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Jean-Paul Chagnollaud est Professeur des universités, directeur de la revue Confluences-Méditerranée et de l’iReMMO.
Je dirais que nous sommes face à un conflit très ancien qui a évolué en différentes phases au cours des décennies. À mon sens, une nouvelle phase s’est ouverte depuis une quinzaine d’années, avec et après la seconde intifada. Une des caractéristiques de cette nouvelle phase a été un approfondissement et une intensification de la colonisation. C’est une dimension absolument essentielle car, au-delà du fait qu’il y a maintenant près de 600 000 colons dans les Territoires palestiniens, ces deniers sont aujourd’hui présents au cœur du pouvoir politique israélien. Ils sont désormais représentés par des ministres et des partis alors qu’ils n’étaient, il y a encore quelques décennies, que des groupes de pressions, longtemps à la périphérie du pouvoir politique. Ce conflit est donc aujourd’hui de plus en plus traversé par des logiques coloniales qui se reflètent dans la volonté du pouvoir politique israélien, de droite et d’extrême droite, de conserver et d’annexer ces territoires. C’est à mon sens cette logique coloniale qui tend à intensifier le conflit et à écarter de plus en plus toute logique de raisonnement politique. Dans le même temps, cette densification du conflit s’accompagne d’une absence de perspectives politiques du côté palestinien et d’une déshérence de leurs formations politiques. En changeant de nature en même temps qu’il se durcit, le conflit provoque donc en retour des violences.
Plusieurs raisons sont à évoquer. Tout d’abord, l’Autorité palestinienne n’a aujourd’hui pas de stratégie politique au-delà de ses velléités d’actions sur le plan diplomatique. Nous sommes dans une forme de fin de règne de Mahmoud Abbas, qui rappelons-le a été élu en janvier 2005, c’est-à-dire il y a plus de 10 ans. C’est comme si nous nous trouvions dans une phase d’attente. Il y a aussi de nombreuses divisions politiques, non seulement avec le Hamas, mais aussi au sein même de l’Autorité palestinienne. De plus, l’Autorité palestinienne est très largement coupée de la population et je ne crois pas qu’il y ait beaucoup de Palestiniens qui se reconnaissent encore en elle. D’autant que dans des situations très tendues comme en ce moment, la coopération sécuritaire avec Israël se poursuit. Il est bien évident que cette coopération sécuritaire est perçue par beaucoup comme une forme de collaboration et non pas simplement de la coopération. Pour ces raisons, plus l’Autorité palestinienne reste en retrait plus elle se dévalorise aux yeux des Palestiniens. Or, dans une situation de tension comme en ce moment, il aurait fallu qu’il y ait à un moment une parole politique forte, permettant de donner un sens aux actions palestiniennes. Cette parole a été absente et les discours de Mahmoud Abbas sont tombés complètement à côté, ce qui est inquiétant pour la suite. Aujourd’hui, c’est comme si une classe politique palestinienne qui vivrait par et pour elle-même s’était construite autour de l’Autorité.
Il faut avant tout nous rappeler que suite aux accords d’Oslo, l’Autorité palestinienne ne devait exister que pour quelques temps ; c’était une autorité provisoire en attendant l’installation d’institutions définitives. Or, nous sommes restés dans ce provisoire qui devient définitif et qui est nécrosé sur tous les plans. Aujourd’hui, deux possibilités me semblent envisageables quand au futur de l’Autorité palestinienne. La première option, la plus pessimiste, serait une auto dissolution de l’Autorité. Concrètement, cela reviendrait à donner les clés de l’occupation à la puissance occupante, ce qui nous permettrait de voir les choses comme elles le sont déjà : nous sommes dans une situation dans laquelle il n’y a pas d’autorité palestinienne réelle. Pourtant, cette décision serait très difficile à prendre car l’Autorité palestinienne, si elle n’a guère d’autorité politique, a une utilité concrète dans les Territoires palestiniens. Des services publics palestiniens ont été mis en place, beaucoup de fonctionnaires vivent de l’Autorité et une certaine modernisation a été enclenchée sous le gouvernement de Salam Fayyad. Cette décision de l’auto dissolution serait donc très difficile à prendre. L’autre option serait de ressourcer l’Autorité palestinienne. Le moyen pour y parvenir serait d’organiser des élections législatives, pour renouveler le conseil législatif palestinien, et une élection présidentielle pour relancer une dynamique politique avec un nouveau président. Mahmoud Abbas qui a aujourd’hui 80 ans a été élu il y a dix ans, il serait donc légitime que quelqu’un d’autre prenne sa place. Il y a à ce sujet déjà beaucoup de conflit de pouvoir au sein de l’Autorité palestinienne alors qu’il serait plus bénéfique de dégager une stratégie commune autour du choix d’un candidat fort.
La réponse est assez simple : à partir du moment où en novembre 2012 la Palestine a été reconnue comme Etat observateur, beaucoup de possibilités se sont ouvertes à elle sur le plan juridique. L’État de Palestine peut désormais adhérer à toutes les conventions des Nations unies et accéder à toutes les discussions. C’est d’ailleurs ce qu’ont fait les Palestiniens en déposant toute une série de demandes dans ce sens. Nous sommes aujourd’hui toujours dans ce processus d’adhésion. L’UNESCO est arrivé avant parce qu’il y avait un cas de figure particulier. Il faut préciser que l’Autorité palestinienne a une véritable stratégie diplomatique et qu’elle marque incontestablement des points sur ce plan. La reconnaissance la plus emblématique est à ce titre l’adhésion de la Palestine à Cour pénale internationale, en avril 2015, qui lui permet techniquement d’enclencher des procédures pénales contre l’État israélien au sujet des crimes de guerre.
Sur le plan juridique, cela ne fait aucun doute que non seulement la Palestine peut le faire mais qu’elle a aussi déjà entamé des procédures devant la Cour pénale internationale (CPI). Elle a saisi la Cour à la fois sur le dossier de la colonisation, le dossier de la guerre à Gaza en 2014 et sur la question des prisonniers politiques. De ce point de vue, la procédure est enclenchée mais ce qu’il faut bien comprendre c’est que ces procédures sont extrêmement longues et qu’il existe bien des moyens de les bloquer si, à un moment ou un autre, elles pouvaient vraiment poser des problèmes à Israël. Par exemple, il existe dans le statut de la CPI la possibilité pour le Conseil de sécurité de l’ONU de se saisir d’un dossier, suspendant pour une période indéterminée l’enquête de la Cour. Il peut donc y avoir des batailles qui ne sont pas simplement juridiques mais qui sont aussi politiques. Pour résumer nous pouvons donc dire trois choses : d’une part la Palestine est maintenant membre de la CPI ; elle a enclenché des procédures à l’encontre d’Israël ; l’issue de ces procédures est extrêmement complexe et prendra beaucoup de temps.
La reconnaissance à l’ONU en 2012 est une reconnaissance multilatérale, or la reconnaissance bilatérale, c’est-à-dire d’État à État, est encore plus importante. Aujourd’hui, plus de 130 États ont reconnu la Palestine, dans ses frontières de 1967, et ce processus continue de se poursuivre doucement. Nous avons notamment fait face à tout un processus de diplomatie parlementaire. Beaucoup de Parlements européens, dont le Sénat et l’Assemblée nationale française, ont appelé leur pouvoir exécutif – seul compétant en la matière – à reconnaître l’État de Palestine. Je crois que c’est donc un processus qui se poursuit et la France pourrait, dans les mois qui viennent, suivre le point de vue de ses députés et sénateurs en reconnaissant l’État de Palestine. Ce ne sont évidemment pas ces reconnaissances qui régleront les questions de fond mais cela permet de rappeler non seulement le Droit international en même temps que l’existence d’une situation d’occupation. Par conséquent, le fait de reconnaître la Palestine dans le cadre de ses frontières de 1967 souligne le caractère colonial de la situation actuelle, ce qui est politiquement très important.
Si cela a des résultats sur le terrain, ce sont plutôt des résultats négatifs qui conduisent à un durcissement israélien. Les réponses d’Israël à ce genre d’initiatives diplomatiques sont souvent d’aller encore plus loin dans la colonisation, avec la construction de nouveaux logements. En revanche, sur le plan diplomatique, cela permet de rappeler à Israël l’existence du droit international. En effet, ce n’est pas parce que l’État hébreu est dans une situation de force matérielle sur le terrain que cela lui donne des droits légaux sur les territoires en question. Cette distinction est fondamentale et donne un sens politique très fort à ces actions diplomatiques, à commencer par le rappel du droit international.
Cette question est assez simple car elle sous-entend l’idée d’un seul État. Or, un État unique serait en fait un état de domination d’une société sur l’autre, comme ce qui se passe actuellement. En effet, il serait difficilement envisageable pour les Israéliens de donner, dans un État unique, les mêmes droits politiques aux Palestiniens qui sont d’ores et déjà majoritaires du point de vue démographique, en comptant les Arabes israéliens. L’idée d’un seul État ne tient donc pas à mon sens. Je crois au contraire que la seule solution viable est celle des deux États, même si on la prétend souvent morte et enterrée. Il faut que nous parvenions à la séparation politique de ces deux sociétés. D’ailleurs nous l’avons bien vu ces dernières semaines à Jérusalem lorsque le gouvernement israélien a décidé de fermer les quartiers arabes de la ville. Cela était une manière très concrète de dire le contraire de ce qui est souvent affirmé, à savoir que Jérusalem n’est pas une ville unifiée mais qu’il existe bien une société palestinienne qui y vit et qui doit être en mesure d’y choisir son propre destin. Il faut donc rester à cette solution, qui est la seule viable, de deux États vivant côte à côte et avec Jérusalem comme capitale, pour reprendre les termes du droit international.
Quand au fait que sur le plan territorial la colonisation ait confisqué des pans entiers du Territoire palestinien, cela ne change rien à l’affaire, car sur le plan politique il faudra trouver les formules qui existent pour inverser cette situation. Ce n’est pas la matérialité d’une situation qui doit en dicter les solutions. Ce sont les enjeux politiques qui doivent être poursuivis et on doit les régler d’un point de vue politique. Des solutions se trouvent toujours lorsque nous en avons la volonté. La question n’est donc pas tellement celle du territoire, mais la vraie question est celle de la volonté politique. Par cela, je n’entends pas seulement la volonté politique des Israéliens, mais aussi et surtout l’absence de volonté politique de la part de la communauté internationale qui laisse la situation pourrir dans des conditions extrêmement graves. Par conséquent, on peut s’attendre à ce que dans les semaines et les mois à venir de nouveaux pics de violence se produisent car plus le temps passe et plus les solutions politiques seront difficiles à trouver.
Jean-Paul Chagnollaud
Jean-Paul Chagnollaud est Professeur des universités, directeur de la revue Confluences-Méditerranée et de l’iReMMO.
Amicie Duplaquet
Amicie Duplaquet est étudiante à l’Institut d’Etudes Politiques de Lyon, en Master Coopération et développement au Maghreb et Moyen-Orient. Après avoir suivi des cours de sciences politiques à l’université de Birzeit, en Cisjordanie, elle a réalisé un mémoire sur les conséquences du printemps arabe sur la stratégie israélienne et prépare une thèse sur le même sujet à l’Institut Français de Géopolitique.
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