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Par Nicolas Hautemanière
Publié le 13/10/2014 • modifié le 13/04/2020 • Durée de lecture : 7 minutes

The Tabula Rogeriana, drawn by al-Idrisi for Roger II of Sicily in 1154, an important ancient world map. World History Archive

ANN RONAN PICTURE LIBRARY PHOTO 12 AFP

Une lente conquête. La Sicile islamique sous domination abbasside et fatimide (826-962)

L’intégration de la Sicile dans la sphère d’influence du califat abbasside de Bagdad ne se fit pas en un jour mais est le fruit d’un conflit de longue durée ayant opposé la jeune puissance musulmane à l’Empire byzantin pour l’hégémonie en Méditerranée. Par sa centralité, la Sicile constituait une base navale permettant le contrôle des flux commerciaux entre les rives Est et Ouest de cet espace maritime. Après les premières incursions musulmanes en Sicile sous le califat d’Uthman (644-656) et de ses successeurs, un fragile équilibre s’était instauré, permettant à la puissance byzantine de garder le contrôle de l’île. Cet équilibre fut brisé en 826 lorsqu’Euphemius, commandant de la flotte de Byzance, décida de se rebeller contre l’empereur Michel II en appelant à l’aide l’émir Ziâdat-Allâh, membre de la dynastie aghlabide gouvernant la province d’Ifriqiya au nom du calife de Bagdad. Un tel retournement étonna les responsables politiques musulmans, qui s’étaient jusque là engagés dans une politique de stabilisation des frontières en Méditerranée. Après consultation des juristes de l’émirat, Ziâdat-Allâh décida néanmoins de ne pas laisser passer l’occasion et fit proclamer le jihâd. Une flotte aghlabide fut envoyée en Sicile. La conquête de l’île pouvait alors commencer.

De la prise de Palerme en 831 à la conquête de Taormine, à l’Est de l’île, en 902, il fallut pourtant plus de soixante-dix ans aux émirs aghlabides pour intégrer ce territoire à leur domaine d’influence. En cause, la résistance des Grecs, mais aussi les violents conflits internes aux troupes conquérantes. Les soldats envoyés appartenaient en effet à des tribus concurrentes, d’origine arabe ou berbère, que les émirs aghlabides peinaient à pacifier. Les grands historiens arabes que ce sont Ibn Al-Athir et Ibn Idhâri, par lesquels ces événements nous sont connus, parlent à plusieurs reprises de « fitna », c’est-à-dire de grande discorde amenant à une division infrangible de la société musulmane, notamment à l’occasion d’une guerre entre les cités de Palerme et d’Agrigente en 899.

La Sicile connut de nouvelles agitations avec l’arrivée au pouvoir des Fatimides en Egypte. Cette nouvelle dynastie, chiite, renversa l’émirat aghlabide d’Ifriqiya en 909 et entendait ne plus prêter allégeance au calife abbasside de Bagdad. Les responsables politiques Siciliens hésitèrent à s’aligner et ne se rangèrent sous l’autorité du nouveau calife fatimide qu’après une nouvelle guerre civile, qui prit fin en 917. Malgré ces secousses initiales, la conquête fatimide de la Sicile fut l’occasion d’un profond renouveau pour l’île. Les nouveaux dirigeants entendaient en faire un véritable laboratoire urbain, qui servirait de modèle à l’ensemble de l’Etat fatimide. Ils firent ainsi construire un quartier entièrement neuf à Palerme, la Khâlisa, qui fit office de prototype pour la fondation de la nouvelle capitale d’Ifriqiya en 969 : le Caire.

The Tabula Rogeriana, drawn by al-Idrisi for Roger II of Sicily in 1154, an important ancient world map. World History Archive
ANN RONAN PICTURE LIBRARY PHOTO 12 AFP

L’âge classique de la Sicile islamique : la période kalbite (962-1071)

A partir de 947, la dynastie des Kalbites se vit remettre les rênes de la Sicile islamique, pour la gouverner au nom du calife fatimide et y poursuivre les efforts amorcés par celui-ci. Sous le règne de ces nouveaux émirs, toujours fidèle au calife du Caire, la Sicile connut une stabilité politique qui permit l’essor d’une civilisation urbaine nouvelle.

Sur décision du calife Mu’izz, les Kalbites mirent ainsi en œuvre une politique d’incastellamento, c’est-à-dire de regroupement de l’habitat dispersé des campagnes en de petits villages (madinâ), construits autour d’une mosquée. En parallèle, une immigration alimentée par les crises frumentaires que connut l’Afrique du Nord au début du XIe siècle contribua à faire croître la population insulaire et à dynamiser son économie. De nouvelles cultures originaires de l’ensemble de l’espace musulman firent ainsi leur apparition en Sicile : mûriers à ver à soi, indigo, henné, coton, pistaches et papyrus sont adoptés par la paysannerie locale. La culture et le pressage de la canne à sucre furent pour la première fois importés sur la côte nord de la Méditerranée. La céréaliculture, héritée de l’époque romaine, restait également une activité d’importance capitale. De nouveaux systèmes d’irrigation, basés sur le stockage de l’eau en citerne et l’utilisation du siphon, sont également importés de l’espace moyen-oriental.

Cette économie rurale diversifiée et florissante trouvait son débouché naturel dans les ports de Mazara et de Palerme, au Nord-Est de la Sicile. Les récits de voyages (notamment celui du persan Nâsir-i Khosraw) et documents notariés contemporains attestent de la présence de navires palermitains dans les ports d’Alexandrie, de Mahdiyya (actuelle Tunisie), de Tripoli et d’Amalfi (en Campanie) des années 1030 à 1050. Palerme, la « Ville de Sicile » (madîna Siqilliya), est alors l’une des plus grandes métropoles de l’espace méditerranéen et concentre en son sein 300 000 habitants. Des édifices typiques de la culture urbaine arabe s’y développent : à la fin du Xe siècle, le voyageur Ibn Hawql dénombre plus de 300 mosquées dans la ville et fait état de la présence de nombreux bains, sur le modèle de ceux que l’on peut aujourd’hui encore observer à Céfalù, à l’est de Palerme.

Une société multiculturelle, un modèle de tolérance ?

Dans les villes et les campagnes siciliennes cohabitaient alors des communautés d’une diversité tout à fait exceptionnelle. Ni les Aghlabides ni les Kalbites ne cherchèrent à imposer systématiquement l’islam et la culture arabe aux populations indigènes. Si islamisation il y eut, celle-ci fut principalement alimentée par l’immigration, et resta surtout cantonnée à la région du Val di Mazara, au nord-ouest de l’île. Dans le Val di Noto, au sud, les groupes arabes islamisés ne représentaient sans doute pas la majorité de la population. A l’est, dans le Val Demone, ils sont toujours restés minoritaires.

Les minorités – qu’elles soient grecques, lombardes, berbères ou juives – étaient regroupées par communauté religieuse et se voyaient octroyer un statut juridique à la fois inégalitaire et protecteur, celui de dhimmi. Le paiement d’une capitation – la jizya – et la loyauté à la dynastie en place étaient récompensés par la reconnaissance d’une certaine autonomie religieuse. On constate ainsi qu’un évêque catholique était présent aux côtés de l’émir musulman à la cour de Palerme. En y regardant de plus près, on observe d’ailleurs qu’une certaine souplesse régnait quant à l’application des règles coraniques censées organiser la cohabitation islamo-chrétienne. Le voyageur Ibn Hawql, que nous avons déjà évoqué, s’offusquait en effet de l’adoption courante de la religion chrétienne par les enfants des couples mixtes réunissant une femme chrétienne et un homme musulman, ce qui était en principe interdit par la shari’a. Plus précisément, Henri Bresc note que « les femmes et les filles maintiennent des lignées féminines de foi différente de celle de leurs maris et de leurs frères. (…) La coexistence entre majorité musulmane et minorité chrétienne passe ainsi au sein des familles [1] ». On a ainsi l’impression d’une certaine cohésion sociale au sein d’une population plurielle, ayant pour ciment la fidélité politique à l’émirat kalbite et au califat fatimide.

Cela dit, on aurait tort de dépeindre de manière naïvement irénique la situation sociale de la Sicile islamique. Si la coexistence pacifique semble être la règle, les affrontements interreligieux se multipliaient chaque fois que la situation politique se fragilisait, confirmant ainsi que c’est bien la fidélité commune au pouvoir politique qui était garante de la paix sociale. Avec l’éclatement de la domination kalbite et fatimide, les crises politiques et religieuses connurent une recrudescence certaine. Elles ne prirent fin qu’avec la conquête normande de la Sicile.

Zénith et déclin : la conquête normande

Dans les années 1030 et 1040, une violente crise politique vint frapper la Sicile islamique et sonner le glas de la domination fatimide sur l’île. Cette crise toucha d’abord le califat du Caire lui-même. A l’ouest, il était concurrencé par l’apparition de la dynastie berbère des Zîrides, adoptant rapidement la religion sunnite et refusant de prêter allégeance à un califat chiite. A l’est, il dut faire face à la reconstruction de la puissance maritime byzantine sous l’égide du général Georges Maniakès, qui se traduisit par de nouvelles incursions grecques à Syracuse et Messine (1037-1042). Soumise à cette lutte d’influence, l’unité politique de la Sicile ne tarda pas à éclater. Dès 1044, les Kalbites perdirent Palerme. En 1061, l’un des potentats locaux, Ibn al-Thumma, décida de faire appel aux mercenaires normands alors présents en Italie du Sud, dans le but d’affermir sa domination sur l’île. De même que les Aghlabides avaient été invités à intervenir à l’occasion d’une guerre civile grecque en Sicile, de même les Normands se servirent-ils de l’appel d’Ibn al-Thumma pour construire une nouvelle entité politique sur ce territoire. Dès 1071, Robert Guiscard et Roger de Hauteville achevèrent la conquête d’une Sicile politiquement éclatée et y entamèrent la construction d’un nouvel Etat.

Cette conquête ne signifiait naturellement pas la fin de la présence musulmane en Sicile. L’Etat des Hauteville était au contraire appuyé sur l’intégration des populations locales – y compris islamiques – dans les structures administratives. L’exemple le plus emblématique est sans doute celui du cartographe musulman Al-Idrisi (1100-1165), qui réalisé pour le compte du roi Roger II l’un des grands monuments de la cartographie islamique médiévale, le Livre de Roger. Dans les premiers temps du royaume normand, la Sicile continuait même d’attirer de nouvelles populations musulmanes, parmi lesquelles figuraient des poètes et érudits dont la célébrité dépassait largement les frontières de l’île, tels Ibn Hamdis ou le grammairien Al-Makkî.

Néanmoins, la reconquête normande mettait un terme définitif à l’appartenance de la Sicile à l’espace politique du Maghreb et du Moyen-Orient. Sous le règne de Frédéric II (1198-1250), l’intégralité des Musulmans encore présents en Sicile furent déportés dans les Pouilles, ce qui contribua à faire tomber dans l’oubli l’identité autrefois islamique de la Sicile. Elle ne fut redécouverte qu’au milieu du XIXe siècle par un érudit sicilien, Michele Amari, avant que les historiens postcoloniaux ne portent de nouveau leur regard vers cette Sicile médiévale qu’ils se plaisaient à célébrer comme un « pont entre l’Orient et l’Occident » au Moyen-Âge.

Bibliographie :
 Ahmad Aziz, La Sicile islamique, Paris, 1991.
 Bresc Henri, « La Sicile musulmane », sur http://www.clio.fr/BIBLIOTHEQUE/la_sicile_musulmane.asp, consulté le 01/10/2014
 Lafi Nora, « Aspects du gouvernement urbain dans la Sicile musulmane », Cahiers de la Méditerranée, vol. 68, Paris, 2004, pp. 1-16.
 Nef Annliese, « La fitna sicilienne, une fitna inachevée ? », Médiévales, vol. 60, Paris, 2011, pp. 103-116.
Peters-Custot Annick, « Construction royale et groupes culturels dans la Méditerranée médiévale : le cas de la Sicile à l’époque des souverains normands », Le Moyen-Âge, 2012, n°3/4, Paris, 2012, pp. 675-682.

Publié le 13/10/2014


Nicolas Hautemanière est étudiant en master franco-allemand d’histoire à l’Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales et à l’Université d’Heidelberg. Il se spécialise dans l’étude des systèmes politiques, des relations internationales et des interactions entre mondes musulman et chrétien du XIVe au XVIe siècle.


 


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