-rosatom-bloomberg-2022-03-09/
 Foreign Minister Lavrov says Russia received US guarantees on Iran deal, Arab News, 15/032022
https://www.arabnews.com/node/2043331/world
 Britain, France, Germany call on Russia not to add conditions in Iran deal, Reuters, 08/03/2022
https://www.reuters.com/world/britain-france-germany-call-russia-not-add-conditions-iran-deal-2022-03-08/
 Is Russia sabotaging the Iran nuclear deal over Ukraine sanctions ?, DW, 09/03/2022
https://www.dw.com/en/is-russia-sabotaging-the-iran-nuclear-deal-over-ukraine-sanctions/a-61064382
 Lavrov : Russia in Receit of Written Guarantee from US over Vienna Deal with Iran, Fars News, 15/03/2022
https://www.farsnews.ir/en/news/14001224000975/Lavrv-Rssia-in-Recei-f-Wrien-Garanee-frm-US-ver-Vienna-Deal-wih-Iran
 Iran releases 2 British Iranian citizens from prison, NPR , 16/03/2022
https://www.npr.org/2022/03/16/1086884152/iran-prisoners-released-nazanin-naghari-ratcliffe?t=1657878261797&t=1657894028060
 How is a UK debt to Iran connected to Nazanin Zaghari-Ratcliffe ?, BBC News, 17/03/2022
https://www.bbc.com/news/world-56376852
 Iran’s foreign minister confirms debt payment by UK, denies link to prisoner release – ISNA, EuroNews, 17/03/2022
https://www.euronews.com/2022/03/16/uk-iran-britain-prisoners-debt
 Iran nuclear deal back in play after EU envoy’s visit, Al Monitor, 21/05/2022
https://www.al-monitor.com/originals/2022/05/iran-nuclear-deal-back-play-after-eu-envoys-visit
 Resumption of Vienna talks awaits U.S. decision, Tehran Times, 22/05/2022
https://www.tehrantimes.com/news/472881/Resumption-of-Vienna-talks-awaits-U-S-decision
 UN nuclear watchdog censures Iran for not cooperating with inspectors, The Times of Israel, 08/06/2022
https://www.timesofisrael.com/un-nuclear-watchdog-censures-iran-for-not-cooperating-with-its-inspectors/
 Iran says scale-backs on nuclear commitments ’reversible’, The New Arab ; 13/06/2022
https://english.alaraby.co.uk/news/iran-says-scale-backs-nuclear-commitments-reversible
 Iran, US chief negotiators arrive in Qatar for indirect nuclear talks, The New Arab, 28/06/2022
https://english.alaraby.co.uk/news/iran-us-chief-negotiators-arrive-qatar-nuclear-talks
 Iran deal : Tehran added new demands that have ’nothing to do’ with nuclear agreement says US envoy, The New Arab, 05/07/2022
https://english.alaraby.co.uk/news/iran-deal-us-envoy-says-tehran-added-new-unrelated-demands
 U.S.-Iran nuclear negotiations in Qatar end without breakthrough, NBC News, 30/06/2022
https://www.nbcnews.com/politics/national-security/us-iran-nuclear-negotiations-doha-end-breakthrough-rcna36008
 Iran can make a nuclear bomb within ‘matter of weeks,’ US envoy Malley warns, The New Arab, 05/07/2022
https://english.alarabiya.net/News/middle-east/2022/07/05/US-envoy-Iran-adds-demands-in-nuclear-talks-makes-alarming-progress-on-enrichment-
 Nuclear watchdog says Iran is a few weeks away from having a ’significant quantity’ of enriched uranium, CNN Politics, 06/06/2022
https://edition.cnn.com/2022/06/06/politics/iaea-iran-nuclear-warning/index.html
 Israel Warns Over Iran Nuclear Program, VOA, 03/06/2022
https://www.voanews.com/a/israel-warns-over-iran-nuclear-program-/6601720.html
 Israeli Air Force simulates widescale strike on Iran nuclear facilities, The Times of Israel, 01/06/2022
https://www.timesofisrael.com/israeli-air-force-simulates-widescale-strike-on-iran-nuclear-facilities/
 Top France minister says only a few weeks left to save Iran nuclear deal, New York Post, 12/07/2022
https://nypost.com/2022/07/12/frances-catherine-colonna-says-only-a-few-weeks-left-to-save-iran-nuclear-deal/
 Biden delivers tough talk on Iran as he opens Mideast visit, AP News, 13/07/2022
https://apnews.com/article/russia-ukraine-biden-iran-donald-trump-israel-4a124efe6f0c80c1bdfd76b6552569e0
 US willing to kill Iran deal to keep IRGC on ‘terror’ list : Biden, Al Jazeera, 13/07/2022
https://www.aljazeera.com/news/2022/7/13/us-willing-to-kill-iran-deal-to-keep-irgc-on-terror-list-biden
 Iran says JCPOA talks to start soon ; West warns of closing window, Al Jazeera, 13/07/2022
https://www.aljazeera.com/news/2022/7/13/iran-says-nuclear-deal-talks-to-resume-soon-as-west-warns-of-clos
 France sees weeks to save Iran nuclear deal, but US sets no deadline, Euractiv, 13/07/2022
https://www.euractiv.com/section/global-europe/news/france-sees-weeks-to-save-iran-nuclear-deal-but-us-sets-no-deadline/

Publié le 26/08/2022


Emile Bouvier est chercheur indépendant spécialisé sur le Moyen-Orient et plus spécifiquement sur la Turquie et le monde kurde. Diplômé en Histoire et en Géopolitique de l’Université Paris 1 - Panthéon-Sorbonne, il a connu de nombreuses expériences sécuritaires et diplomatiques au sein de divers ministères français, tant en France qu’au Moyen-Orient. Sa passion pour la région l’amène à y voyager régulièrement et à en apprendre certaines langues, notamment le turc.


 


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