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Première ville sainte de l’islam, La Mecque est le lieu d’origine du Prophète Muhammad et de nombre de ses compagnons ; elle est aussi l’endroit d’où il dut s’exiler, en 622, en raison des vexations dont lui et ses fidèles faisaient l’objet de la part des notables mecquois. Du fait de cette impiété première, La Mecque est écartée de la scène politique – où elle est supplantée d’abord par Médine jusqu’en 661, puis par Damas (661-750) et Bagdad (de 750 à 1258) – et se trouve rapidement cantonnée à un rôle de centre religieux certes primordial, mais circonscrit à ce domaine. Cette situation établit en fait une continuité très forte entre l’histoire de La Mecque antéislamique et celle de La Mecque musulmane : place commerciale et financière, et lieu de pèlerinage, La Mecque s’enrichit avec la conversion à l’islam d’une dimension culturelle et artistique d’autant plus développée que tout rôle politique lui est désormais refusé. Toutefois, si les califes n’y résident pas et qu’elle n’est pas un centre décisionnel, La Mecque demeure tout au long de l’Histoire un enjeu politique de premier plan, servant à la légitimation religieuse de tel ou tel pouvoir.
Située à l’ouest de la péninsule arabique dans la région du Hedjaz, non loin de la mer Rouge, en actuelle Arabie saoudite, La Mecque est dès l’époque préislamique une ville importante et prospère, notamment grâce à son commerce caravanier et aux tractations financières auxquelles il donne lieu. Pour préserver ses moyens de subsistance, la ville – contrôlée par les Qurayshites – exerce un véritable monopole commercial qu’elle assure en sécurisant les routes caravanières, soit par la diplomatie, soit par la force ; son influence s’étend donc bien au-delà de ses frontières. Au temps des premières conquêtes, sous les trois premiers califes, le commerce se réduit en raison du désintérêt des notables mecquois, devenus administrateurs rémunérés par l’État médinois ; le butin toutefois afflue, faisant prospérer la ville et y introduisant un véritable luxe. Resurgissent alors les critiques de musulmans rigoureux, qui, à l’instar du Prophète dans les années 610, dénoncent l’amour de l’argent des Mecquois. Cette période ne dure toutefois pas très longtemps, puisque dès 661, le centre politique de l’État islamique est déplacé à Damas. La Mecque devient alors une sorte de « centre excentré » : géographiquement éloignée de la capitale, elle se retrouve en raison des conquêtes territoriales presque à la marge de l’Empire, mais constitue le « centre » de la religion presque au sens spatial, puisque la prière musulmane doit se faire en direction de La Mecque, et demeure également un espace commercial important, notamment en raison des échanges générés par le pèlerinage : l’acheminement, l’hébergement et la restauration des pèlerins, sans parler de l’organisation même des rites et du petit commerce artisanal qui l’accompagne, sont des sources de revenus importantes pour la ville. Celle-ci en tire également, à l’évidence, un prestige inégalé. Enfin, il s’agit d’une cité très cosmopolite – puisque des centaines, voire des milliers de fidèles venus de toutes les régions de l’Empire s’y pressent chaque année – qui, à partir de l’époque umayyade, est interdite aux non-musulmans. Elle occupe donc bien au sein du monde musulman médiéval une place particulière : s’y jouent en effet non seulement la question de la stabilité économique et sociale de sa région, mais également celle de l’image de la ville sainte et de ce qu’elle dit de l’islam en général – ou tout au moins, du pouvoir régnant.
Le grand pèlerinage de La Mecque, également appelé « hajj [1] », constitue le cinquième pilier de l’islam [2] et se différencie de la « ‘umra » ou petit pèlerinage, qui n’est pas obligatoire et peut se dérouler à n’importe quel moment de l’année. Le hajj au contraire fait l’objet d’une prescription coranique qui trouve son origine dans des sourates datant de l’époque médinoise (la sourate XXII notamment) ; il a été accompli par le Prophète lui-même en 632 – l’année de sa mort – et se déroule toujours aux mêmes dates, entre le huitième et le treizième jour du mois de Dhû al-hijja, le douzième mois de l’année musulmane. Il confère à celui qui l’accomplit un grand prestige, ainsi que le titre honorifique de hâjj ou hâjjî accolé à son nom. Il s’agit à la fois d’un pèlerinage proprement religieux, portant sur la relation de l’homme à Dieu, et d’une commémoration des « pères » de l’islam, autour notamment d’Abraham et de Mahomet. Son déroulement est très codifié : le premier jour doit avoir lieu la déclaration d’intention du pèlerin, qui consiste en la répétition par trois fois d’une formule rituelle permettant de se mettre en état de « sacralisation » (« ihrâm ») ; sept tours doivent ensuite être effectués autour de la Ka‘aba, avant d’aller réciter les prières de l’après-midi au lieu-dit Mina, situé à 4 km de la ville. Le 9 du mois, les pèlerins se rassemblent au pied du mont ‘Arafât, situé à 20 km à l’est de La Mecque, pour y passer la journée, y réciter les cinq prières quotidiennes et écouter un long sermon prononcé par l’imam de La Mecque et rappelant le « Discours de l’Adieu » du Prophète, qui avait eu lieu à ce même endroit au terme de son pèlerinage. Le lendemain a lieu Aïd al-Adha, « la fête du sacrifice », qui commémore à Mina le sacrifice d’Isaac par Abraham ; trois piliers [3], placés sur le parcours du pèlerin, symbolisent les tentations qui s’offrirent à Abraham et doivent être lapidés par le pèlerin. Lors du retour à La Mecque, le pèlerin doit à nouveau effectuer le tawâf, c’est-à-dire les sept rondes autour de la Ka‘aba. Le 11 et le 12 du mois, enfin, le pèlerin répète les rites de lapidation des stèles de Mina, avant d’effectuer une dernière circumambulation autour de la Ka‘aba ; enfin, pour sortir de l’état de sacralisation, il se coupe les cheveux, se rase le crâne ou, pour les femmes, raccourcit sa chevelure – c’est le taqsîr, « diminution » ou « nettoyage ».
Les bienfaits conférés par l’accomplissement du hajj sont multiples : rémission des péchés – si le pèlerin est sincère quant à ses intentions envers Dieu, qu’il s’abstient d’avoir des relations sexuelles pendant le temps du pèlerinage et que l’argent qu’il utilise pour effectuer le pèlerinage est licite – et grand prestige au sein de la communauté des croyants. Il est également un moyen d’auto-légitimation pour l’islam, grâce aux récits qui l’ancrent dans la tradition abrahamique : de cette manière, la récupération des rites païens qui avaient lieu dans La Mecque préislamique – comme, par exemple, la circumambulation – est présentée comme un retour au véritable culte monothéiste instauré par Abraham et détourné ensuite par les païens. La Ka‘aba, située au cœur de la mosquée al-Harâm et centre du pèlerinage et du culte, symbolise cet ancrage abrahamique – puisqu’elle aurait été bâtie par Abraham et son fils Ismaël [4] – autour duquel se rassemblent tous les musulmans ; de plus, le fait que les prières soient orientées vers ce cube vide illustre le fait que nul autre que Dieu et surtout, nul objet matériel n’est digne d’adoration ni ne peut faire l’objet d’un culte. Le pèlerinage annuel, brassant l’ensemble du monde musulman, affirme donc le caractère central de La Mecque en islam et dans le monde arabe [5] : selon le Coran, non seulement le pieux musulman doit s’orienter vers elle pour chacune de ses prières [6], mais il doit aussi, s’il en a les moyens matériels, effectuer le grand pèlerinage une fois dans sa vie.
Si la centralité de La Mecque en islam est incontestable, elle n’est pas uniquement due au pèlerinage : dès les premiers temps de l’islam, la ville s’affirme comme un centre d’études religieuses qui se développe de plus en plus à mesure que les sciences de la religion – de l’interprétation théologique à l’élaboration du droit musulman – prennent de l’ampleur. D’autre part, la mise à l’écart de la ville sur le plan politique pousse une partie de l’élite mecquoise à se consacrer aux arts, notamment la poésie et la musique, et à produire de nombreuses œuvres qui sont souvent de nature religieuse, tandis que la majorité de la population vit du commerce caravanier et des revenus générés par le pèlerinage.
Mais si elle est écartée des décisions politiques, La Mecque demeure tout au long de l’histoire de l’Islam un enjeu de pouvoir et de légitimation majeur : dès 680, le petit-fils du calife Abû Bakr, ‘Abdullah ibn al-Zubayr, se révolte contre le pouvoir umayyade de Yazîd Ier et s’autoproclame Commandeur des Croyants (« amîr al-mu‘minîn ») à La Mecque, qui sera donc pendant douze ans le siège d’un pouvoir contestataire et l’objet de la seconde guerre civile musulmane, ou « fitna ». Par la suite, le contrôle des villes saintes du Hedjaz – La Mecque et Médine – sera instrumentalisé pour justifier l’institution califale, qui se donne pour but de protéger les Lieux Saints afin, notamment, de permettre le pèlerinage : au XIIIe siècle, les Mamelouks d’Égypte en feront l’une des fondations de leur prétention au pouvoir, de même que les Ottomans à partir du XVIe siècle. Au Xe siècle, sous le califat abbasside, la secte ismaïlienne des Qarmates s’empare de la Ka‘aba, qu’elle conserve entre 930 et 950. Enfin, au XIIe siècle, la dynastie hashîmite s’empare du poste de shérif [7] de La Mecque, nom donné au gardien des deux lieux saints du Hedjaz ; même si son pouvoir est davantage nominal que réel, elle constitue une possibilité de pouvoir autonome qui sera exploitée par le shérif Hussein lors de la révolte arabe de 1916, et demeure en place jusqu’à la conquête des Lieux Saints par ‘Abd al-‘Azîz al-Saoud en 1924.
Bibliographie :
– Maurice Gaudefroy-Demombynes, Le pèlerinage à La Mekke : étude d’histoire religieuse, Paris, P. Geuthner, 1923, 336 pages.
– Dominique Sourdel & Janine Sourdel, Dictionnaire historique de l’islam, Paris, Presses Universitaires de France, 2004, 962 pages.
– Slimane Zeguidour, La vie quotidienne à La Mecque : de Mahomet à nos jours, Paris, Hachette, 1989, 445 pages.
– Georges Bohas, article « La Mecque », Encyclopédie Universalis.
Tatiana Pignon
Tatiana Pignon est élève en double cursus, à l’Ecole Normale Supérieure de la rue d’Ulm, ainsi qu’à l’Université de la Sorbonne en Histoire et en langue. Elle s’est spécialisée en l’histoire de l’islam médiéval.
Notes
[1] Le mot arabe signifie littéralement « aller vers ».
[2] Les cinq piliers de l’islam étant : la « shahâda » ou profession de foi ; les cinq prières quotidiennes ; le jeûne du mois de ramadan ; la « zakât » ou aumône ; et le hajj.
[3] Ces piliers sont appelés « jamarat » (« jamra » au singulier), et le rite lui-même, aussi appelé « Lapidation de Satan », se dit « ramî al-jamarat ».
[4] Une autre tradition musulmane veut que ce soit Adam qui ait apporté la Pierre Noire du Paradis.
[5] L’arabité est également une caractéristique importante : Abraham est ainsi présenté non seulement comme « le premier des musulmans », mais aussi comme « l’ancêtre des ancêtres arabes ».
[6] C’est la « qibla », « direction ».
[7] Le terme « sharîf » désigne les descendants des membres de la famille du Prophète, seuls à pouvoir prétendre à cette fonction ; ‘Abd al-‘Azîz al-Saoud, d’ailleurs, ne prendra pas le titre de shérif de La Mecque, et y entrera en simple pèlerin.
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