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La Jordanie entre périls extérieurs et crise politique interne

Par Allan Kaval
Publié le 05/07/2013 • modifié le 03/06/2021 • Durée de lecture : 6 minutes

JORDAN, Amman : A picture released by the Jordanian Royal Palace on June 16, 2013 shows Jordan’s King Abdullah II speaking during a graduation ceremony the Mutah University’s Military Wing students in Amman. Abdullah vowed to protect Jordan from the war in Syria, after the United States announced its warplanes and missiles will remain in the kingdom at the end of military exercises.

AFP PHOTO / YOUSEF ALLAN / JORDANIAN ROYAL PALACE

Le positionnement des Frères musulmans

Le 25 juillet 2012, la direction des Frères musulmans jordaniens annonçait par la voix de son porte-parole sa décision de boycotter les prochaines élections locales, prévues pour le mois d’aout. Cet épisode est le dernier en date de la stratégie d’obstruction systématique adoptée par la confrérie dans sa confrontation avec la monarchie. Revendiquant la réduction des pouvoirs politiques du roi, les Frères, qui avaient déjà refusé de participer aux élections parlementaires, constituent encore une force d’opposition la plus puissante et la mieux organisée au roi Abdallah sur une scène politique sous tension depuis 2011. Dans le sillage des printemps arabes, le royaume a connu lui aussi sa vague de contestation. Alimentée par une situation économique et sociale sinistrée, le « printemps jordanien » et les phases de colère populaire qui se sont succédées depuis ont vu naître une nouvelle génération politique ne connaissant pas les limites scrupuleusement respectées par celles qui l’ont précédée. Brusquement, il est apparu que l’institution monarchique n’était plus inattaquable et des slogans réclamant sa chute pure et simple ont pu se faire entendre. Ce fut notamment le cas à la fin de l’année 2012, quand la décision du pouvoir d’augmenter le prix du gaz et du fioul et de réduire les subventions publiques affectées aux produits de base, a déclenché de nouveaux mouvements de protestations populaires impliquant non seulement les Frères musulmans mais également leurs soutiens au sein des tribus bédouines et certains acteurs palestiniens. Forts de leurs victoires en Tunisie avec l’arrivée au pouvoir d’Enhadda, et en Egypte après l’élection de Mohammed Morsi, la branche jordanienne de la confrérie avait alors le vent en poupe.

La situation qui prévaut aujourd’hui malgré la volonté pour les Frères de sauver les apparences est sensiblement différente. Si les réformes promises par le pouvoir sont passées pour largement cosmétiques et que la situation économique n’a pas évolué, la contestation populaire sur laquelle les Frères musulmans pouvaient initialement tabler s’est essoufflée. Pour les Jordaniens moyens, l’enlisement sans fin du conflit syrien tout proche a fait primer sur le désir de changement la crainte de voir leur pays sombrer à son tour dans le chaos, ce que seules les institutions monarchiques semblent en mesure d’éviter. Si le discours de ses chefs se maintient sur une ligne offensive, la confrérie ne détient pas l’ascendant auquel elle aurait pu prétendre il y a encore six mois dans le rapport de force qui l’oppose au régime. Tandis que les Frères sont contestées dans leur gestion des situation postrévolutionnaires à Tunis et a fortiori au Caire, le volet jordanien de la confrérie ne peut plus s’engager dans une lutte à mort avec Abdallah. Même pour les plus radicaux, renverser la monarchie n’est plus une option, la confrérie n’ayant pas les moyens d’édifier des institutions à même de s’y substituer. Parallèlement, son affaiblissement actuel réveille en son sein des divisions anciennes entre les « faucons » du mouvement encore dominants et soutenus par la direction centrale de la confrérie mais susceptibles de perdre du terrain à court terme, et des éléments plus modérés, soucieux de conserver le prestige et l’autorité de l’Etat jordanien dans la crise en cours.

Ces derniers, soutenus par le régime, se sont regroupés au sein d’un mouvement autonome, l’initiative Zamzam, et sont plus enclins à participer au processus politique initié par le roi, renonçant par là-même à la politique d’obstruction suivie jusqu’à présent. Le surcroît circonstanciel de légitimité dont bénéficie la monarchie n’est cependant pas suffisant pour compenser la crise profonde qu’elle traverse. Pour Osama al-Sharif (http://www.al-monitor.com/pulse/contents/authors/osama-al-sharif.html https://twitter.com/plato010), journaliste et analyste jordanien, « les racines de la contestation demeurent ». Insuffisantes, les dernières réformes n’ont pas donné lieux aux changements politiques attendus et la corruption des officiels est toujours aussi pesante. Bien que les menaces de déstabilisation exercées par les Frères s’éloignent, le climat social reste délétère. Par ailleurs, le régime ne paraît plus en mesure de contenir des violences tribales qui ont redoublé d’intensité au cours de l’année écoulée. C’est particulièrement le cas dans le sud du pays, historiquement rétif au pouvoir central et où début juin, de graves émeutes sont survenues dans la ville de Maan après que les forces de sécurité jordaniennes y aient abattu deux personnes recherchées par les autorités. Les régions méridionales, particulièrement pauvres et touchées par le chômage, se sentent délaissées par le pouvoir central qui a investi prioritairement dans la capitale et dans les zones avoisinantes. Les dissensions s’accroissent également entre les Jordaniens d’origine palestinienne et les autres, pourtant unis au début de l’élan contestataire de 2011. Le climat socio-économique que le régime promet d’améliorer reste quant à lui déplorable, tandis que le gouvernement, contesté par le peuple pour son inefficacité et blâmé par le Parlement, s’apprête à augmenter le prix de l’électricité et à réduire encore les subventions dans le but d’obtenir du Fonds monétaire international un prêt de deux milliards de dollars dont il a le plus grand besoin. Le front intérieur n’est donc pas prêt de s’apaiser, d’autant plus que la société jordanienne est directement fragilisée par les conséquences de la crise syrienne du fait d’un afflux continu de réfugiés - près de 550 000 en juin 2013 - qui pèse sur des infrastructures déjà défaillantes et entraine d’importantes distorsions sur le marché du travail.

Un destin tributaire du contexte régional

Mis à part la seule question des réfugiés dont la concentration dans les provinces du nord alimente des tensions avec la population locale, le destin de la Jordanie dépend largement de celui de la Syrie. L’homogénéité confessionnelle de la Jordanie dont le peuplement est presque entièrement sunnite la prémunit contre un épanchement sur son territoire du conflit transnational entre chiites et sunnites, qui après avoir suscité bien des fantasmes se matérialise aujourd’hui de Beyrouth à Bagdad. Pour Osama al-Sharif cependant, la monarchie a autant à craindre du maintien que de la chute de Bachar el-Assad. Alors que la Jordanie a longtemps tâché de se maintenir sur une ligne modérée sur le dossier syrien en appelant à une solution politique tout en rejetant l’idée d’une intervention étrangère, elle a été contrainte d’adopter une position plus offensive par ses bailleurs de fond du Golfe. A cet égard, les monarchies pétrolières, dont le royaume dépend pour sa survie économique, n’ont pas hésité à faire pression sur Amman en suspendant temporairement leurs précieuses aides financières. Si Bachar el-Assad et ses alliés obtiennent une victoire sur le terrain syrien, ils pourraient donc être tentés de faire un exemple avec la Jordanie. En infligeant une défaite au royaume hachémite, maillon faible de l’espace sunnite, ils affirmeraient le triomphe définitif de leur camp à la face du monde, humiliant au passage des puissances sunnites.

Si au contraire le régime était reversé et qu’un pouvoir islamiste s’installait à Damas, la stabilité de la Jordanie serait également menacée. Non seulement, les Frères musulmans s’en trouveraient renforcés face à la monarchie après un affaiblissement qui n’aurait été que conjoncturel, mais les 500 djihadistes jordaniens qui se battent actuellement dans les rangs de la rébellion constituerait à leur retour dans le pays une menace sécuritaire substantielle. A cet égard, les services de sécurité du royaume prêtent une attention particulière au maintien de leurs canaux de communication avec les djihadistes présents dans le pays, 1 500 à 5 000 personnes avec lesquelles le régime entretient des relations parfois délicates, mais qu’il a toujours été en mesure de contrôler. Cela ne pourra cependant pas suffire à prémunir les deux parties contre une confrontation ouverte à court terme qui sera là encore fonction de l’évolution du contexte régional.

Quelle que soit l’issue du conflit, la Jordanie a donc intérêt à soigner ses appuis extérieurs pour éviter d’être livrée à elle-même et aux menaces avoisinantes lorsque une évolution décisive de la situation syrienne ouvrira un nouveau chapitre dans la crise régionale. A la recherche de garanties sécuritaires internationales, le pays a ainsi accueilli sur son territoire, à 120 km de la frontière syrienne, des exercices militaires de grande ampleur associant à la mi-juin 800 personnels des armées jordanienne et américaine, ainsi que des membres des forces militaires de puissances alliées, dont la France. Les batteries antimissiles américaines, les avions de chasse F16 et les experts en armes chimiques dépêchés par Washington à cette occasion sont d’ailleurs demeurés sur le territoire jordanien malgré la clôture des exercices.

La « malédiction jordanienne » qui, depuis sa naissance même, rend le pays dépendant des crises régionales sans qu’il puisse tracer une voie propre reste donc une réalité que le chaos actuel ne permettra pas de dépasser.

A LIRE EGALEMENT : Entretien avec Jalal Al Husseini sur la situation en Jordanie

Publié le 05/07/2013


Journaliste, Allan Kaval travaille sur les politiques intérieures et extérieures de la Turquie et de l’Iran ainsi que sur l’histoire du nationalisme et des identités minoritaires au Moyen-Orient.


 


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