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« L’Occident a incontestablement pesé sur les destinées moyen-orientales. Mais ladite vision ne peut plus vraiment se justifier, parce qu’elle est en retard face à la réalité. Une réalité où l’Asie pèse de plus en plus ». Cet extrait de l’introduction du nouveau numéro de la revue Orients Stratégiques, sous la direction de Didier Chaudet, « L’Asie et le Moyen-Orient. Quelles relations au XXIème siècle ? », publié en février 2021, se montre éloquent quant à l’idée ayant présidé à la rédaction de ce dossier : celle de réformer une recherche très occidentalo-centrée quand il s’agit du Moyen-Orient, en mettant en évidence non seulement la place substantielle de l’Asie en son sein mais, plus encore, son influence croissante au détriment d’un Occident qui ne semble guère y croire.
Pour cela, la revue Orients Stratégiques s’est entourée d’une équipe de chercheurs dont la composition se distingue tant par leur haut degré d’expertise sur les sujets abordés que par leur grande diversité d’origines nationales et universitaires : issus de France, de Belgique, d’Israël, du Canada ou encore de Turquie, la spécialisation des auteurs varie du prisme sécuritaire à l’angle diplomatique, en passant par ceux de la religion ou de la culture. Cette richesse témoigne de l’empreinte résolument transdisciplinaire - et transfrontalière - dont le comité directeur d’Orients Stratégiques a voulu marquer ce nouveau numéro.
Sans surprise, la problématique chinoise est abondamment traitée par les auteurs : cinq articles lui sont consacrés et permettent d’aborder à la fois des aspects économiques (les fameuses « nouvelles routes de la soie » par exemple) mais aussi des volets moins connus, à l’instar de la relation sino-égyptienne. La Chine apparaît, de fait, comme la figure de proue de l’influence croissante de l’Asie au Moyen-Orient (première partie).
Pour autant, l’omnipotence chinoise n’a pas conduit les auteurs à omettre les voisins, proches ou lointains, de l’Empire du milieu : cinq articles sont également consacrés à l’Asie méridionale et du sud-est, de l’Inde à la Corée du Sud et à l’Indonésie à la région afghano-pakistanaise, en passant par les Philippines (deuxième partie). Ce numéro d’Orients Stratégiques permet ainsi de disposer d’une vision très large et très riche des relations unissant le Moyen-Orient à l’Asie, dans leurs aspects les plus spectaculaires comme dans leurs dimensions les moins connues.
A noter, à la fin de l’ouvrage, le très intéressant compte rendu de lecture du livre de Roland Lombardi, Poutine d’Arabie, VA Editions, 2019, 203 p.
L’article d’ouverture est consacré aux relations historiques discrètes mais profondes que la Chine entretient avec le Moyen-Orient. Emmanuel Lincot, sociologue et professeur à l’Institut Catholique de Paris (ICP), en a assuré la rédaction. Spécialiste de l’Asie et plus particulièrement de la Chine, son dernier ouvrage, « Géopolitique du patrimoine. L’Asie d’Abou Dhabi au Japon » vient de paraître, en avril dernier, aux éditions MkF. Après un court détour par l’histoire des relations entre le Moyen-Orient et la Chine, l’auteur met en évidence, dans son article, l’approche transversale et profondément pragmatique de Pékin vis-à-vis du Moyen-Orient, tissant des liens de plus en plus étroits et des partenariats économiques de plus en plus incontournables avec les pays de la région, se positionnant par exemple face à la France dans l’appel d’offres visant à reconstruire le port de Beyrouth, point d’entrée de 73% des importations libanaises.
En matière de transversalité, la Chine s’est en effet déployée sur de nombreux fronts : infrastructures portuaires, secteur automobile, textile, énergie… Pékin multiplie les points d’entrée au Moyen-Orient en prenant garde, contrairement à l’Occident, à ne pas s’impliquer politiquement dans une région frappée d’une instabilité endémique en matière de gouvernements et de régimes. Concernant son pragmatisme, la Chine se montre en effet en mesure de se rapprocher de régimes pourtant idéologiquement opposés au sien : ainsi les autorités chinoises, prônant pourtant l’athéisme, ont-elles tissé des liens avec leurs homologues iraniennes par exemple, malgré leur attachement à la monarchie impériale de droit divin puis la théocratie totalitaire des mollahs.
Ce pragmatisme économico-diplomatique se retrouve sans complexe dans la relation sino-chinoise, comme l’exposent Elena Aoun, professeure de relations internationales à l’Université catholique de Louvain et chercheuse à ISPOLE/CECRI, et Thierry Keller, chargé de cours à l’Université libre de Bruxelles et chercheurs dans plusieurs centres et laboratoires (REPI, EASt, OMAM, GRIP, etc.). En effet, faisant fi des nombreux changements de régime - y compris lorsque ceux-ci ont pu déposer des alliés de Pékin comme le président Moubarak - ayant eu lieu en Egypte depuis le « Printemps arabe », la Chine a gardé une main tendue permanente aux autorités égyptiennes, créant entre les deux pays un partenariat inédit par sa force qu’illustrent, par exemple, l’inclusion du Caire à l’initiative de la Nouvelle route de la Soie en 2015 ou un dépôt de candidature, par l’Egypte, visant à intégrer comme membre observateur l’Organisation de coopération de Shanghaï (OCS).
C’est dans une optique similaire que la Chine s’est rapprochée de Riyad dès les années 1990, autour, essentiellement, d’enjeux pétroliers, comme le met en évidence Romain Aby, docteur en géopolitique et fondateur du cabinet de conseil Rumi Consulting. Leurs relations vont toutefois très vite évoluer et s’enrichir, autour du concept de « 1+2+3 » énoncé par le ministère chinois des Affaires étrangères en 2016 : suivant ce concept, la stratégie chinoise de coopération avec les Etats arabes mise tout d’abord sur le secteur de l’énergie et y adjoint ensuite deux volets (la construction d’infrastructures et des facilités commerciales), complétés de « trois points de percée » (nucléaire civil, technologie des satellites et nouvelles énergies). Au-delà des simples intérêts économiques, des liens politiques et militaires étroits (achat de drones chinois par Ryad en 2014 par exemple) ont été concomitamment tissés.
La question d’une aisance diplomatique similaire avec des puissances régionales majeures comme la Turquie et l’Iran se pose toutefois. Didier Chaudet, consultant indépendant spécialisé sur les questions géopolitiques et sécuritaires en Asie du Sud Ouest et en Asie Centrale, par ailleurs membre du comité de rédaction d’Orients Stratégiques, tâche d’y répondre en montrant que, si Pékin n’a pas su s’en faire des alliés, il a certainement réussi à en faire des partenaires. En effet, si l’Iran et la Turquie sont présentés comme des rivaux - voire des adversaires - de la diplomatie et des intérêts occidentaux dans la région, il n’en est pas de même pour la Chine, à qui profitent les tensions entre les Etats-Unis avec l’Iran et la Turquie.
Malgré son pragmatisme et sa neutralité politique affichés, la Chine ne peut toutefois pas rester indifférente aux nombreuses crises et conflits parcourant la région. Comme l’indique Mordechai Chaziza, maître de conférences au Collège académique d’Ashkelon spécialisé dans la politique étrangère chinoise au Moyen-Orient et en Afrique du Nord, Pékin parvient malgré tout à combiner une présence médiatrice auprès des pays en crise, tout en conservant la neutralité politique qui a fait son succès dans la région. Comme l’indique l’auteur, « les efforts de médiation chinois dans la région visent plus à une gestion constructive des conflits qu’à leurs résolutions » : dans le cas du conflit syrien par exemple, Pékin s’est employé à accueillir des cycles de négociations entre belligérant et s’est opposé, au Conseil de sécurité de l’ONU, à l’adoption de mesures trop coercitives. La Russie, les Etats-Unis et l’Union européenne gardent toutefois la plus grande influence dans la région en matière de conflits, en raison de l’approche trop prudente de Pékin et de sa volonté de ne pas prendre trop clairement position.
Comme Orients Stratégiques le montre avec une grande adresse universitaire, le « reste de l’Asie », en-dehors de la Chine, ne constitue par une marge intellectuelle ou un reliquat d’intérêt. Bien au contraire : Marianne Peron-Doise, chercheuse Asie du Nord (Japon-Corées) et sécurité maritime internationale à l’Institut de recherche stratégique de l’Ecole militaire (IRSEM), expose ainsi que la Corée du Sud a fait du Moyen-Orient son « espace privilégié d’internationalisation ». En effet, depuis l’élection de Moon Jae-in en 2017, la présence sud-coréenne au Moyen-Orient s’est notablement accrue, investissant notamment dans le domaine énergétique et, plus largement, technologique et industriel. Séoul a, par exemple, fondé une structure conjointe avec Riyad en 2017, le « Korea-Saudi Vision 2030 Committee », afin d’établir les modalités grâce auxquelles les entreprises sud-coréennes pourraient participer à la réalisation du rêve de Mohammed Bin Salman pour le royaume, le pan « Vision 2030 ».
C’est aussi le secteur énergétique qui a poussé, par exemple, l’Inde à s’impliquer au Moyen-Orient, mais pas seulement. Comme l’explique Serge Granger, professeur titulaire à l’Ecole de politique appliquée de l’Université de Sherbrooke et directeur de la collection « Confluences asiatiques » aux Presses de l’Université de Montréal, l’Inde a également trouvé en sa substantielle diaspora moyen-orientale une tête-de-pont fort opportune afin de mettre un pied dans la région. Poussée par la « Look West Policy » depuis 2016, New Delhi est ainsi parvenue à investir le champ énergétique mais aussi politique et sécuritaire, réussissant par exemple à nouer un partenariat étroit avec l’Iran afin de contrecarrer les projets chinois de Nouvelle Route de la Soie. Aujourd’hui, les liens unissant l’Inde à la région sont tels que « le Moyen-Orient devient essentiel à la puissance chinoise ».
Si les exemples sud-coréen et indien ont surtout porté sur un investissement de leur part vers le Moyen-Orient, la réciproque est aussi de mise. Rukiye Tinas, docteure en Science politique à l’IEP de Lyon et maîtresse de conférences en « Science politique et administration publique » à l’Université Eskisehir Osmangazi en Turquie, expose ainsi la très riche politique étrangère turque à l’endroit du Pakistan et de l’Afghanistan. Exploitant au mieux l’amitié de longue date l’unissant à ces deux pays, ainsi que leur religion commune, la Turquie est parvenue à devenir un partenaire incontournable à leurs côtés, tant dans le domaine sécuritaire que diplomatique et économique.
Ce numéro de la revue Orients Stratégiques est également l’occasion de rappeler que, si l’Arabie saoudite apparaît comme le centre du monde sunnite, le pays le plus peuplé de musulmans est situé, lui, en Asie : comment s’articulent donc les relations entre le royaume wahhabite et l’Indonésie ? Anda Djoehana Wiradikarta, enseignant et chercheur en management interculturel spécialisé sur l’Indonésie, explique que les liens demeurent avant tout économiques - du moins pour le moment. Riyad chercherait en effet à accroître son empreinte culturelle et religieuse dans le pays, en ouvrant de nouveaux « Instituts des sciences islamiques et arabes », sortes de relais culturels - et cultuels – saoudiens. Concomitamment, ou plutôt complémentairement, Jakarta cherche à accroître les investissements de Riyad en Indonésie.
Juliette Loesch, chercheuse indépendante spécialisée dans les questions de diplomatie et de sécurité en Asie du Sud-Est, complète la frise asiatique en étudiant le cas philippin et, plus particulièrement, son manque de fougue diplomatique à l’égard du Moyen-Orient : les relations qu’entretient Manille avec la région - depuis les années 1970 essentiellement - consistent, pour une large part, à tenter d’assurer la protection des travailleurs philippins, très nombreux dans des pays comme l’Arabie saoudite et les Emirats arabes unis et, dans une moindre mesure, au Koweït, Qatar, Irak et Iran. Le manque de marges de manœuvre diplomatique de Manille à l’égard du Moyen-Orient s’explique par ailleurs par une forte dépendance énergétique et économique à son égard, permettant là aussi d’appréhender les liens, parfois discrets mais tout aussi forts, unissant l’Asie au Moyen-Orient.
Sans prétention mais avec une dextérité intellectuelle et académique très appréciable, la revue Orients Stratégiques parvient le tour de force de présenter avec richesse, en 140 pages, un sujet aussi vaste et complexe que celui des relations unissant l’Asie au Moyen-Orient. Tandis que la Chine s’y implante durablement avec habileté, les Asies du Sud et du Sud-Est entretiennent, elles aussi, des relations soutenues et de plus en plus étroites avec la région. Ce panorama est dressé en détail, grâce à des auteurs éprouvés et connaisseur du sujet, dans ce nouveau numéro d’Orients Stratégiques.
Emile Bouvier
Emile Bouvier est chercheur indépendant spécialisé sur le Moyen-Orient et plus spécifiquement sur la Turquie et le monde kurde. Diplômé en Histoire et en Géopolitique de l’Université Paris 1 - Panthéon-Sorbonne, il a connu de nombreuses expériences sécuritaires et diplomatiques au sein de divers ministères français, tant en France qu’au Moyen-Orient. Sa passion pour la région l’amène à y voyager régulièrement et à en apprendre certaines langues, notamment le turc.
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