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Le Moyen-Orient, une alternative fiable aux approvisionnements gaziers russes pour l’Europe ? (2/3)

Par Emile Bouvier
Publié le 30/06/2022 • modifié le 30/06/2022 • Durée de lecture : 7 minutes

Lire la partie 1
 

II. Du littoral méditerranéen aux côtes du golfe Persique, une pléiade de pays gaziers décevants

 

A. L’Iran, colosse gazier aux pieds d’argile

 
Fort de ses 34 trillions de mètres cubes de gaz naturel, soit près de 17% du total des réserves mondiales [1], l’Iran s’impose comme le deuxième plus grand pays détenteur de gisements gaziers au monde ; à ce titre, certains responsables politiques voient en lui un potentiel concurrent de la Russie, voire un remplaçant de taille [2].
 
Toutefois, les analystes et experts énergétiques sont formels : l’Iran ne dispose pas des capacités techniques suffisantes pour exporter son gaz vers l’Europe ni pour en produire des quantités satisfaisantes. Alors que la Russie exporte annuellement près de 180 milliards de mètres cube de gaz, dont 130 milliards à destination de l’Europe et de la Turquie, les exportations iraniennes plafonnent quant à elles à 25 milliards de mètres cube [3]. L’essentiel de la production de gaz iranien demeure, de fait, consacré à la consommation domestique [4]. Outre ces incapacités techniques, l’Iran se trouve entravé économiquement par les nombreusessanctions internationales appliquées à son encontre, notamment contre son secteur énergétique [5], aboutissant par exemple en une chute de 80% de ses exportations de pétrole brut [6] depuis 2018.
 
Plusieurs projets devant permettre l’exportation du gaz iranien vers l’Europe ont pourtant été envisagés ces dernières années, en vain. Citons, parmi ceux-ci, le pipeline Nabucco, imaginé en 2002, qui devait fournir du gaz de la mer Caspienne jusqu’à l’Autriche en passant par Erzurum, en Turquie. La participation de l’Iran à ce projet a provoqué de nombreux ralentissements et aucun accord n’a, pour le moment, été trouvé entre les pays concernés [7]. Le deuxième projet, le « pipeline islamique » (Islamic Gas Pipeline - IGP), surnommé également « gazoduc chiite » [8], devait traverser l’Iran, l’Irak, la Syrie, puis le Liban, et, en rejoignant le pipeline transarabe, la Turquie et l’Europe. La guerre en Syrie est venue mettre ce projet en suspens. Le troisième projet, le « gazoduc perse » (« Persian Pipeline »), envisageait en 2007 de transporter le gaz iranien du champ de South Pars vers l’Europe en passant par la Turquie : les sanctions internationales menées contre l’Iran et le retrait du principal entrepreneur du projet, la société suisse EGL, auront raison de ce pipeline [9].
 

B. La Libye et l’Algérie, des pays méditerranéens au potentiel gazier entravé par des situations géopolitiques conflictuelles

 
Plusieurs pays méditerranéens se démarquent par leur richesse en gaz naturel : outre Israël, dont le cas a été présenté en première partie de cet article et l’Egypte qui le sera en dernière partie, la Libye et l’Algérie disposent de ressources substantielles.
 
Dans le cas de l’Algérie, forte de réserves gazières estimées à 4 500 milliards de mètres cube [10], les tensions politiques l’opposant au Maroc, l’un des principaux pays de transit du gaz algérien vers l’Europe, ont abouti le 28 octobre 2021 en la mise à l’arrêt du pipeline Maghreb-Europe [11] reliant les champs gaziers algériens à l’Espagne en passant par le Maroc. En guise d’alternative, le gouvernement algérien a proposé d’utiliser le gazoduc sous-marin MedGaz [12], qui relie directement l’Algérie au territoire espagnol. Toutefois, les capacités des deux pipelines ne sont pas similaires et le MedGaz ne saurait remplacer le Maghreb-Europe : tandis que le premier est en mesure de transporter 8 milliards de mètres cube de gaz par an, le second en transporte 12,5 milliards, soit 4,5 milliards de plus [13].
 
Quant à la Libye, assise pourtant sur plus d’1,500 milliard de mètres cube de gaz naturel [14], le Ministère du Pétrole Mohamed Aoun a coupé court à toute spéculation dès le 27 février 2022 en affirmant que son pays ne disposait « pas d’assez de réserve pour faire une différence » [15] dans la quête européenne d’indépendance énergétique vis-à-vis de la Russie. De plus, la Libye est à nouveau plongée, depuis le 10 février 2022, dans une crise politique où s’affrontent une fois encore deux Premiers ministres concurrents, Fathi Bashagha et Abdul-Hamid Dabaiba [16], provoquant par la même occasion une nouvelle crise énergétique - la production journalière passant à 913 000 barils de pétrole brut produits par jour en avril 2022, contre 1 112 000 avant que la crise n’éclate [17] - et la fermeture de plusieurs terminaux pétroliers et gaziers [18].
 

C. L’Irak et la Région autonome du Kurdistan d’Irak

 
L’Irak, riche de vastes réserves hydrocarbures au premier rang desquels le pétrole, notamment dans la Région autonome du Kurdistan d’Irak (RAK) où elles s’avèrent particulièrement substantielles, fait naturellement figure de source d’approvisionnement intéressante, malgré l’insécurité rampante régnant encore en son sein [19].
 
Le pays des deux fleuves apparaît comme un choix d’autant plus attrayant qu’une part croissante de ses traditionnels clients asiatiques (environ 70% des exportations de pétrole irakien étaient destinées à l’Asie l’année dernière [20]) se sont réorientés vers les hydrocarbures russes en raison de la baisse de leur prix, conséquence de la guerre en Ukraine et de l’embargo que tente de mettre en place l’Union européenne, les Etats-Unis et leurs alliés. Un responsable irakien affirmait en mai 2022 au magazine SP Global que l’Irak redirigeait ses exportations de pétrole brut vers l’Europe [21] et serait, de plus, bientôt en mesure de transporter davantage encore d’hydrocarbures en raison de la fin prochaine des travaux de rénovation d’un terminal pétrolier à Bassorah [22]. Ni les modalités exactes de ces exportations de pétrole vers l’Europe, ni leur volume, n’ont toutefois été communiqués pour le moment.
 
Au Kurdistan d’Irak, le Premier ministre du Gouvernement régional du Kurdistan (GRK) Masrour Barzani a proposé, le 28 mars 2022, d’exporter une partie du gaz et du pétrole kurde irakiens vers l’Europe, déclarant que « Nous, au Kurdistan, nous avons la capacité de compenser au moins une partie des pertes énergétiques de l’Europe si nos partenaires à Bagdad se montrent disposés à travailler avec nous » [23]. Les ressources énergétiques du Kurdistan, dont une large part n’est pas exploitée, font, de fait, l’objet d’un différend de longue date entre le gouvernement central de Bagdad et Erbil [24] : si plusieurs accords signés entre Irakiens et Kurdes irakiens prévoient en effet un partage strict des ressources pétrolières et gazières et leur contrôle définitif par Bagdad, les deux parties tentent, dans les faits, d’en tirer parti unilatéralement au détriment de l’autre [25].
 
Si la volonté du Kurdistan de faire de l’Europe un partenaire énergétique privilégié est incontestable, comme le montre la visite du Premier ministre britannique Boris Johnson le 19 avril 2022 à Erbil au cours de laquelle Masrour Barzani louera les efforts de l’Europe pour alléger sa dépendance énergétique à l’égard de la Russie [26], la pleine exploitation et exportation des ressources en hydrocarbures kurdes irakiens reste pour le moment une question toute ouverte et, surtout, soumise à un règlement véritable du différend opposant Bagdad à Erbil.
 

D. Des pétromonarchies réticentes à bouleverser leur carnet de commandes, et leur volonté de non-alignement diplomatique

 
Les pétromonarchies de la péninsule Arabique, qui abritent parmi les plus riches gisements en hydrocarbures du monde, ont été approchées par plusieurs pays européens : par l’Allemagne [27] et la Grande-Bretagne [28], ainsi que par les Etats-Unis. Ils ont ainsi envoyé à plusieurs reprises des représentants auprès de l’Arabie saoudite et des Emirats arabes unis afin de leur demander d’accroître leur production de gaz et de pétrole et d’en exporter une partie à l’Europe, ou les ont contactés par téléphone, comme la France [29] le 28 mars par exemple. Le Conseil de coopération du Golfe (CCG) s’est pourtant montré intransigeant : outre les contraintes techniques liées à un accroissement de la production d’hydrocarbures, les carnets de commande du CCG sont déjà pleins et, surtout, engagés sur le long terme avec des clients asiatiques, au premier rang desquels la art3065 Chine et l’Inde.
 
De manière générale, les géants de l’Organisation des pays exportateurs de pétrole (OPEP) notamment l’Arabie saoudite, ont fait savoir dès le début du conflit leur volonté de s’en tenir à leurs engagements pris auprès de la Russie en matière de production d’hydrocarbures et l’ont répété, à nouveau, le 22 mai 2022 [30]. Les pays du CCG semblent, dans tous les cas, particulièrement bénéficier de la crise en Ukraine : une étude menée par le Groupe financier Mitsubishi UFJ (MUFG) en février dernier prévoyait une hausse du PIB en moyenne de 6,1% au sein du CCG sur l’année 2022 grâce à l’afflux d’acheteurs en pétrole et gaz soucieux de ne plus s’approvisionner auprès de la Russie [31].

A lire sur les Clés du Moyen-Orient :
 Sanctions américaines contre l’Iran : entre moyen de pression et outil de communication. Entre démarche symbolique des sanctions et contournement de ces dernières : une « pression financière maximale » qui ne l’est pas tant que ça (2/2)
 Les ressources de la Région autonome du Kurdistan d’Irak : une économie dominée par l’or noir
 Les Barzani
 Le Conseil de coopération du Golfe
 L’Inde, autre exemple de diplomatie émergente au Moyen-Orient
 
Bibliographie :
 BARYSCH, Katinka. Should the Nabucco pipeline project be shelved ? Centre for European Reform, 2010.
 RIGOULET-ROZE, David. La variable énergétique dans la crise syrienne. Confluences Méditerranée, 2014, no 4, p. 95-106.
 SHIRVANI, Tara. The dash for gas : how Iran’s gas supply can change the course of nuclear negotiations. Harvard International Review, 2015, vol. 36, no 3, p. 31. 
 
Sitographie :
 Iran plans to boost gas output in 2022, including from delayed South Pars, S&P Global, 21/12/2021
https://www.spglobal.com/commodityinsights/en/market-insights/latest-news/natural-gas/122121-iran-plans-to-boost-gas-output-in-2022-including-from-delayed-south-pars
 Ukraine war : Why Iran’s hope of replacing Russian gas exports to Europe is a pipe dream, Middle East Eye, 02/04/2022
https://www.middleeasteye.net/news/russia-ukraine-war-iran-europe-gas-replace-pipe-dream
 EU sanctions target Iran oil, gas, tanker companies, Reuters, 16/10/2012
https://www.reuters.com/article/us-iran-nuclear-eu-idUSBRE89F08N20121016
 Sanctions choke Iran’s crude sales, but oil product exports booming, Reuters, 02/09/2019
https://www.reuters.com/article/us-iran-oil-products-idUSKCN1VN0H4
 The Iberian Solution Could Offer Europe More Gas, Fair Observer, 03/03/2022
https://www.fairobserver.com/region/europe/francis-ghiles-iberian-peninsula-spain-europe-algeria-libya-european-union-gas-crisis-32902/
 Why the closure of an Algerian gas pipeline is bad news for Spain, El Pais, 28/10/2021
https://english.elpais.com/economy-and-business/2021-10-28/why-the-closure-of-an-algerian-gas-pipeline-is-bad-news-for-spain.html
 European gas crisis : Egyptian opportunities as an energy exporter, Trends Research, 20/02/2022
https://trendsresearch.org/insight/european-gas-crisis-egyptian-opportunities-as-an-energy-exporter/
 Libya is unable to replace Russian gas, says oil minister, Libya Update, 27/02/2022
https://libyaupdate.com/libya-is-unable-to-replace-russian-gas-says-oil-minister/
 The man from Misrata : Why Libya has two prime ministers (again), European Council on Foreign Relations, 16/02/2022
https://ecfr.eu/article/the-man-from-misrata-why-libya-has-two-prime-ministers-again/
 Libya Crude Oil : Production, CEIC, 01/04/2022
https://www.ceicdata.com/en/indicator/libya/crude-oil-production
 Shutdown of Libya oil sites spreads to second terminal, France24, 19/04/2022
https://www.france24.com/en/live-news/20220419-shutdown-of-libya-oil-sites-spreads-to-second-terminal
 Kurdish villages in Makhmour remain empty in fear of ISIS activities, Rudaw, 23/05/2022
https://www.rudaw.net/english/middleeast/iraq/23052022
 Iraqi Kurdistan has energy capacity to help Europe, says Iraqi Kurdish PM, Reuters, 28/03/2022
https://www.reuters.com/world/middle-east/iraqi-kurdistan-has-energy-capacity-help-europe-says-iraqi-kurdish-pm-2022-03-28/
 UK and Kurdish leaders discuss energy exports to replace Russian oil and gas, EuroNews, 19/04/2022
https://www.euronews.com/next/2022/04/19/ukrain-crisis-britain-kurdistan
 Energy markets are changing in big ways, CNN Business, 21/03/2022
https://edition.cnn.com/2022/03/21/investing/premarket-stocks-trading/index.html
 Boris Johnson arrives in UAE in bid to end West’s ’addiction’ to Vladimir Putin’s oil and gas, SkyNews, 16/03/2022
https://news.sky.com/story/boris-johnson-arrives-in-uae-in-bid-to-end-wests-addiction-to-vladimir-putins-oil-and-gas-12567346
 France holds talks with Saudi Arabia, UAE on diversifying Europe’s energy supplies, Anadolu Ajansi, 28/03/2022
https://www.aa.com.tr/en/europe/france-holds-talks-with-saudi-arabia-uae-on-diversifying-europe-s-energy-supplies/2547573
 Saudi Arabia signals support for Russia’s role in Opec+ as sanctions pressure mounts, Financial Times, 22/05/2022
https://www.ft.com/content/87ac05cd-d1e4-4495-8064-60d97b17f5f4
 MUFG Research : GCC economies to bounce back in 2022, MUFG, 18/02/2022
https://www.mufgemea.com/media/mufg-research-gcc-economies-to-bounce-back-in-2022/

Publié le 30/06/2022


Emile Bouvier est chercheur indépendant spécialisé sur le Moyen-Orient et plus spécifiquement sur la Turquie et le monde kurde. Diplômé en Histoire et en Géopolitique de l’Université Paris 1 - Panthéon-Sorbonne, il a connu de nombreuses expériences sécuritaires et diplomatiques au sein de divers ministères français, tant en France qu’au Moyen-Orient. Sa passion pour la région l’amène à y voyager régulièrement et à en apprendre certaines langues, notamment le turc.


 


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