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L’Iran au Moyen Âge : le règne des Grands Seldjoukides (c/1045-1194)

Par Tatiana Pignon
Publié le 16/11/2012 • modifié le 06/03/2018 • Durée de lecture : 6 minutes

L’établissement du pouvoir seldjoukide en Iran

Les Seldjoukides tirent leur nom de Seldjük ou Saljuq, chef de la tribu oghouze des Kinik qui, au Xe siècle, s’était établie dans l’empire samanide avant de se voir attribuer le Khurâsân [1]. Vers 1027-1028, les petits-neveux de Seldjük, Toghrul Beg et Tchakri Beg Ces deux noms signifient respectivement « Prince Faucon » et « Prince Épervier »., demandent au souverain ghaznévide la permission de reprendre ce fief, délaissé par leur prédécesseur envoyé en Azerbaïdjan ; suite au refus qui leur est opposé, les deux frères, à la tête de hordes nomades bien organisées, entament une véritable guerre de conquête qui culmine en 1040 à Dandanaqan, où ils écrasent les Ghaznévides. La chute de cette dynastie et la prise de l’ensemble du Khurâsân ouvrent alors aux Seldjoukides les portes de l’Iran tout entier. Tandis que Tchakri Beg demeure au Khurâsân, Toghrul Beg occupe en quatre ans tout le nord du pays, s’ouvrant notamment l’accès à l’Irak. Choisissant d’adopter le sunnisme et de se déclarer protecteur du calife abbasside, il se lance à partir de 1048 dans une « guerre sainte » (« jihâd ») contre les Byzantins qui lui permet d’éliminer les Turkmènes menaçant d’envahir l’Iran. En 1055, le calife abbasside lui ouvre les portes de Bagdad, d’où il chasse la dynastie chiite des Bouyides ; il est dès lors le premier monarque d’Orient, surtout après la prise d’Ispahan en 1059.

Son neveu Alp Arslân (dont le nom signifie « Lion-Héros ») lui succède à sa mort en 1063 ; c’est lui, avec son grand vizir [2], qui organise l’État ainsi constitué par Toghrul Beg. Son titre de sultan rappelle son inféodation (davantage symbolique) au calife de Bagdad ; les Seldjoukides, dont le pouvoir est désormais solidement assuré, ne se départiront jamais de leur position de dynastie sunnite, qui se présente comme recours pour le calife en constituant un rempart face au chiisme [3]. Il écrase également définitivement les Byzantins, faisant même prisonnier l’empereur Romain Diogène, en 1071. L’Asie Mineure n’est toutefois pas conquise ; ce n’est qu’une dizaine d’années plus tard qu’elle tombera sous la coupe des Seldjoukides, du fait même de l’empereur Alexis Commène qui, en 1081, donne ainsi la ville de Nicée en fief au sultan Sulayman ibn Kutulmuch (1074-1086), reconnu comme vassal de Byzance, tandis que Malik Shah (1073-1092) succède à Alp Arslan en Iran. Les Seldjoukides se divisent alors en deux branches : ceux du sultanat de Rûm d’une part (qui couvre les anciennes provinces byzantines d’Asie Mineure, sur le territoire de l’actuelle Turquie), et les Grands Seldjoukides d’autre part qui, depuis Bagdad, gouvernent un vaste empire allant de la mer Égée au Turkestan et comprenant l’ensemble du monde iranien, l’actuel Bahreïn et, à partir de 1075 environ, les villes saintes d’Arabie. L’empire seldjoukide est alors à son apogée. Après la mort de Malik Shah, en 1092, s’amorce une période de déclin, due notamment aux conflits qui opposent les atabak [4] dans les provinces, aux nombreux attentats perpétrés par la secte des Assassins, et aux difficultés économiques ; c’est l’attaque de la dynastie mongole des Kara-Khitaï contre le nord de l’Iran, au milieu du XIIe siècle, qui met définitivement à bas la grande puissance turque, même si le dernier prince seldjoukide ne mourra qu’en 1194.

Turcs et Persans : un choc des cultures ?

Pour comprendre les enjeux de l’irruption d’une puissance turque dans l’Iran médiéval, il faut d’abord rappeler la position particulière qu’occupe le monde iranien au sein de l’Empire de l’Islam. Après la conquête arabe du VIIe siècle, l’identité persane avait réussi à se maintenir : à travers le mouvement de la Shu‘ubiya, la langue persane, notamment, avait pu continuer d’exister, et les théoriciens, littérateurs et savants persans avaient pu exercer une forte influence sur le califat abbasside, promouvant ainsi une culture iranienne perçue et revendiquée comme distincte de la culture arabe, même si elle évolue dans la même sphère musulmane. En des temps de non-existence politique autonome, sous domination étrangère, ces références identitaires sont devenues fondamentales pour un monde en quête de survie. Les régimes précédant celui des Seldjoukides avaient permis, notamment par le biais du mécénat, une renaissance culturelle importante – Jean-Paul Roux nomme d’ailleurs cette période « Le réveil de l’Iran » – que vient naturellement menacer l’arrivée d’un nouveau pouvoir étranger. Cette menace se trouve amplifiée par les migrations qui précèdent la conquête seldjoukide : de nombreux nomades turcophones, en s’installant en Iran, modifient « la situation ethnique et linguistique [de la région] comme ses modes de vie [5] ». Si les princes seldjoukides eux-mêmes, islamisés et en voie d’« iranisation », adoptent le persan comme langue officielle et maintiennent la culture iranienne à la place qu’elle occupait avant leur arrivée, ils modifient toutefois des structures sociales anciennes, notamment en éliminant la noblesse iranienne traditionnelle au profit des petits propriétaires terriens, employés comme cadres administratifs. Surtout, la confrontation des deux cultures, turque et persane, a lieu quotidiennement dans l’ensemble du sultanat. L’arrivée de nomades turcs a d’abord pour effet de donner au nomadisme une nouvelle vigueur, alors que la grande majorité des Iraniens était sédentarisée depuis la conquête arabe. Ce phénomène a deux conséquences : d’une part, la ruine de nombreuses cultures et la destruction de forêts, qui modifient durablement le paysage physique du monde iranien ; d’autre part, la revivification du désir d’indépendance de certains clans, qui entraîne la constitution de différentes provinces en Iran. Ensuite, la cohabitation entre Turcs et Persans met au jour des incompatibilités fondamentales, qui peuvent provoquer des tensions importantes : la question de la place des femmes est ainsi récurrente, les femmes turques menant une vie beaucoup plus libre que ne le permet la charia. Enfin, des rapports ambigus, voire contradictoires, lient Turcs et Iraniens. Ces derniers sont considérés par les Turcs, qui pourtant adoptent un grand nombre de coutumes et de référents persans, comme des êtres faibles faits pour servir ; les Iraniens, de leur côté, n’effacent pas l’image des Turcs-esclaves qu’ils ont d’abord connus et gardent une profonde conscience de l’ancienneté et de la supériorité de leur culture propre sur celle des occupants, tout en admirant leur puissance militaire. Enfin, de part et d’autre s’exercent de fortes influences : la culture iranienne et la religion musulmane se diffusent plus ou moins chez les Turcs, tandis que les Iraniens adoptent la pratique de l’art funéraire, du culte des saints, et même les canons de beauté turcs.

La politique religieuse des Seldjoukides

L’un des points les plus marquants de l’ère seldjoukide en Iran est leur politique religieuse, à la fois étonnante au premier abord et assez pragmatique. On a dit que l’adoption du sunnisme avait été en grande partie un calcul politique, qui permettait à Toghrul Beg de s’attirer les faveurs du calife en se déclarant l’adversaire du chiisme. Mais même une fois leur pouvoir établi, les Seldjoukides – qui avaient alors les moyens de se passer du soutien califal – s’en tiennent à cette ligne de conduite : sans chercher à convertir leurs propres hommes, qui conservent longtemps leurs croyances ancestrales, ils combattent pourtant le chiisme avec virulence – chiisme dont l’Iran, rappelons-le, était jusqu’alors l’une des principales terres de prospérité. Hasan Sabbâh (c/ 1036-1124), le fondateur de la secte nizârite des Assassins à la fin du XIe siècle, est ainsi forcé de se réfugier dans les montagnes – où il s’empare avec ses disciples de la citadelle d’Alamut, ce qui lui vaudra son surnom de « Vieux de la Montagne » – en raison des persécutions du pouvoir seldjoukide à son encontre : la politique menée par les sultans explique en grande partie le choix fait par cette secte de l’attentat comme moyen d’action politique, qui les rendra célèbres. Vis-à-vis du soufisme également, les Seldjoukides mènent une politique répressive marquée notamment par l’exécution de grands mystiques comme Shahâb al-Dîn al-Suhrawardî, considéré comme apostat ; sa doctrine présentait en effet le mirâj, c’est-à-dire l’ascension nocturne du Prophète Muhammad, comme le prototype d’une expérience spirituelle que chaque mystique devrait accomplir à son tour ; il fut pour cela accusé de ne pas reconnaître Muhammad comme le « Sceau des Prophètes », le dernier élément de la révélation. Toutefois, la domination seldjoukide est également le temps de création de plusieurs grands ordres religieux dont l’influence à l’échelle internationale est encore grande de nos jours, à l’image des confréries (« tarîqa ») Qadiriyya ou Rifa’iyya.

L’époque des Grands Seldjoukides est donc bien un temps à part dans l’histoire de l’Iran, que l’Histoire a retenue comme une période faste tant sur le plan politique qu’en termes de rayonnement culturel et religieux. C’est surtout le choc des cultures turque et iranienne qu’elle entraîne qui en fait un moment marquant de l’histoire iranienne, puisqu’il favorise à la fois une acculturation mutuelle et la réaffirmation, par contraste, de la spécificité de l’identité iranienne.

Bibliographie :
 J.A. Boyle (dir.), The Cambridge History of Iran, volume 5 : “The Saljuq and Mongol Periods”, Cambridge University Press, 1968, 762 pages.
 Bernard Lewis, Histoire du Moyen-Orient – 2000 ans d’histoire de la naissance du christianisme à nos jours, Paris, Albin Michel, 1997, 482 pages.
 Jean-Paul Roux, Histoire de l’Iran et des Iraniens – Des origines à nos jours, Paris, Fayard, 2006, 521 pages.

Publié le 16/11/2012


Tatiana Pignon est élève en double cursus, à l’Ecole Normale Supérieure de la rue d’Ulm, ainsi qu’à l’Université de la Sorbonne en Histoire et en langue. Elle s’est spécialisée en l’histoire de l’islam médiéval.


 


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