III. La colonisation, au cœur du conflit israélo-palestinien
La problématique de la colonisation en Cisjordanie apparaît comme l’une des principales pierres d’achoppement entre communautés israéliennes et palestiniennes. Depuis la guerre des Six Jours en juin 1967 et la prise de contrôle de la bande de Gaza et du territoire cisjordanien par les forces israéliennes, Tel-Aviv encourage la colonisation de ces terres par des Israéliens au détriment des populations palestiniennes y vivant d’ores et déjà ; ainsi, dès septembre 1967, le bloc Etzion à Hébron est devenu la première colonie construite en Cisjordanie et accueille aujourd’hui quelque 40 000 personnes. Après une accalmie dans le rythme de la construction en raison des discussions conduites à la fin des années 1990 et au début des années 2000, la colonisation a officiellement repris en 2017 [1].
Ceux que l’on appelle des « colons » sont des citoyens israéliens vivant sur des terres palestiniennes privées en Cisjordanie et à Jérusalem-Est ; la grande majorité des colonies ont été construites entièrement ou partiellement sur des terres palestiniennes privées. Aujourd’hui, plus de 700 000 colons, soit 10 % des 7 millions d’habitants d’Israël, vivent dans 150 colonies et 128 avant-postes disséminés en Cisjordanie et à Jérusalem-Est [2]. Une colonie est autorisée par le gouvernement israélien, tandis qu’un avant-poste est construit sans l’autorisation du gouvernement. Les avant-postes peuvent aller d’une petite habitation de quelques personnes à une communauté de 400 personnes [3].
Certains colons s’installent dans les territoires occupés pour des raisons religieuses, tandis que d’autres sont attirés par le coût de la vie relativement moins élevé et les incitations financières offertes par le gouvernement. Si les juifs ultraorthodoxes représentent environ un dixième de la population israélienne totale, ils étaient, en 2018, un tiers de l’ensemble des colons [4]. Selon une étude du Pew Research Center en date de 2017 [5], 65% des Juifs israéliens vivant en Cisjordanie estimaient que la colonisation améliorait la sécurité d’Israël ; l’’argument étant que les colonies agissent comme une zone tampon pour la sécurité des Israéliens, car elles restreignent les mouvements des Palestiniens et compromettent la viabilité d’un État palestinien.
La volonté des autorités israéliennes de s’approprier progressivement le territoire cisjordanien n’est pas dissimulée ; ainsi, en 2023, plusieurs projets de construction de nouvelles colonies ont été adoptés [6], malgré les condamnations régulières de nombreux acteurs internationaux, au premier rang desquels l’ONU [7]. Afin de contrer l’expansion urbaine palestinienne en Cisjordanie, Tel-Aviv a également doublé la même année [8] le budget alloué aux personnels et équipements utilisés pour surveiller, et empêcher, la construction de nouveaux logements par des Palestiniens (en établissant par exemple des barrières de sécurité notamment [9]). Un « numéro vert » appelé « War Room C » (en référence à la zone C de la Cisjordanie) permet également aux colons de joindre l’armée israélienne afin de leur signaler la construction de bâtiments par des Palestiniens [10].
Le soutien de Tel-Aviv à la colonisation et la présence marquée des forces de sécurité israéliennes en Cisjordanie ont par ailleurs encouragé de nombreux colons à faire preuve de violences contre les populations palestiniennes locales, provoquant une colère croissante ces dernières années incarnées, notamment, par l’éclosion des groupes armés palestiniens précédemment mentionnés. Dans ce contexte et celui du conflit entre Israël et le Hamas, que devient la Cisjordanie ?
IV. La Cisjordanie à l’heure de la guerre entre Israël et le Hamas
Comme évoqué en introduction, la Cisjordanie vit aujourd’hui en état de confinement et de siège. Les civils Palestiniens se trouvent fortement limités dans leurs capacités de déplacements par les forces de sécurité qui effectuent raids, arrestations, expulsions, démolitions d’habitations et diverses autres opérations au grand dam de plusieurs organisations non-gouvernementales qui dénoncent les conditions de vie imposées aux populations civiles palestiniennes [11]. A ces opérations conduites par l’armée israélienne s’ajoutent les actions commises par les colons : celles-ci connaissent un pic substantiel depuis le début du conflit, les Nations unies estimant en novembre 2023 que la moyenne journalière des attaques avait plus que doublé depuis le 7 octobre [12].
Conduites avec la bienveillante neutralité des forces israéliennes [13], ces actions menées par les colons revêtent tant un caractère de représailles à l’égard de l’attaque du Hamas que de prédation territoriale ; elles consistent en l’incendie de voitures, de maisons et d’attaques armées contre les Palestiniens [14]. Selon le Bureau des Nations unies pour la coordination des affaires humanitaires (OCHA), entre le 7 octobre et le 30 décembre, plus de 1208 Palestiniens de Cisjordanie, dont 586 enfants, ont été forcés de fuir leur domicile en raison des violences, soit 78% des 1539 personnes ayant été déplacés au cours de l’intégralité de l’année 2023 au sein du territoire cisjordanien [15]. Selon le ministère de la Santé de l’Autorité palestinienne, 317 Palestiniens auraient été tués par les soldats et colons israéliens en Cisjordanie entre le 7 octobre 2023 et le 1er janvier 2024 [16].
L’ampleur des actions commises par les colons contre les Palestiniens en Cisjordanie est telle que les Etats-Unis, l’Union européenne ou encore la France [17], pourtant alliés incontournables d’Israël, ont annoncé au cours du mois de décembre 2023 vouloir sanctionner les responsables de ces violences, le Haut représentant de l’Union européenne pour les affaires étrangères et la politique de sécurité, Josep Borrell, ayant par exemple affirmé être « alarmé par les violences commises par les colons extrémistes en Cisjordanie » et estimé que « le temps était venu de joindre aux mots de l’action » [18]. Washington, de son côté, a annoncé le 5 décembre une interdiction de visa à l’encontre de plusieurs colons israéliens [19].
L’accroissement significatif des actions commises par les soldats et colons israéliens, couplé à la situation humanitaire des civils dans la bande de Gaza et la dégradation substantielle des conditions de vie des Palestiniens en Cisjordanie - depuis le début du conflit, un tiers des emplois y aurait été détruit [20] - conduisent un nombre croissant d’habitants à joindre les groupes armés naissant de façon plus ou moins spontanée à travers les territoires palestiniens [21]. Les attaques menées par ces militants palestiniens s’avèrent ainsi de plus en plus nombreuses [22], tandis que les raids israéliens en territoire cisjordanien rencontrent une résistance croissante [23].
L’armée israélienne a, en conséquence, déployé des moyens supplémentaires. Le 18 novembre 2023 par exemple, cinq Palestiniens armés ont été tués par une frappe aérienne à Naplouse [24], témoignant de l’usage de plus en plus généralisé [25], par Tel-Aviv, de moyens militaires traditionnellement alloués à la guerre de haute intensité. Le 22 octobre par exemple, pour la première fois depuis la seconde intifada en 2002, l’armée israélienne a employé des avions de combat F-16 afin de conduire des frappes en Cisjordanie [26]. La situation sécuritaire s’y dégrade assez, de fait, pour que plusieurs hauts-responsables militaires israéliens aient averti la primature israélienne, début janvier 2024, du risque de plus en plus fort d’un embrasement du territoire cisjordanien [27], affirmant, selon les propos rapportés par la presse israélienne, que « nous pourrions aboutir à une troisième Intifada [en Cisjordanie] » [28].
Au milieu de cette escalade sécuritaire, l’Autorité palestinienne apparaît impuissante et inaudible. Contestée tant sur la scène internationale qu’au sein de la population palestinienne de Gaza et de Cisjordanie [29] (un sondage publié en septembre 2023 indiquait que 78% des Palestiniens sondés souhaitaient le départ de Mahmoud Abbas [30]) en raison de son inaction et des scandales de corruption l’entourant son chef [31], l’Autorité palestinienne figure pourtant comme l’une des options explorées par les Etats-Unis pour administrer Gaza à l’issue de la guerre [32]. La rencontre - apparemment « tendue » selon les sources journalistiques [33] - entre Mahmoud Abbas et le Secrétaire d’Etat américain Antony Blinken à Ramallah le 10 janvier 2024 a semble-t-il entériné l’incapacité actuelle de l’Autorité palestinienne à remplir sa mission, le contenu des discussions ayant porté, notamment, sur le besoin de réformer en profondeur cette institution [34] et sur la nécessité de faire cesser les violences en Cisjordanie [35].
Conclusion
La Cisjordanie, pétrie de sa complexité juridique, socio-politique et sécuritaire, apparaît ainsi de plus en plus exposée aux conséquences de l’attaque du Hamas contre Israël : alors que les forces israéliennes ont quadrillé le territoire et multiplient les opérations militaires de façon parfois meurtrière, les colons israéliens s’en prennent également aux civils palestiniens, poussant ces derniers à prendre les armes pour se défendre, faute de pouvoir compter sur une offre politique à même de les protéger. Si un embrasement de la Cisjordanie n’apparaît pas imminent, il reste une probabilité à ne pas exclure au vu de l’évolution de la situation dans les Territoires palestiniens. La capacité des médiateurs du conflit à parvenir à un nouveau cessez-le-feu, comme celle de la communauté internationale à modérer l’intensité des opérations militaires israéliennes - comme les Etats-Unis semblaient être parvenus à le faire le 18 décembre 2023 [36] - se montreront déterminants dans le contrôle de l’escalade sécuritaire en Cisjordanie.
Bibliographie :
– ALLEGRA, Marco, HANDEL, Ariel, et MAGGOR, Erez (ed.). Normalizing occupation : The politics of everyday life in the West Bank settlements. Indiana University Press, 2017.
– ROUHANA, Nadim N. et SABBAGH-KHOURY, Areej. Settler-colonial citizenship : Conceptualizing the relationship between Israel and its Palestinian citizens. Settler Colonial Studies, 2015, vol. 5, no 3, p. 205-225.
– SINGER, Joel. West Bank Areas A, B and C–How Did They Come into Being ?. International Negotiation, 2021, vol. 26, no 3, p. 391-401.
Emile Bouvier est chercheur indépendant spécialisé sur le Moyen-Orient et plus spécifiquement sur la Turquie et le monde kurde. Diplômé en Histoire et en Géopolitique de l’Université Paris 1 - Panthéon-Sorbonne, il a connu de nombreuses expériences sécuritaires et diplomatiques au sein de divers ministères français, tant en France qu’au Moyen-Orient. Sa passion pour la région l’amène à y voyager régulièrement et à en apprendre certaines langues, notamment le turc.
