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Sanctions américaines contre l’Iran : entre moyen de pression et outil de communication. Entre démarche symbolique des sanctions et contournement de ces dernières : une « pression financière maximale » qui ne l’est pas tant que ça (2/2)

Par Emile Bouvier
Publié le 03/09/2019 • modifié le 01/05/2020 • Durée de lecture : 7 minutes

Lire la partie 1

III. Des sanctions à l’efficacité parfois critiquable mais au fort pouvoir de communication

Si certaines sanctions économiques ont indubitablement porté un coup à la puissance iranienne, d’autres semblent avoir pour principal dessein celui de l’effet médiatique.
C’est le cas, par exemple, des sanctions imposées le 24 juin 2019, qui ciblent expressément l’Ayatollah Khamenei et plusieurs des commandants du Corps des Gardiens de la Révolution. Désormais, tout commerce avec les individus et entités ciblés est prohibé ; leur accès aux marchés financiers et aux transactions financières de manière générale est fortement restreint, sinon interdit. Leurs avoirs aux Etats-Unis sont par ailleurs gelés. Le décret avertit les banques que s’il s’avère que certaines d’entre elles commercent avec les cibles de ces sanctions, elles n’auront plus accès au marché américain.

Ces sanctions semblent davantage chercher un effet symbolique que de réelle pression. En effet, il est peu probable que Khamenei ou l’un des commandants des Gardiens de la Révolution ciblés détiennent des avoir aux Etats-Unis, eu égard aux relations conflictuelles entre les deux puissances depuis la fin des années 1970 (1). Comme le rappelle l’économiste Cailin Birch, l’Iran étant sous le coup de nombreuses sanctions économiques américaines depuis la Révolution islamique en 1979, comme vu infra, ses responsables ont nécessairement fortement restreint, voire cessé toute activité, proche ou lointaine, avec les Etats-Unis ; ce constat s’applique aussi aux sanctions édictées contre le ministre iranien des Affaires étrangères Mohammed Javad Zarif le 31 juillet. Avec ces sanctions « symboliques », Washington espère faire comprendre au peuple iranien qu’il n’en a pas après lui, mais bien après ses dirigeants.

En effet, cette stratégie s’inscrit dans le cadre plus large d’une gronde populaire en Iran qui s’est notamment exprimée au cours de l’hiver 2017-2018 à travers le pays par d’importantes émeutes (2) ayant conduit à la mort d’une vingtaine de manifestants et à l’arrestation d’environ 7 000 d’entre eux. Plus récemment encore, cette contestation s’est exprimée ces derniers mois par les manifestations protestant contre le port obligatoire du hijab par exemple, ou encore par les soutiens au « Mouvement vert », un mouvement politique prônant la démocratisation de la vie sociale, politique et culturelle en Iran.
Selon Elizabeth Rosenberg (3), ancienne conseillère pour les sanctions du Président américain Barack Obama, en accroissant la pression sur l’économie iranienne et en dégradant la vie quotidienne des Iraniens, les Etats-Unis espèrent pousser ces derniers vers une contestation de plus en plus grande du pouvoir en place, voire vers une nouvelle révolution et donc un changement de régime. Washington espère au moins provoquer au sein du régime iranien un sentiment de menace imminente à sa survie, venant tant de l’extérieur que de l’intérieur, qui le poussera à négocier afin d’alléger la pression sécuritaire dont il sent l’objet.

Toutefois, cette stratégie présente de nombreux risques, ainsi que le rappelle l’ancien conseiller Robert Malley, résolument opposé aux sanctions actuellement appliquées par l’administration américaine : pour lui, les Iraniens ont montré par le passé qu’ils ne négocient jamais sous la pression et la menace. Un avis partagé par David Cohen, ancien responsable du Trésor américain en charge des sanctions contre l’Iran sous l’administration d’Obama : les sanctions ne produisent pas de changement de régime, « il n’y a aucun précédent historique de sanctions de long terme causant directement un changement de régime », selon lui (4). De plus, comme l’ont montré les chercheurs Jacqueline Klopp et Elke Zuern (5), les régimes autoritaires ont une tendance très nette à intensifier leur recours à la violence quand ils se sentent en danger ; la répression des émeutes de l’hiver 2017-2018 tend à abonder en ce sens.

IV. Les sanctions américaines face à la récalcitrance de plusieurs grandes puissances

La virulence des sanctions américaines, qui nuisent indirectement aux Etats liés économiquement à l’Iran en plus de diminuer toujours plus les chances de maintenir à flot l’Accord de Vienne, a conduit un nombre croissant de pays à chercher des moyens de contournement. En effet, passer outre ces sanctions n’est juridiquement pas illégal du point de vue du droit international car la décision de Washington est unilatérale. Toutefois, les récalcitrants s’exposent à des amendes et/ou des mesures de rétorsion (6). Le cas le plus éloquent est celui de la Chine qui, selon une enquête du New York Times en date du 3 août, aurait continué à importer du pétrole iranien depuis mai, malgré la fin des dérogations américaines qui permettaient encore aux huit pays mentionnés infra d’acheter du pétrole en provenance du régime des Mollah sans contrevenir aux sanctions économiques américaines ; selon cette enquête, d’autres pays de Méditerranée orientale, sans plus de précisions, importeraient toujours du pétrole. La Turquie, autrefois bénéficiaire du régime d’exemption, et la Syrie, grande alliée régionale de l’Iran, figurent parmi les suspects principaux.

L’Union européenne a, elle, explicitement exprimé son souhait de poursuivre ses échanges avec l’Iran et a mis en place le 31 janvier 2019, à l’initiative de la France, de l’Allemagne et du Royaume-Uni, un mécanisme de troc avec l’Iran avec le dispositif INSTEX (Instrument in Support of Trade Exchanges). Basé à Paris et dirigé par le banquier allemand Per Fischer, ce système n’est appelé à fonctionner que si l’Iran met en place, de son côté, une structure miroir ; c’est chose faite depuis le 24 juin avec la création du STFI (Iran’s special Trade and Finance Instrument). Le dispositif INSTEX s’avère particulièrement complexe (7) mais consiste, pour l’essentiel, à permettre à des entreprises européennes et iraniennes de commercer sans réaliser de transactions financières directes ; cet échange ne tombe pas, dès lors, sous le coup des sanctions américaines, qui sont ainsi contournées par ce que le chef de la diplomatie belge Didier Reynders a qualifié le 1er février 2019 de « système sophistiqué de troc ».

Toutefois, afin de ne pas s’attirer les foudres américaines, INSTEX a été limité pour le moment aux produits de première nécessité, c’est-à-dire les denrées alimentaires et les médicaments (8). Nathalie Tocci, conseillère spéciale à la haute représentante de l’Union européenne pour les Affaires étrangères et la politique de sécurité Federica Mogherini, annonçait le 12 juillet que les produits pétroliers iraniens pourraient probablement être ajoutés à la liste des transactions d’INSTEX avec l’aide diplomatique de la Russie : « l’idée serait de créer un triangle entre l’Union européenne […], la Russie et l’Iran », a-t-elle expliqué lors d’une interview à la chaîne Euronews.
En effet, le projet INSTEX a séduit au-delà des frontières de l’Union européenne : le Président turc Recep Tayyip Erdo ?an a déclaré le 14 février vouloir s’associer au projet et reproduire une structure similaire en Turquie, tandis que le Kremlin s’est quant à lui joint au projet européen le 18 juillet. La Chine se serait déclarée également intéressée selon le porte-parole du ministère iranien des Affaires étrangères Ali Rabiee le 16 juin, mais serait en phase d’observation pour le moment. INSTEX a réalisé ses premières transactions le 30 juillet mais, « pour être pleinement opérationnel, certaines procédures bureaucratiques entre l’INSTEX et le STFI doivent être achevées », selon le vice-ministre russe des Affaires étrangères Sergueï Ryabkov, qui s’exprimait le même jour.

Les Etats-Unis ont pris acte de cette tactique de contournement des sanctions et décidé, le 1er août, d’octroyer des exemptions de sanctions à l’Union européenne, la Chine et la Russie en matière d’échanges avec l’Iran sur le volet du nucléaire civil, afin de ménager les alliés européens et les adversaires stratégiques que sont Moscou et Pékin pour Washington ; ces puissances, dans le cadre de l’Accord de Vienne, étaient en effet engagées depuis 2016 en Iran dans la transformation en infrastructures civiles d’un réacteur d’eau lourde à Arak, d’un centre d’enrichissement à Fordow et d’un réacteur à la centrale de Bushehr ; sans ces exemptions, octroyées pour une durée de 90 jours, les Etats-Unis auraient dû leur appliquer des sanctions.

Conclusion

Ainsi, si les sanctions américaines contre l’Iran ont un impact incontestable sur l’économie du pays et le quotidien de ses habitants, ses effets finaux, à savoir le retour de l’Iran à la table des négociations, se font encore attendre, Téhéran répétant qu’il ne cèdera pas à la pression. Cela d’autant plus que ces sanctions revêtent un caractère médiatique qui dépasse parfois le côté punitif officiellement recherché ; de plus, ce dernier n’est réellement effectif que lorsque les autres pays le respectent, ce qui, à l’heure actuelle, ne semble pas le cas. Le Président Trump semble pour le moment préférer la manière forte dont il a fait son succès (9) et poursuit sa politique de coercition.

Notes :
(1) Et plus particulièrement en 1979, date de la Révolution islamique en Iran et de la prise d’otages à l’ambassade américaine, qui durera du 4 novembre 1979 au 20 janvier 1981.
(2) Ces protestations visaient à protester contre l’instabilité économique du pays, les inégalités socio-économiques, la corruption, et l’Ayatollah Ali Khamenei.
(3) Selon une interview de Foreign Policy en date du 26/04/2019.
(4) Déclaration issue d’une interview réalisée par le Los Angeles Time en date du 05/05/2019.
(5) Cf. Klopp, Jacqueline & Zuern, Elke. (2007). The Politics of Violence in Democratization : Lessons from Kenya and South Africa. Comparative Politics. 39. 127-146.
(6) Les chefs d’Etat gardent en tête l’amende-record infligée par les Etats-Unis à la banque BNP Paribas, condamnée le 1er mai 2015 à s’acquitter de la somme de près de 8 milliards d’euros pour violation de l’embargo imposé par Washington à Cuba, l’Iran, le Soudan et la Libye de 2000 à 2010. La BNP n’est pas la seule à avoir essuyé une amende américaine : en plus de cette banque française, des banques britanniques, luxembourgeoises, allemandes, néerlandaises, suisses et autrichiennes ont également été sanctionnée par Washington.
(7) En résumé, les échanges financiers ne se produisent qu’entre l’importateur et l’exportateur européens, et entre l’importateur et l’exportateur iraniens : aucun flux financier ne se produit directement entre l’Iran et un autre pays. INSTEX fonctionne ainsi comme une sorte de chambre de compensation.
(8) Cette limitation a valu un certain nombre de critiques au mécanisme INSTEX, dans la mesure où ces produits sont déjà épargnés par les sanctions américaines. Le système de troc apparaît ainsi surtout, pour le moment, en phase de développement et de « reconnaissance ».
(9) Grand amateur de négociations et partisan de la manière forte, c’est-à-dire, au sens de Donald Trump, d’une forme de jusqu’au-boutisme doublée d’une absence de concessions, le président américain en a d’ailleurs fait un ouvrage, intitulé « Trump : l’art de la négociation », paru en 1987 aux Etats-Unis et en 2017 en France.

A lire sur Les clés du Moyen-Orient :
 Sanctions américaines : où va-t-on ?
 Entretien avec Thierry Coville : « L’Iran a montré qu’il respectait le droit international, pas les États-Unis »
 Crise dans le golfe Persique : le face-à-face irano-américain
 Entretien avec Clément Therme – Comprendre la montée des tensions entre les Etats-Unis et l’Iran
 Nucléaire iranien : genèse, modalités et conséquences d’un accord historique

Bibliographie :
 KADKHODAEE, Elham et GHASEMI TARI, Zeinab. Otherising Iran in American political discourse : case study of a post-JCPOA senate hearing on Iran sanctions. Third World Quarterly, 2019, vol. 40, no 1, p. 109-128.
 AY, Sema. Removal of Iran Sanctions : Is It Opportunity or Threat for Turkey ?. Bilig, 2019, vol. 89, p. 95-119.
 FARZANEGAN, Mohammad Reza. The effects of sanctions and their lifting in the Middle East : The example of Iran. 2019.
 DRACA, Mirko, GARRED, Jason, STICKLAND, Leanne, et al. On target ? the incidence of sanctions across listed firms in iran. LICOS Discussion Paper, 2019.
 TAWAT, Mahama, PORTELA, Clara, et ZDANOVICH, Yana. Economic Sanctions and Foreign Policy Change. A Comparative Analysis of Russia and Iran. A Comparative Analysis of Russia and Iran (January 16, 2019), 2019.
 MACKENZIE, Debora. Iran steps towards nuclear weapons. 2019.
 FARZANEGAN, Mohammad Reza et HAYO, Bernd. Sanctions and the shadow economy : empirical evidence from Iranian provinces. Applied Economics Letters, 2019, vol. 26, no 6, p. 501-505.
 OPPERMANN, Kai et SPENCER, Alexander. Narrating success and failure : Congressional debates on the ‘Iran nuclear deal’. European Journal of International Relations, 2018, vol. 24, no 2, p. 268-292.
 Klopp, Jacqueline & Zuern, Elke. (2007). The Politics of Violence in Democratization : Lessons from Kenya and South Africa. Comparative Politics. 39. 127-146
 DABASHI, Hamid. The green movement in Iran. Routledge, 2017.
 BYMAN, Daniel. Confronting Iran. Survival, 2018, vol. 60, no 1, p. 107-128.
 POMPEO, Mike. After the Deal : A New Iran Strategy. US Department of State, 2018, vol. 21.

Sitographie :
 Sanctions américaines contre Javad Zarif : un signe de « peur », selon Téhéran, RFI, 01/08/2019
http://www.rfi.fr/moyen-orient/20190801-sanctions-americaines-contre-javad-zarif-signe-peur-selon-teheran
 Trade sanctions on Iran, Site officiel du gouvernement britannique, 21/03/2019
https://www.gov.uk/guidance/sanctions-on-iran
 US imposes sanctions on Iran’s foreign minister, Javad Zarif, the Guardian, 31/07/2019
https://www.theguardian.com/world/2019/aug/01/us-imposes-sanctions-on-irans-foreign-minister-javad-zarif
 Iran warns over ’economic war’ waged through US sanctions, France24, 11/06/2019
https://www.france24.com/en/20190610-iran-fm-sends-warning-over-us-sanctions-economic-war
 Trump Imposes New Sanctions on Iran, Adding to Tensions, The New York Times, 24/06/2019
https://www.nytimes.com/2019/06/24/us/politics/iran-sanctions.html
 Six charts that show how hard US sanctions have hit Iran, BBC News, 02/05/2019
https://www.bbc.com/news/world-middle-east-48119109
 Iran Greets Latest U.S. Sanctions With Mockery, The New York Times, 24/06/2019
https://www.nytimes.com/2019/06/24/world/middleeast/iran-sanctions-response.html
 Iran : après plus de 20 ans de sanctions, quelle influence sur l’économie ?, La Revue de Téhéran, 23/10/2007
http://www.teheran.ir/spip.php?article124#gsc.tab=0
 Iranians Line Up at Dawn for a Sanctions Meal They Can Afford, Bloomberg, 18/03/2019
https://www.bloomberg.com/news/articles/2019-03-18/iranians-line-up-at-dawn-for-a-sanctions-meal-they-can-afford
 Column : Sanctions on Iran are biting, but the goal is elusive, Los Angeles Time, 05/05/2019
https://www.latimes.com/politics/la-na-pol-trump-iran-sanctions-20190505-story.html
 La BNP Paribas formellement condamnée à une amende record aux Etats-Unis, Le Monde, 01/05/2015
https://www.lemonde.fr/economie/article/2015/05/01/la-bnp-paribas-formellement-condamnee-a-une-amende-record-aux-etats-unis_4626207_3234.html
 Defying US Sanctions, China and Others Take Oil From 12 Iranian Tankers, 03/08/2019
https://www.nytimes.com/interactive/2019/08/03/world/middleeast/us-iran-sanctions-ships.html
 Maximum Pressure on Iran Won’t Work, Foreign Policy, 26/04/2019
https://foreignpolicy.com/2019/04/26/maximum-pressure-on-iran-wont-work/
 Iran : « Trump ne veut pas la guerre, mais sa politique risque fort d’y mener », RFI, 24/06/2019
http://www.rfi.fr/moyen-orient/20190624-iran-trump-robert-malley-icg-veut-pas-guerre-sanctions
 Turkey ’ready’ to launch SPV with Iran to bypass US sanctions, Al Jazeera, 14/02/2019
https://www.aljazeera.com/news/2019/02/turkey-ready-launch-spv-iran-bypass-sanctions-190214140123572.html
 Russia wants in on INSTEX, Al Jazeera, 18/07/2019
https://www.aljazeera.com/ajimpact/russia-instex-190718112903715.html
 Trump administration will again waive nuclear sanctions on Iran, The Washington Post, 30/07/2019
https://www.washingtonpost.com/opinions/2019/07/30/trump-administration-will-again-waive-nuclear-sanctions-iran/?noredirect=on

Publié le 03/09/2019


Emile Bouvier est chercheur indépendant spécialisé sur le Moyen-Orient et plus spécifiquement sur la Turquie et le monde kurde. Diplômé en Histoire et en Géopolitique de l’Université Paris 1 - Panthéon-Sorbonne, il a connu de nombreuses expériences sécuritaires et diplomatiques au sein de divers ministères français, tant en France qu’au Moyen-Orient. Sa passion pour la région l’amène à y voyager régulièrement et à en apprendre certaines langues, notamment le turc.


 


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