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Pris en étau dans une zone d’instabilité régionale, le royaume hachémite de Jordanie reste tributaire de l’évolution des pays voisins. D’abord confronté à l’exode massif des Palestiniens de 1948 à 1967, puis à l’arrivée constante d’Irakiens depuis l’intervention militaire des États-Unis en mars 2003, le pays fait face aujourd’hui à un afflux de réfugiés depuis le début de la crise syrienne en 2011.
Cette nouvelle vague d’immigration constitue un nouvel élément d’instabilité politique, économique et social pour la monarchie jordanienne.
Depuis le début des hostilités en Syrie, on dénombre près de 2,3 millions de réfugiés selon le Haut commissariat pour les réfugiés (HCR). 97% d’entre eux ont trouvé refuge dans les pays voisins : le Liban, la Jordanie, la Turquie et l’Irak constituent les quatre principales terres d’accueil [1].
En Jordanie, l’urgence de la question humanitaire syrienne sur le territoire ne se pose réellement qu’à partir de janvier 2012. En effet, selon Cyril Roussel, géographe à l’Institut Français du Proche-Orient à Amman, les réfugiés se concentraient jusqu’alors principalement dans la ville frontalière de Ramtha et ses alentours [2]. C’est à partir de mars 2012 et à la suite de l’intensification des hostilités à Homs que le nombre de réfugiés s’accroît de façon significative et commence à s’étendre vers d’autres villes jordaniennes. Début 2013, la Jordanie commence à faire face sur son territoire à l’arrivée constante de 80 000 à 100 000 réfugiés par mois, principalement en provenance de la ville syrienne de Deraa située à la frontière du pays.
Aujourd’hui, le HCR comptabilise près de 600 000 réfugiés syriens principalement dans le nord du pays, ce qui constitue un dixième de la population jordanienne. La majorité d’entre eux se trouve dans les villes, le reste, à savoir près de 30%, les plus précaires, sont contraints de s’installer dans les camps de Zaatari à Mafraq dans le nord près de la frontière syrienne et irakienne, de Mreijeb Al fhoud à Zarqa au nord est de Amman et dans le nouveau camp d’Arzaq situé à 100 km de la capitale Amman.
Au quotidien, la majorité des déplacés syriens en Jordanie sont dépendants de l’assistance fournie par les organismes humanitaires locaux et internationaux. Dans les camps, la situation est beaucoup plus difficile. Les déplacements hors du camp sont drastiquement contrôlés et régis par les autorités jordaniennes. Pour en sortir définitivement, les familles syriennes doivent trouver un kafil, à savoir, un Jordanien qui va se porter garant auprès des autorités. Cette garantie leur est indispensable pour accéder aux services de santé, scolariser les enfants ou encore obtenir un permis de travail qui coûte en moyenne 400 euros. Une somme très élevée pour beaucoup de familles syriennes qui vivent en grande partie grâce aux aides internationales.
Pour faire face à cette crise humanitaire sans précédent, le HCR a appelé la communauté internationale à se mobiliser pour venir en aide aux Syriens déracinés. Depuis le début de la crise syrienne, l’Union européenne a versé plus de 85 millions d’euros à la Jordanie sous forme d’instruments de coopération humanitaire et a ajouté, début janvier 2014, une enveloppe supplémentaire de 20 millions d’euros pour répondre à l’urgence de la situation. Ces fonds sont destinés d’une part à une meilleure gestion des eaux usées pour réduire les risques sanitaires et d’autre part à renforcer les programmes éducatifs notamment à destination des plus jeunes afin de leur garantir « un accès à l’éducation formelle et à d’autres services de mentorat et de développement des capacités » [3]
Le budget global du HCR destiné à la Jordanie a quant a lui augmenté de façon considérable, passant de 62,8 millions de dollars en 2010 à un budget fixé à plus de 430,4 millions de dollars pour 2014 [4]. Ces sommes d’argent sont utilisées sur le terrain pour la mise en œuvre de solutions d’urgence qui visent uniquement le court-terme, c’est-à-dire la gestion des besoins et des services de base essentielles que sont la santé, l’éducation, la sécurité alimentaire et la construction d’infrastructures d’urgence.
Pourtant, il s’agit d’un problème structurel éminemment complexe qui devrait être appréhendé sur une plus longue durée. En effet, quand bien même une solution politique serait trouvée entre les forces de l’opposition et le gouvernement contesté, il n’est pas certain que les déplacés puissent retourner dans leur ville d’origine, principalement pour des raisons d’ordre sécuritaire. La fragmentation de l’opposition syrienne entre les différentes forces djihadistes, les groupes kurdes et la coalition nationale syrienne alimente a fortiori la crainte d’une partition du pays et met à mal la possibilité d’un retour massif de centaines de milliers de réfugiés.
Dès lors, qu’adviendront les réfugiés syriens présents dans les pays d’accueil ? Pourront-ils bénéficier d’une citoyenneté à part entière ? Cette éventualité, la monarchie jordanienne la craint en raison du précédent palestinien. En effet, la Jordanie, considérée comme une terre d’asile dans la région, est le seul pays à avoir accordé collectivement une pleine citoyenneté aux réfugiés palestiniens après les guerres israélo-arabes de 1948. Aujourd’hui, les Palestiniens représenteraient, selon les chiffres officiels, près de la moitié de la population jordanienne. En réalité, les « Jordano-palestiniens » seraient bien plus nombreux sur le territoire. Selon Jalal Al-Husseini, chercheur à l’IFPO Amman, la monarchie redoute fortement que ne se réalise l’un des souhaits d’Israël : la Jordanie comme « patrie alternative » des Palestiniens. C’est d’ailleurs une des raisons pour lesquelles le pays a officiellement annoncé la fermeture de ses frontières aux réfugiés palestiniens de Syrie, redoutant de voir leur supériorité numérique, déjà importante, s’agrandir dans le royaume. Pour les Palestiniens qui ont réussi à traverser clandestinement la frontière, les conditions de vie sont déplorables. Ils ne disposent pas des mêmes droits et services que ceux proposés aux Syriens. Les Palestiniens, rattachés à l’office de secours et de travaux des Nations unies pour les réfugiés de Palestine (UNRWA), ne peuvent obtenir une carte de réfugié du HCR afin d’obtenir des aides complémentaires. Face à ce statut de « persona no grata », de nombreux Palestiniens ont fait le choix de retourner en Syrie.
Ces nombreux déséquilibres induits par la crise syrienne affaiblissent de facto le gouvernement jordanien déjà largement fragilisé par les vagues de contestation sociale initiées par l’opposition en 2011. Ce mouvement de contestation économique et sociale appelle principalement à la mise en place de réformes institutionnelles mais ne vise pas la chute de la monarchie. C’est sur ces éléments de réflexions que nous allons aborder la seconde partie.
La Jordanie n’a pas été épargnée par les vagues de contestation sociale qui ont touchées le monde arabe depuis 2011. En effet, bien que la légalisation des partis d’opposition soit récente (en 1992), le Front islamique d’action (FIA), émanation des Frères musulmans et principale formation d’opposition, a un rôle clé au sein de l’échiquier politique jordanien. En 2011, profitant de la vague des soulèvements dans la région, le FIA réclame la mise en œuvre de réformes institutionnelles profondes et notamment la diminution des pouvoirs du roi.
Le 20 janvier 2011, le gouvernement jordanien qui craint pour sa stabilité, annonce un plan de 169 millions de dollars pour réduire le prix des denrées alimentaires et relancer l’emploi. Ces mesures considérées comme largement artificielles pour l’opposition ne suffisent pas à affaiblir la vague de contestation.
Progressivement, le mouvement prend de l’ampleur et en février 2011, une quarantaine de personnalités issues de tribus jordaniennes se rassemblent pour dénoncer la corruption et les pratiques clientélistes qui sclérosent le pays. Historiquement présents sur la scène politique, les bédouins sont considérés comme un pilier central de la monarchie jordanienne. Leur protestation est symptomatique d’une crise profonde.
La monarchie tremble mais pas pour longtemps. L’éviction des Frères musulmans en Égypte conjuguée à la dégénérescence du conflit syrien, changent en effet la donne. La masse populaire qui soutenait en grande partie les aspirations des islamistes se détache et ne souhaite pas voir se reproduire les scénarios syriens et égyptiens sur son sol. Le mouvement subversif s’essouffle et la monarchie jordanienne est désormais considérée comme un moindre mal pour l’opposition [5].
Mais le danger n’est pas totalement écarté. En effet, le pays reste soumis et tributaire de l’évolution du contexte régional, en particulier syrien. Si la crise s’enlise, le royaume hachémite risque d’une part de ne plus pouvoir supporter le coût lié à l’afflux de réfugiés et d’autre part de voir surgir une contestation populaire sans précédent. En effet, le mécontentement populaire est de plus en plus fort au sein de la société jordanienne. La gestion de la crise syrienne sur le territoire constitue une réelle pression sur les services et les infrastructures de la société jordanienne déjà très largement affectée par la crise économique mondiale. Dans certaines villes frontalières comme Mafraq ou Irbid, les loyers ont augmenté jusqu’à 300%. Les prix des produits de bases (riz, sucre, carburant) ont explosé et conduisent à une paupérisation croissante de la société. Le taux de chômage est à la hausse (14% en 2013), et frappe surtout les femmes (22%) et les jeunes (30% pour les 15-24 ans) [6]. Enfin, les coupures d’eau et d’électricité deviennent quotidiennes dans certaines villes. A titre d’exemple, la Jordanie, l’un des pays les plus pauvres en eau, doit fournir quotidiennement plus de 3000 m3 d’eau aux réfugiés syriens du camp de Zaatari. Or, le pays, en situation de « pénurie extrême d’eau » (<500m3), dispose de seulement 110 m3 d’eau douce renouvelable par personne par an [7]. Aujourd’hui, les ressources en eau s’épuisent avec l’augmentation de la population et risquent de constituer un problème majeur à l’approche de l’été.
La menace d’une crise endogène n’est donc plus exclue. La pauvreté gagne la classe moyenne jordanienne poussée de plus en plus sous le seuil de pauvreté, et la présence des réfugiés syriens ne fait qu’exacerber cette situation. Selon les chiffres du ministère de la Planification, le taux de pauvreté fixé à 3,20 dollars par jour (par mois pour une personne) est passé de 13,3% en 2008 à 14,4% en 2010 [8].
Face à cette paupérisation croissante, l’opinion publique jordanienne attend des réalisations concrètes, principalement en matière d’emploi et de pouvoir d’achat. En octobre 2012, l’annonce du gouvernement de diminuer les subventions sur le carburant afin de réduire le déficit budgétaire, et ce faisant obtenir un prêt de deux milliards de dollars du Fonds monétaire international (FMI), fait grimper la colère. Des manifestations pacifistes éclatent dans les rues de Amman à l’appel des Frères musulmans. En effet, ces derniers, très actifs dans la redistribution de l’aide alimentaire à destination des plus pauvres, profitent de ce regain de colère pour déstabiliser le pouvoir. Bien que ces manifestations soient aujourd’hui de faible ampleur et localement contrôlées, les autorités jordaniennes suivent de très près le mouvement. D’autant que la dégradation des conditions de vie des réfugiés fait courir le risque d’une adhésion croissante à un islamisme radical et le retour au pays de centaines de Jordaniens combattant au côté de la rébellion syrienne ne fait qu’accroître la crainte d’une menace sécuritaire.
Si la solidarité de la « Oumma » fondée sur l’entraide collective reste forte et la générosité de mise, les tensions entre réfugiés syriens et habitants se font sentir au quotidien. Selon un sondage national effectué par un centre de recherche jordanien en septembre 2012, 65 % des Jordaniens se prononçaient contre la poursuite de l’accueil des réfugiés syriens [9]. Entre les écoles surchargées, les problèmes d’eau et les fortes distorsions sur le marché du travail, le ressentiment jaillit peu à peu et laisse planer le risque d’une stigmatisation croissante des Syriens déjà à l’œuvre dans certaines villes du nord du pays. Aujourd’hui, l’avenir des déplacés syriens est incertain. Même si à l’instar des Palestiniens, en 1948, la logique d’une transition rapide et d’un retour au pays d’origine restent à l’esprit des Syriens, l’enlisement dans un conflit dont l’issue reste profondément incertaine met à mal l’espoir pour les réfugiés d’un retour massif dans leurs foyers.
Bibliographie :
– L’Agence des Nations Unies pour les réfugiés
– EU Neighbourhood Info Center
– Jordan Times
– Center For Strategic Studies, University of Jordan
– Al Jazeera
– UNICEF
– Amnesty international
– Washington Institute
Ilham Younes
Juriste de formation et diplômée de l’Institut des Sciences Politiques de Paris, Ilham Younes s’est spécialisée sur les relations Union européenne/Proche-Orient avec pour objectif de travailler dans la recherche sur ces questions. D’origine franco-palestinienne, elle a créé en 2007 et préside toujours l’association « Printemps de Palestine » dont le but est de promouvoir la culture palestinienne au travers de festivités, d’expositions ou encore de concerts.
Rédactrice-chercheur pour Carto et Moyen-Orient de janvier à mai 2012, et assistante de recherche auprès de Pascal Boniface (directeur de l’IRIS) de janvier à mai 2013 , elle a rédigé de nombreux articles sur la situation politique en Jordanie, en Égypte, ou encore au Liban. Elle s’est plus récemment impliquée aux côtés de la délégation diplomatique palestinienne pour l’éducation et la culture au cours de la 37ème Conférence générale de l’UNESCO.
Notes
[6] http://www.unicef.org/about/execboard/files/2012-PL10_Jordan_CPD-ODS-French.pdf
http://blogs.oxfam.org/fr/blogs/13-03-22-afflux-refugies-syriens-aggrave-penurie-eau-jordanie
[9] http://www.css-jordan.org/Photos/634834867716369446.pdf, Center For Strategic Studies, 2012, « Public Opinion Poll Public Attitudes towards the Syrian Crisis ».
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