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Entretien avec Tewfic Aclimandos - L’Égypte et ses frontières

Par Simon Fauret, Tewfic Aclimandos
Publié le 15/09/2015 • modifié le 17/11/2015 • Durée de lecture : 10 minutes

Egyptian President Abdel Fattah el-Sisi (L) and Sudan’s President Omar al-Bashir ® are seen during a welcoming ceremony at Hartum Airport in Khartoum, Sudan on March 23, 2015.

Ebrahim Hamid / Anadolu Agency / AFP

De 1899 à 1956, le Soudan a été administré conjointement par l’Egypte et le Royaume-Uni. Comment les dirigeants égyptiens percevaient-ils alors le territoire soudanais ? Parallèlement, quelle opinion les Soudanais avaient-ils de leurs administrateurs ?

D’abord, le pays a été plutôt géré par la Grande-Bretagne que par les Egyptiens. Cela s’est aggravé dans la seconde moitié des années 20 du siècle précédent. Plus généralement, les dirigeants égyptiens considéraient le Soudan comme étant la propriété de l’Égypte ou son prolongement. Ils connaissaient très mal le pays – l’équipe qui prend le pouvoir en 1952 découvrira la pauvreté et la rareté du savoir étatique sur le Soudan. Et ce malgré le fait que beaucoup (dont Nasser) avaient servi là-bas, voire y étaient nés, ou encore malgré le fait que certains dirigeants étaient issus de mariages mixtes. Dans les années trente et quarante, plusieurs rounds de négociations avec les Britanniques ont achoppé sur la question du Statut du Soudan. Avant 1952, la position des politiques et des diplomates égyptiens étaient indéfendable : ils réclamaient pour l’Égypte l’indépendance et le retrait des troupes britanniques et niaient le droit soudanais à l’autodétermination. Nasser reconnaîtra ce dernier mais tentera, en vain, de convaincre les Soudanais de rester « unis » à l’Égypte. Les Soudanais, eux, pouvaient aligner les griefs – la méconnaissance de leur spécificité par l’Égypte, le portrait brossé par le cinéma et la littérature égyptiens, hégémoniques à l’époque dans le monde arabe, toutes formes de racisme ordinaire légitimant des prétentions impérialistes – et eux connaissaient leur voisin du Nord relativement bien. Je ne veux pas trop noircir le tableau : il y avait des mariages mixtes, les personnes échangaient, se connaissaient – et s’appréciaient.

Quelles ont été les relations entre l’Egypte et le Soudan après leur indépendance dans les années 1950 ?

Evidemment, leur qualité (amicales, inamicales, hostiles) dépend beaucoup des régimes et des chefs d’État. Les relations avec les dirigeants issus de la confrérie de la mahdiyya ne sont pas bonnes et celles avec le président islamiste Bashîr plutôt mauvaises voire très mauvaises, même si on s’efforce de ne pas franchir certaines lignes rouges. En revanche, les relations avec le président Nimeiri, dans les années 70 et au début des années 80, ont plutôt été bonnes et le Soudan est l’un des rares pays arabes à ne pas avoir rompu les relations diplomatiques avec l’Égypte au lendemain de la signature des accords de paix avec Israël. Quelques constantes : le Soudan, du fait de la dépendance égyptienne à l’égard des eaux du Nil, est une priorité absolue et la politique du Caire, vue de Khartoum, peut souvent être perçue comme intrusive. Les nord Soudanais ont vu d’un mauvais œil le rapprochement, à partir de 2005, avec le Sud ou les contacts égyptiens avec les rebelles du Darfour – mais les Egyptiens affirment qu’ils souhaitaient aider les efforts pour une solution, non embêter Khartoum. En sens inverse, les diplomates égyptiens se plaignent de ne découvrir que très tard les initiatives soudanaises (en 2007, la demande de médiation du Qatar dans le conflit du Darfour).

Les relations avec le Soudan sont gérées par la présidence, le GIS (la DGSE locale), le ministère de la Défense, le ministère de l’Irrigation, le ministère des Affaires étrangères. D’autres ministères jouent aussi un rôle : l’Education, la Culture, l’Agriculture. Quelques projets d’intégration économique des deux économies ont été lancés, relancés, mais n’ont pas été menés à bien. Comme d’ailleurs le projet dit du « Canal de Jongley », abandonné depuis quelque temps. Il y a une université égyptienne à Khartoum. Un contentieux frontalier oppose les deux pays et le Soudan « réactive » périodiquement le dossier (sur cette question, le droit international donne raison à l’Égypte). L’Egypte a toujours redouté une partition du Soudan, s’est longtemps efforcée de la prévenir, en prodiguant « conseils » (rarement ou jamais suivis) et aide, en proposant des médiations (qui ont pu aider ou irriter), mais elle a fini (à partir de 2005) par la considérer inéluctable, s’y résigner et s’y préparer, en développant des liens avec le Sud. La communauté de « politique étrangère » égyptienne a considéré que la politique des gouvernements successifs de Khartoum avait rendu inéluctable cette solution. A plusieurs moments, les relations du Caire avec le Sud étaient meilleures qu’avec le Nord…

Enfin, l’Égypte redoute toujours qu’une plus grande utilisation par le Soudan des eaux du Nil ne compromette sa propre part des eaux ou encore que le Soudan s’allie à l’Éthiopie contre elle dans les négociations relatives au fleuve. Il convient d’ajouter cinq points : a) les frères musulmans égyptiens étaient en faveur d’une partition, pour lever les objections à une application de la shari’a b) les questions sécuritaires sont une source d’inquiétudes, d’animosité et de rancoeurs tenaces : le Soudan a hébergé des jihâdistes égyptiens, a été impliqué dans une tentative d’assassinat de Mr Moubarak en 1995, et l’Egypte apprécie peu l’appui constant apporté par Khartoum aux islamistes de la région. De surcroît, le gouvernement soudanais s’est avéré incapable de sécuriser/contrôler son littoral et ses côtes, ce qui a favorisé toutes sortes de trafics, y compris celui d’armes. Les navires déposent leurs marchandises sur la côte soudanaise et celle-ci fait ensuite route vers sa destination, qui peut être l’Égypte ou Gaza (et donc transiter par l’Égypte). C) le sud égyptien (la Nubie) a beaucoup plus de relations avec le Soudan que le Nord, et le connaît beaucoup mieux. D) là où les questions soudanaises ont souvent compliqué les relations de l’Égypte avec les pays de la Corne de l’Afrique ou d’Afrique centrale. E) les troupes égyptiennes ont été une composante importante des forces internationales ou continentales déployées dans le pays pour le maintien de la paix.

Quelle a été la position de l’Egypte par rapport à l’indépendance du Soudan du Sud en 2011 ?

Cette indépendance a longtemps été un cauchemar à conjurer, parce que les autorités du Caire estimaient que ce nouvel État serait, par la force des choses et de la géographie, un allié d’Israël – et une des priorités était d’empêcher ce dernier de maîtriser ou de mettre en danger la « part » égyptienne des eaux du Nil (dans ses mémoires, l’ancien chef de la diplomatie Ahmad Abû-l Ghayt estime que les médias ont surestimé ce péril et que l’Égypte a toujours été beaucoup plus présente que l’État hébreu dans les pays riverains du Nil – l’exception possible étant l’Éthiopie et l’Ouganda). Mais les décideurs égyptiens ont compris à temps que cette indépendance était inéluctable et s’y sont préparés, en veillant notamment à développer les liens et la coopération, à intensifier la présence égyptienne sur le terrain et à rester un médiateur impartial entre le Nord et le Sud. Le calcul était d’inciter le Sud à refuser la sécession et si cela ne « marchait pas », ce qui était considéré comme certain, d’avoir de bonnes relations avec lui. Construction de centrales électriques, d’un grand dispensaire/hôpital, d’écoles, bourses pour étudiants du sud, coopération sécuritaire, ouverture d’un bureau de représentation du sud au Caire et d’un consulat égyptien à Juba (avant la sécession) … Une gigantesque bavure de la police égyptienne contre des migrants sud soudanais (janvier 2006) squattant une place d’un quartier résidentiel du Caire, se soldant par des dizaines de morts, a failli compromettre tous ces efforts, mais l’orage est passé. Le président Moubarak a effectué en novembre 2008 une visite à Juba. L’Egypte a relancé en 2009/2010, lors de discussions avec Mr Kir, l’idée du Canal de Jongley, mais les tensions entre le Sud et le Nord, d’une part, et les troubles au Sud ont très fortement compromis la possibilité de le creuser.

Quelles sont les relations entre le président égyptien Abdel Fatah al-Sissi et ses homologues du Soudan (Omar al-Bashîr) et du Soudan du Sud (Salva Kiir) ?

Omar al-Bashîr est un islamiste, que beaucoup de membres de la « communauté de politique étrangère » égyptienne considèrent comme un criminel retors mais pragmatique. Mais l’Égypte ne peut s’offrir le luxe de s’aliéner le Soudan et ménage donc le président soudanais, l’aide en espérant en retour son appui dans les négociations sur le Nil et l’arrêt des livraisons d’armes aux divers islamistes de la région à partir du Soudan. Je ne sais pas, en ce qui concerne Salva Kiir, même si je pense que les mêmes considérations jouent. Si j’ai entendu s’exprimer de nombreux acteurs égyptiens sur le président Bashîr, ils sont moins diserts en ce qui concerne Kiir. Ils pensent qu’il se méfie de l’Égypte mais s’efforce d’être constructif. Et qu’il n’a pas su « conserver » la paix civile au Sud, sans être le seul responsable du désastre.

Quelles sont aujourd’hui les principales sources de discorde entre les deux pays ? Au contraire, dans quels domaines parviennent-ils le mieux à coopérer ?

Le nil, l’attitude à l’égard des tentatives d’instauration de la paix en interne et avec les états frontaliers, le trafic d’armes sont à la fois des sources de coopération et de conflit. L’attitude à l’égard des islamistes est une source de divergences majeures. Soyons clairs : l’Égypte ne cherche pas, en soi, à s’ingérer dans les affaires intérieures du pays. Elle a longtemps cherché à prévenir la partition du Soudan et a suspecté le pouvoir soudanais soit de ne pas voir le danger soit de s’en accommoder.

Quelles étaient les relations entre l’Egypte et la Libye avant l’arrivée au pouvoir du colonel Kadhafi en 1969 ?

Tièdes, au mieux. La Libye devient indépendante alors que les Officiers libres viennent d’accéder au pouvoir. Les orientations politiques de la Monarchie (conservatrice, pro américaine) ne sont pas celles du raïs et la Libye accueille des bases militaires occidentales. Mais les deux régimes éviteront les conflits ou les contentieux sérieux.

Quelles ont été les causes et les conséquences de la guerre égypto-libyenne en juillet 1977 ?

En un mot, l’animosité personnelle entre les deux présidents explique cette guerre mineure. Kadhafi multiplie les gestes hostiles pendant la première moitié de 1977 : expulsion de main d’œuvre égyptienne par centaines de milliers, tentative par les « masses libyennes » (des dizaines de milliers de militants) d’entrer en Égypte pour « imposer l’unité », bombardement de la ville frontalière d’al Sullûm. La mission diplomatique égyptienne est attaquée par la foule et vice versa. Les deux armées s’affrontent, l’armée égyptienne prend vite le dessus mais une médiation du président Boumediene débouche sur un arrêt des hostilités. Ce « round » est l’un des premiers signes de l’hostilité croissante qui oppose modérés et faucons arabes.

Quelle a été l’évolution des relations égypto-libyennes pendant la présidence de Kadhafi (1969-2011) ?

Kadhafi se considérait proche de Nasser, son élève – et le raïs le considérait avec un mélange d’affection et d’irritation, le décrivant comme enthousiaste, inexpérimenté, encombrant. Il disait que Kadhafî ressemblait à ce que lui, Nasser, était, quand il était adolescent puis jeune – compliment ambivalent, un peu méprisant. Le commandant de la révolution libyenne avait proposé à Nasser de liquider certains chefs d’État arabes qu’il prenait pour des traitres. Sous Sâdâte, qui l’appelait en privé « le gâcheur des plaisirs », les relations furent initialement bonnes, mais devinrent vite très mauvaises, Kadhafi tentant d’imposer une union à une Égypte qui n’en voulait pas. Il multipliait les rencontres avec les communautés diplomatiques et intellectuelles égyptiennes… et alignait les gaffes. Il fut vexé par le fait que Sâdâte ne l’avertit pas de ses plans en 1973.

Sous Moubarak, les relations ont connu des hauts et des bas. D’une part les liens économiques et culturels qui les unissaient étaient nombreux : investissements importants de la Libye en Égypte, mains d’œuvre immigrée (un million d’Égyptiens en Libye), étudiants. De nombreux entrepreneurs égyptiens ont construit leur fortune (au moins au départ) en Libye, entre autres en profitant des opportunités offertes par une politique monétaire libyenne absurde. Des régions entières du Sud égyptien dépendaient, pour leur survie économique, du travail saisonnier effectué en Libye par leurs fils. D’autre part, le pouvoir égyptien était exaspéré par l’inimitié éprouvée par Kadhafi à l’encontre du principal allié égyptien, l’Arabie saoudite. La haine du colonel était viscérale, le rencontrer était se condamner à l’entendre vitupérer contre la famille régnante saoudienne pendant des heures. Il fallait constamment veiller à ne pas laisser le dirigeant libyen compromettre ces liens. Il lui arriva de signaler en public que tel ministre égyptien lui avait dit telle chose sur tel prince du Golfe… ce genre de choses. Enfin, le colonel désapprouvait la liberté des médias sous la présidence Moubarak… mais finançait certains organes de presse et journalistes nassériens. Le chef de l’État égyptien mettait en garde, quant à lui, ses subordonnés contre la tentation de ne pas prendre au sérieux le colonel – ce dernier savait ce qu’il faisait, même si sa logique était quelquefois difficile à restituer. Les liens économiques contraignaient l’Égypte à se contenter de limiter la casse. Ces liens économiques expliquent aussi pourquoi beaucoup de Libyens proches de l’ancien régime se sont réfugiés en Égypte après la chute de Kadhafi, dossier qui a pesé dans les relations entre les deux pays en 2011 et 2012 et on parle beaucoup moins aujourd’hui.

L’Egypte a souvent été exaspérée par la gestion libyenne du « voisinage », soit le Soudan et le Tchad, qu’elle considérait déstabilisatrice et bornée. Ce qui n’empêchait pas Le Caire d’avoir quelquefois recours à la médiation libyenne.

Pendant les dix dernières années de la présidence Moubarak, les relations peuvent toutefois être qualifiées de stratégiques.

Aujourd’hui, la Libye est divisée en deux gouvernements : celui de Tobrouk, reconnu par la communauté internationale, et celui de Tripoli, appuyé par les milices islamistes Fajr Libya. Le pays doit également faire face à la menace de l’Etat islamique, implanté notamment à Syrte et dans une partie de Benghazi. Quelle est donc la politique du gouvernement égyptien concernant la situation en Libye ?

La frontière égypto-libyenne est certainement un souci majeur, comme l’implantation de Daech sur le littoral libyen, à proximité de cette dernière. L’Egypte appuie le gouvernement de Tobrouk, c’est clair, mais ne veut pas être « attirée » dans le guêpier libyen – sans toutefois exclure cette possibilité si elle s’avère nécessaire pour sécuriser les frontières et/ou si un mandat international est délivré – ce ne sera pas le cas. Elle n’est pas opposée à une solution politique, mais préfère que le rapport de forces, dans le gouvernement d’union nationale, reflète les résultats électoraux et non la situation militaire, autrement dit que les islamistes n’aient pas « la moitié du gâtrau ». Elle a organisé des réunions entre adversaires libyens, dans la plus grande discrétion. Elle s’efforce de développer des liens avec les tribus, notamment avec celles hostiles à l’islam politique. Le printemps dernier, les chercheurs en poste au Caire ont eu l’impression qu’une intervention était discutée avec Rome et Paris, mais les deux pays européens ne peuvent et ne veulent déployer des forces terrestres et l’Égypte, qui a gardé un très mauvais (mais salutaire) souvenir de son aventure yéménite des années 60, est handicapée par le nombre de fronts pouvant s’embraser (Sinaï, Yémen, frontière nord de l’Arabie saoudite) et par la forte présence de migrants égyptiens en Libye. Il n’est pas impossible que la livraison américaine de matériel de surveillance des frontières ait permis aux nombreux adversaires d’une intervention de faire prévaloir leur point de vue. Pour Le Caire, la priorité est la construction d’une armée nationale libyenne. En ce qui concerne Haftar, sa position est moins claire : l’Égypte l’appuie mais, en « off », se dit consciente de ses limites. Elle sait aussi qu’à l’est nombreux sont ceux qui lui sont reconnaissants d’avoir ramené un peu de sécurité dans plusieurs régions… et qu’il est un personnage controversé, beaucoup plus que d’autres anciens militaires libyens. Le dossier libyen est un des principaux points de discorde entre Le Caire et Washington.

Publié le 15/09/2015


Tewfic Aclimandos est politologue et historien égyptien. Docteur d’Etat de l’IEP de Paris, (thèse sur les officiers activistes de l’armée égyptienne : 1936/54). Chercheur ou chercheur associé au CEDEJ de septembre 1984 à août 2009, il est au collège de France depuis octobre 2009. Ses travaux portent sur l’histoire de l’Egypte depuis le traité de 1936, notamment sur le mouvement des Officiers libres, Nasser (biographie en préparation), l’armée égyptienne, les Frères musulmans et la politique étrangère de l’Egypte.


Simon Fauret est diplômé de l’Institut d’Etudes Politiques de Toulouse (Relations internationales - 2016) et titulaire d’un Master 2 de géopolitique à Paris-I Panthéon Sorbonne et à l’ENS. Il s’intéresse notamment à la cartographie des conflits par procuration et à leurs dimensions religieuses et ethniques.
Désormais consultant en système d’information géographique pour l’Institut national géographique (IGN), il aide des organismes publics et privés à valoriser et exploiter davantage les données spatiales produites dans le cadre de leurs activités (défense, environnement, transport, gestion des risques, etc.)


 


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