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Hichem Djaït est né le 6 décembre 1935 à Tunis. Il fait ses études secondaires au Collège Sadiki et obtient son agrégation d’histoire à Paris en 1962. Il est docteur en lettres et sciences humaines en 1981. Il est actuellement professeur émérite à l’université de Tunis.
Il publie en 1974 La personnalité et le devenir arabo-islamiques, puis L’Europe et l’islam en 1978, ouvrages dans lesquels il s’intéresse déjà à l’islam primitif ainsi qu’à l’islam du Moyen Âge. Dans cette première partie de son œuvre, H. Djaït entend toutefois saisir la dynamique du monde arabo-musulman dans ses liens avec l’Occident pour aider la compréhension de leurs rapports contemporains. Dans son introduction à L’Europe et l’islam, il évoque en effet la situation contemporaine à travers l’expression de « confrontation des civilisations ».
La Grande Discorde, ouvrage plus tardif (publié en 1989) a pour objet de retracer l’histoire de l’islam primitif. Il s’agit d’étudier les liens entre religion et politique dans cette période perçue par l’auteur comme une « matrice » du monde arabo-musulman. Dans son introduction, Hichem Djaït annonce l’esprit de son étude : « la problématique des rapports entre religion et politique, dans la dynamique de la Fitna-Discorde, a été tout au long de cet ouvrage le centre de mes préoccupations » (p. 13). Pour ce faire, il rapporte de nombreux faits, parfois extrêmement détaillés, et retrace la chronologie de l’islam des origines. Il respecte ainsi assez scrupuleusement la chronologie que l’on pourrait qualifier de « califale » dans la mesure où son récit est celui des diverses successions et des conflits que celles-ci ont pu provoquer.
Le projet d’écriture de H. Djaït est donc de retracer les événements de la Fitna, la « Grande Discorde », cette période de cinq ans durant laquelle la Umma s’est déchirée. Il entend montrer, comme il le dit dans son introduction que « le religieux et le politique sont entremêlés » (p. 14). Il ajoute ensuite : « de ce religieux investi dans le politique, chacun des protagonistes a sa propre interprétation » (p. 14). Ce postulat fonde la méthode qu’il adopte. Dans la mesure où il s’intéresse aux acteurs historiques en propre et à leur « interprétation », il adopte une démarche compréhensive.
Dans cette première partie, H. Djaït s’attache d’abord à décrire l’environnement social dans lequel est né l’islam, et notamment les structures tribales de la Jahiliyya. Il rappelle le caractère désertique de l’Arabie et la position marginale que les Arabes, définis par leur nomadisme, ont occupée dans l’histoire de l’Orient. Dans cette zone, les individus étaient organisés en clan (‘ashira), au-dessus duquel il y a avait la tribu, celle-ci se substituant largement à l’Etat. H. Djaït s’intéresse ensuite aux pratiques religieuses de ces Arabes d’Arabie, à travers la Din al-‘Arab, « polythéisme sans panthéon organisé ». Après ce rappel des structures tribales de l’Arabie de la Jahiliyya, l’auteur s’intéresse à la naissance de la religion. Il rappelle que le Prophète est issu de la tribu de Quraysh, ce qui le rend particulièrement légitime pour parler de religion et de politique. Il est important pour lui de distinguer la phase mecquoise, de prédication religieuse, qui s’inscrit dans le « développement de la spiritualité monothéiste », de la synthèse politico-religieuse future à Médine, « qui répondait au besoin de dépasser une marginalité locale, celle de l’Arabie, en y introduisant le principe d’Etat ». La prédication initiale n’avait pas de buts politiques. H. Djaït se demande après ce constat pourquoi l’humanité avait besoin d’un nouveau Prophète et il avance que l’islam a permis d’insister sur « l’unicité et la transcendance divines », grâce au Qur’an, puisque Dieu y est incarné dans la parole transcendante.
Il s’intéresse par la suite aux aspects politiques de la question à travers la construction de l’Etat islamique. Après avoir rappelé que le pouvoir prophétique naît de l’émigration, hijra, l’Hégire, il montre que cette rupture avec le milieu d’origine a pour corollaire un « tournant dans la conception même de la prophétie convertie désormais à la politique et à la guerre ». L’auteur insiste ainsi sur l’importance de la Bataille de Badr pour la consolidation du pouvoir du Prophète, avant de parler du Khandaq, phase de violence qui rompt avec ce que connaissaient les tribus des Arabes, lesquelles perçoivent désormais le pouvoir prophétique comme tout-puissant. Après la reddition de La Mecque, s’opère une sujétion politique des tribus.
Après la mort du Prophète, se pose la question de sa succession, qui va se résoudre avec la fondation du califat. Le calife est ainsi le chef de la communauté islamique et, dans la mesure où la communauté se fonde sur le religieux, son pouvoir est religieux. Abu Bakr est le calife ; il impose l’islam par la force à toute l’Arabie d’une part, et il lance la conquête d’autre part. Il entendait par là concrétiser les intentions du Prophète.
Après la mort de Abu Bakr, c’est ‘Umar qui accède au califat. Ce dernier met au point la shura, c’est-à-dire la « consultation », procédure par laquelle six Compagnons du Prophète sont chargés d’élire parmi eux le prochain calife. H. Djaït décrit ainsi son califat comme une période de « concentration des richesses », caractérisée par le clientélisme et le favoritisme. Ceci va provoquer le mécontentement des populations, lequel n’a été possible selon l’auteur que parce que le sentiment islamique s’était ancré. L’islam n’était pas seulement une croyance, c’était aussi un « ordre social », un « système de valeurs » et une « communauté ».
L’auteur s’intéresse par la suite aux qurra’ qu’il définit comme ceux qui récitent le Qur’an. Il insiste sur le fait qu’il ne s’agit pas de professionnels spécialisés mais qu’ils sont des guerriers comme les autres. Ils sont dotés d’un certain prestige. Le Qur’an n’est pas seulement un phénomène religieux, c’est aussi un phénomène social. C’est ce que l’auteur semble dire quand il considère que « le Qur’an a remplacé la poésie, il s’est substitué à la culture anthropologique des Arabes issus de la Jahiliyya » (p. 163).
H. Djaït s’intéresse par la suite plus particulièrement à l’épisode du meurtre de ‘Uthman. Selon lui, une première phase pacifique existe, durant laquelle ‘Uthman s’engage à des changements devant les insurgés. Il les aurait selon eux trahis, ce qui provoque leurs recours à la force. Les insurgés procèdent au siège de la maison de ‘Uthman pendant 40 jours. Ils discutent alors de la « licéité » du sang de ‘Uthman. Peuvent-ils tuer un musulman, et qui plus est un calife ? Il sera finalement assassiné et ‘Ali élu calife.
L’auteur commence par faire le constat d’un profond malaise dans la conscience islamique après le meurtre de ‘Uthman. L’idée que le meurtre de ‘Uthman était un scandale dominait alors. Ainsi, malgré sa légitimité évidente, ‘Ali est combattu. Mais l’opposition qui lui fait face est plus une force positive, pour la mémoire de ‘Uthman, qu’un mouvement négatif, contre lui. Se constitue alors la triade du Chameau, avec ce que H. Djaït appelle « la levée de ‘A’isha ». La veuve du Prophète réunit autour d’elle deux éminents Compagnons du Muhammad, Talha et Zubayr, pour contrer ‘Ali. Talha et Zubayr, qui ont donné leur bay’a (allégeance) à ‘Ali, considèrent que celui-ci la leur a extorquée par la force. Ce trio s’installe à Basra. ‘Ali est quant à lui soutenu par Kufa.
Une bataille de grande ampleur a lieu. Elle est symboliquement importante puisqu’elle oppose la veuve du Prophète à son cousin qui a presque le statut de frère. La bataille s’articule autour de ‘A’isha elle-même. Talha et Zubayr sont tués et c’est lorsque le chameau sur lequel est assise ‘A’isha est tué que la bataille prend fin. Le chameau est ici pour l’auteur la « bête sacrificielle par excellence ».
H. Djaït s’intéresse ensuite à ce qu’il appelle « l’épopée de Siffin ». Après sa victoire sur la « triade du Chameau », ‘Ali doit faire face à une nouvelle opposition, celle de Mu‘awiya. L’auteur interroge ainsi la notion de « uthmaniyya » qui désigne les Compagnons ayant soutenu ‘Uthman en se demandant si Mu‘awiya peut s’apparenter à cette catégorie.
Ce dernier gouverne le Sham, c’est-à-dire l’ensemble syrien. Il est membre de la tribu de Quraysh et l’élection de ‘Uthman lui avait redonné l’espoir d’un retour des Omayyades au pouvoir. ‘Ali sent le conflit approcher, selon Djaït, et tente de rallier l’Egypte à sa personne. L’auteur insiste ensuite sur l’ambigüité de ‘Ali qui ne prend pas de position nette sur l’assassinat de ‘Uthman. Il continue avec le récit de la constitution des forces respectives de ‘Ali et de Mu‘awiya. Le premier parvient à rassembler les Kufiotes, au moins la moitié des gens de Basra et la totalité des Ansar. Face à cette Umma réunifiée, le monde syrien de Mu‘awiya se dresse. Djaït procède ensuite au récit même de la Bataille de Siffin, en notant qu’elle a été « le plus grand rassemblement arabe jamais vu dans l’histoire » (p. 305). Il note son caractère violent et montre comment les hommes tombent les uns après les autres. Il achève ce récit de la même façon qu’il avait achevé le récit de la bataille du Chameau. Cette dernière avait pour symbole le Chameau, l’animal. Ici, le symbole est pour Djaït le Livre, que brandit Mu‘awiya. La bataille cesse, en réponse à « l’appel du Livre ».
Après l’arrêt des combats, la question de l’arbitrage par le livre survient. L’auteur discute ici les diverses traditions, et notamment celle de Abu Mikhnaf, selon laquelle ‘Ali aurait arrêté les combats sous la pression des qurra’. Dans la mesure où ces derniers étaient selon Djaït minoritaires, il n’est pas possible de suivre cette tradition. Par la suite pourtant, il y a une scission dans l’armée irakienne. Les qurra’ se repentent d’avoir accepté la paix. Puis, les muhakkima se forment en mouvement séparatiste. Contre ce mouvement, se définit la shi’a, la voie de ‘Ali. Pour les muhakkima, il fallait tuer ‘Uthman, de même qu’il fallait combattre les gens du Chameau, et qu’il faut continuer à combattre pour le Livre. Leur attitude est pour l’auteur un témoin de l’empire de la religion sur la politique. C’est donc un courant interne au groupe de ‘Ali qui s’oppose désormais à lui.
L’auteur s’intéresse par la suite à ce qu’il appelle la « conférence de l’arbitrage », qui désigne une réunion ayant eu lieu à Adhruh, pendant laquelle se réunissent deux arbitres, Abu Musa, représentant de ‘Ali, et ‘Amr, représentant de ‘Uthman. Ils ne parviennent pas à un accord et leur arbitrage s’achève dans la confusion. La vacance du pouvoir califal pose problème, et c’est pour Djaït un problème insoluble qui fait de l’arbitrage une « affaire de pure forme qui justifiait l’arrêt des combats » (p. 338).
L’auteur évoque par la suite le massacre des kharijites. Ils exigent alors de ‘Ali que celui-ci reconnaisse son infidélité et s’en repente. C’est une véritable rupture que l’on ne peut comprendre que si l’on comprend que la logique kharijite du repentir (takfir) s’est mise en place dès le meurtre de ‘Uthman. Il n’y a là pour Djaït rien de politique ; c’est même « la négation du politique (…) qu’on hésite à qualifier de religieuse » (p. 345). Les kharijites, appelés à se rendre à Nahrawan, rencontrent sur leur chemin Ibn Khabbab, fils d’un Compagnon du Prophète, qu’ils assassinent. ‘Ali demande que les assassins lui soient livrés, puis les kharijites en cœur répondent qu’ils sont tous meurtriers. S’ensuit la bataille dite de Nahrawan, durant laquelle les kharijites sont massacrés, même si le terme de « massacre » est pour Djaït excessif. Mu‘awiya voit dans cet événement une preuve de l’affaiblissement du pouvoir de ‘Ali. L’autorité de ‘Ali en Irak se dissout, et c’est à ce moment que commence une « lutte pour le pouvoir ».
H. Djaït entend d’abord décrire « l’extension du domaine de Mu‘awiya ». Il commence dans cette partie par évoquer deux traditions historiques. La première voit dans Nahrawan le tournant de la Fitna tandis que la seconde voit ce tournant dans l’arbitrage à Adhruh. Djaït perçoit surtout l’arbitrage comme ce qui a d’une part entériné les contradictions internes au camp de ‘Ali, provoquant son affaiblissement, et ce qui a d’autre part légitimé Mu‘awiya.
L’auteur s’intéresse ensuite à la prise de l’Egypte par Mu‘awiya. Il montre que ce territoire était le prolongement naturel de Mu‘awiya. Ce dernier va s’appuyer sur les uthmaniyyas d’Egypte, lesquels n’étaient pas au départ ses farouches partisans. Il finit par parler d’eux comme de sa shi‘a. ‘Ali finit par perdre l’Egypte, mais ce n’est pas une perte colossale pour lui dans la mesure où elle était surtout une périphérie. Cela entame toutefois son autorité.
H. Djaït s’emploie ensuite à décrire la « captation du pouvoir par Mu‘awiya ». Il s’intéresse dans un premier temps à l’assassinat de ‘Ali. Il note que celui-ci est le dernier des califes « biens guidés », et entend dépasser des questions modernes qu’il juge mal posées. Certains se demandent en effet comment ont pu cohabiter cette « bonne guidance » (p. 444) et le déferlement de violence qui caractérise cette période, à l’endroit des califes au premier chefs, puisque tous jusqu’à ‘Ali, à l’exception de Abu Bakr, sont assassinés. Djaït considère que « l’islam a discipliné et finalisé la violence arabe » (p. 445). On se décide à ce moment difficilement à la violence, dans la mesure où le Qur’an interdit tout meurtre d’un croyant, mais une fois qu’on n’est obligé d’en user, « on n’hésite pas » (p. 446). ‘Ali a ainsi été tué par un kharijite, le souvenir de Nahrawan étant prépondérant dans la mémoire kharijite.
La Discorde s’achève six mois après la mort de ‘Ali. Ce ne sont pas des victoires militaires mais des faits politiques qui permettront la victoire de Mu‘awiya. À la mort de ‘Ali, c’est son fils, Hasan, qui est le calife naturel. En plus d’être le fils du calife tué, il est le petit-fils du Prophète par sa mère. Mu‘awiya juge Hasan jeune et ignorant. S’opposent ainsi deux califes pour une seule Umma. Mu‘awiya envahit l’Irak. Hasan suit son entourage et mobilise ses troupes mais il fait rapidement volte-face en exprimant des velléités de paix avec Mu‘awiya. C’est l’un d’eux qui attaque Hasan. Celui-ci va survivre et renoncera finalement au califat, en accordant sa bay‘a à Mu‘awiya. Il a fait ce geste pour maintenir l’unité de la Umma et il est impropre, selon Djaït, de le voir comme un lâche. De fait, la Discorde s’achève et la Umma est réunifiée.
L’ouvrage de H. Djaït tient donc ses promesses dans la mesure où c’est en s’engouffrant dans l’atmosphère du temps, en se mettant presque à la place des acteurs historiques qu’il étudie, fidèle en cela à sa méthode « compréhensive », qu’il retrace l’histoire de cette Fitna. Le fil directeur de cet ouvrage, comme nous espérons l’avoir montré, est bien celui des rapports entre politique et religieux. L’auteur montre comment le politique est tantôt dominant, tantôt absorbé par le religieux, et comment cette dialectique structure les rapports entre les différentes parties en présence, notamment à l’intérieur même des grands clans (avec le cas des kharijites par exemple).
Hichem Djaït, La Grande Discorde, Religion et politique dans l’Islam des origines, Paris, Folio, 2008.
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