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La ville de Jerash, en Jordanie, est considérée comme l’un des sites de la Rome antique les mieux conservés du Proche-Orient. D’ailleurs, bien qu’elle soit située dans une vallée, et non à proximité d’un volcan, on la surnomme parfois « Pompéi du Moyen-Orient » du fait du niveau de préservation et de la taille de la cité.
Située aujourd’hui à 48 km au nord de la capitale Amman, elle appartenait à la Décapole [1], et semble avoir été l’une des villes les plus importantes de ce groupement. De par son emplacement géographique et son histoire dans l’Antiquité, Jerash a connu de nombreuses influences, comme le montre le nom de la ville, qui a évolué selon les époques : « Garshu » pour ses premiers habitants sémitiques, on la retrouve dans les sources grecques et latines sous le même nom, mais hellénisé en « Gérasa », avant que les Arabes ne la nomment « Jerash », dont le nom perdure jusqu’à aujourd’hui.
La question des origines de la ville reste encore sans réponse. Il semblerait que sous le règne de l’empereur romain Caracalla (188-217), la cité ait cherché à embellir son passé en prétendant avoir été fondée par Alexandre le Grand, comme cela peut se lire sur une monnaie frappée alors : « Alexandre le Macédonien, fondateur de Gérasa ». Mais les travaux archéologiques sur les vestiges hellénistiques n’ont pour l’instant pas pu faire remonter les origines de la ville au-delà du IIe siècle avant J.-C.
Les différents toponymes qui lui sont attribués brouillent un peu plus nos connaissances : la ville aurait hérité son nom « Antioche du Chrysorrhoas » du règne d’Antiochos IV, de la dynastie hellénistique des Séleucides (215-163 av. J.-C.) ; pourtant, jusqu’au IIe siècle apr. J.-C., elle n’aurait utilisé que son nom sémitique « Gérasa » ; et Flavius Josèphe, le premier historien antique à avoir évoqué la cité, la nomme sous ce nom sémitique. Faut-il interpréter cette persistance du nom de « Gérasa » parce qu’une puissante et célèbre ville aurait précédé Antioche du Chrysorrhoas ? A priori, non, car aucune trace n’a été retrouvée d’une forte occupation antérieure. Et pourtant, le toponyme sémitique tend à prouver qu’une agglomération, d’une certaine notoriété, existait déjà avant la fondation de la ville hellénistique.
L’hellénisation du nom sémitique de « Garshu » en « Gérasa » et l’onomastique de ses habitants (d’après les sources littéraires et épigraphiques) attestent de l’identité grecque de la ville. Une idée qui se trouve renforcée avec le culte du dieu Zeus et de la déesse Artémis, qui dominent le panthéon de la cité.
Et pourtant, de par sa situation géographique, Gérasa se développe dans un environnement sémitique, voire arabe (avec l’arrivée des Nabatéens au nord de la Jordanie au IIe siècle av. J.-C.). Le dieu arabique Paqeidas (« le surveillant, le gardien ») y est d’ailleurs vénéré. Maurice Sartre remarque également que le nom de certains notables trahissent une origine indigène : « aussi, malgré le peu de témoignages relatifs à la partie sémitique de la population, la ville ne diffère peut-être pas autant qu’elle le prétend de ses voisines de l’est et du nord [2]. »
Après quelques périodes troubles durant lesquelles la cité passe entre les mains de la dynastie des Hasmonéens (84 av. J.-C.) puis des Nabatéens (73 av. J.-C.), le général romain Pompée (106-48 av. J.-C.) la conquiert en 64-63 av. J.-C., en même temps que la Judée et la Cœlé-Syrie [3]. Il entreprend alors de grands travaux d’aménagement et de restauration, faisant de Gérasa une ville de plus en plus prospère. A cet égard, on peut noter le grand forum ovale, qui fut sans doute le plus grand forum de l’empire romain (90x80 mètres) : élément clé de l’urbanisme romain de la cité en ce qu’il fait jonction entre le cardo maximus [4] et le temple de Zeus, il s’agit là sans doute du monument le plus impressionnant du site Gérasa.
Les activités commerciales de la cité sont davantage florissantes encore quand, en 106 apr. J.-C., sous l’empereur Trajan, le royaume nabatéen est annexé dans la nouvelle province d’Arabie : avec la Via Nova Traiana, construite en 112-114, et qui va de Syrie à Aqaba, les échanges commerciaux s’accroissent encore plus et participent à l’enrichissement de Gérasa. Ainsi, elle bénéficie de l’importation de granit d’Assouan (en Egypte) pour la construction de temples, par exemple.
La venue de l’empereur Hadrien en 129 accroît encore Gérasa : en effet, en son honneur est érigé un Arc de Triomphe (l’Arc d’Hadrien) au sud de la ville. Mais c’est surtout au IIIe siècle que la cité, habitée par environ 20 000 hommes, atteint son apogée, quand elle devient une « colonie romaine ».
Mais rapidement, le commerce maritime vient supplanter le commerce caravanier : Gérasa, qui se trouve à plus d’une centaine de kilomètres des côtes du Levant, est peu à peu désertée, et connait un lent déclin économique. D’autant plus que, dans le contexte des crises de l’Empire romain au IIIe siècle, plusieurs soulèvements contre les Romains sont à noter, rendant les routes autour de Gérasa de plus en plus dangereuses.
L’évolution de la cité ne s’arrête pas là pour autant : avec la conversion de l’empereur Constantin au christianisme en 330, c’est tout l’Empire byzantin qui est christianisé. Aussi, Gérasa connait l’arrivée de nombreux chrétiens dans la ville entre le Ve et le VIIe siècle : une cathédrale et plusieurs églises, construites avec les pierres de temples païens, témoignent de leur présence ; et Gérasa elle-même devient le siège d’un évêché.
Entre le déclin de l’Empire byzantin et l’invasion par les Perses sassanides en 614, suivie de la conquête musulmane en 636, la vie politique et économique de Jerash est particulièrement bouleversée. A ces troubles politiques viennent bientôt s’ajouter des catastrophes naturelles : une série de tremblements de terre en 747 détruit en partie la cité. La population avoisine alors les 4 000 habitants (contre 20 000 au IIIe siècle), et Jerash n’est bientôt plus qu’un petit village, qui sera peu à peu abandonné.
En effet, au temps des Croisades, d’après les contemporains, l’ancienne cité antique est inhabitée. L’un des seuls points notables est le fait que le temple d’Artémis a été transformé en forteresse par les musulmans, au moment des affrontements contre les Croisés.
C’est en 1806 que l’explorateur allemand Ulrich Seetzen Jasper redécouvre quelques ruines de la cité, enterrée sinon dans le sable, ce qui a aidé à sa préservation. C’est seulement en 1925 que débutent les fouilles pour dégager le site antique, avec une équipe américaine et britannique de l’université de Yale, de la British School of Jerusalem et de l’American School of Oriental Research (ASOR). Reprises en 1980, les fouilles sont désormais menées dans le cadre d’un projet de coopération internationale, le Jerash Archeological Project.
Outre un impressionnant site pour le tourisme, la cité antique est également le lieu du Jerash Festival for Culture and Arts, mis en place par la reine Noor de Jordanie en 1981 : de la fin du mois de juillet au début du mois d’août, le site archéologique se transforme en une grande scène pour diverses performances artistiques (chants, musique folklorique, poésie, orchestres symphoniques, ballets, pièces de théâtre…).
Bibliographie :
– Stefania Belloni, Jerash : Spuren vergangener kulturen, Amman, Jordan Distribution Agency, 1996, 64 pages.
– David Leslie Kennedy, Gerasa and the Decapolis : a « virtual island » in northwest Jordan, Londres, Duckworth, 2007, 216 pages.
– Maurice Sartre, D’Alexandre à Zénobie – histoire du Levant antique : IVe siècle avant J.-C.-IIIe siècle après J.-C., Paris, Fayard, 2001, 1194 pages.
Delphine Froment
Agrégée d’histoire et élève à l’Ecole Normale Supérieure de la rue d’Ulm, Delphine Froment prépare actuellement un projet doctoral. Elle a largement étudié l’histoire du Moyen-Orient au cours de ses études universitaires, notamment l’histoire de l’Islam médiéval dans le cadre de l’agrégation.
Notes
[1] Groupe de dix villes, situées principalement à l’Est du Jourdain, rassemblées en raison de leur culture (grecque et romaine), de leur langue, et de leurs intérêts économiques et politiques.
[2] Maurice Sartre, D’Alexandre à Zénobie – histoire du Levant antique : IVe siècle avant J.-C.-IIIe siècle après J.-C., p. 732.
[3] « Syrie creuse », c’est-à-dire, sous l’Antiquité, toute la Syrie à l’exception de la Phénicie. Voir Maurice Sartre, ibid., p. 154.
[4] Le cardo est un axe routier nord-sud, typique du schéma urbain d’une ville romaine. Au cardo s’oppose le decumanus, c’est-à-dire l’axe est-ouest.
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