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Les affrontements qui ont lieu dans les tous premiers temps de l’islam se concentrent pour la plupart autour de la question du califat, c’est-à-dire de la succession du Prophète, problématique en raison de l’absence d’indications laissées par Mahomet lui-même. Les rivalités pour le pouvoir, qui divisent l’élite médinoise, finissent par engendrer une véritable guerre civile en 655, lorsque le gendre du Prophète, ‘Alî, est désigné comme calife : cette guerre, appelée la Grande Discorde (al-fitna al-kubrâ en arabe) met en jeu non seulement l’avenir politique de l’islam, mais aussi la définition même du califat et donc de l’autorité religieuse en islam. Le transfert qui s’opère alors, du politique au religieux, provoque la sécession de plusieurs groupes qui développeront désormais leur propre conception de l’islam : c’est la naissance du chiisme, notamment, mais aussi du mouvement kharidjite par exemple.
La mort de Mahomet, en 632 (an 10 de l’hégire), laisse vide la place de chef suprême de la communauté musulmane (Umma). En l’absence d’indications données par le Prophète sur la manière d’organiser sa succession, les élites médinoises – formées en majorité de la famille, au sens large, de Mahomet, c’est-à-dire des membres de la tribu des Quraysh – se rassemblent pour désigner un nouveau chef sur le principe du consensus. Abû Bakr, beau-père de Mahomet et converti de la première heure (on dit même qu’il serait le premier à devenir officiellement musulman), est choisi comme calife (khalîfa), c’est-à-dire « successeur [1] » du Prophète. Les critères auxquels doit répondre le calife sont dès lors établis, de fait : il s’agit de l’appartenance à la Maison du Prophète, de l’ancienneté de la conversion et de la respectabilité et de l’obéissance à la loi islamique. Sur ce même modèle sont désignés les deux califes suivants, ‘Umar et ‘Uthmân, toujours en se fondant sur le consensus médinois, c’est-à-dire sur l’accord entre tous les chefs de l’Umma. Mais nombreux sont ceux qui répondent à ces critères et qui peuvent revendiquer l’accession au califat. La politique uthmanienne est très critiquée : ce membre du clan des Umayyades – rival de celui de Mahomet au sein de la tribu des Quraysh – favorise largement sa famille, lui réservant par exemple la plupart des postes de gouverneur, et est accusé d’établir un pouvoir aristocratique dévoyant le message de Mahomet. Une révolte finit par éclater en Égypte en 655, et ‘Uthmân est assassiné en juin 656 – évènement qui déclenche une véritable panique. C’est dans ce contexte troublé que le gendre du Prophète, ‘Alî ibn Abî Tâlib, est nommé calife [2]. Converti très tôt lui aussi, il appartient comme son cousin Mahomet au clan hashîmite de la tribu des Quraysh, et avait épousé sa fille Fâtima, morte en 632.
Le combat est d’abord politique. ‘Alî est immédiatement confronté à une opposition forte, qui vient d’abord d’Aïcha, la femme préférée de Mahomet, et de deux autres proches parents du Prophète, Talha et al-Zubayr. Ceux-ci, considérant qu’ils ont autant de droits que lui au califat, lui retirent leur allégeance et quittent Médine pour aller constituer une armée à Basra. Ils affrontent ‘Alî à l’été 656 dans la plaine qui s’étend à l’embouchure du Tigre et de l’Euphrate, lors d’une bataille restée dans l’histoire sous le nom de « bataille du Chameau », du nom de l’animal sur lequel était juchée Aïcha pour exhorter les troupes ; on dit que c’est au moment où les jarrets du chameau furent coupés que ‘Alî remporta la victoire. Talha et al-Zubayr y sont tués, mais une nouvelle opposition apparaît contre ‘Alî : celle des Umayyades, menés par Mu‘âwiya qui craint de perdre le gouvernorat de Syrie que lui avait donné ‘Uthmân. Mu‘âwiya prend prétexte de la nécessité de venger le meurtre de ‘Uthmân, son cousin, pour refuser de prêter allégeance à ‘Alî, qui s’installe entre-temps à Kûfa, en Irak. Les deux troupes s’affrontent à Siffîn à l’été 657, pendant plusieurs mois, sans victoire décisive de l’un ou l’autre côté. Mais le risque de l’enlisement du combat fait planer la menace d’une disparition mutuelle, qui priverait l’Umma de ses chefs et mettrait en péril l’empire de l’Islam. On décide donc de s’en remettre à l’arbitrage, moyen de règlement des différends préconisé par le Coran. Lorsque l’arbitre représentant ‘Alî propose une solution de compromis consistant à trouver un autre calife, par exemple le descendant du calife ‘Umar, celui qui représente Mu‘âwiya refuse, mais prend cette proposition comme un accord sur le fait de démettre ‘Alî de ses fonctions. À cette nouvelle, une partie des combattants du camp alide, refusant l’arbitrage, fait sécession et se retourne contre ‘Alî : il s’agit des khârijites, écrasés l’année suivante à Nahrawân, ce qui achève de discréditer le calife en titre. Mu‘âwiya apparaît alors, aux yeux des élites médinoises, comme le seul à même de ramener l’ordre et de sauver l’empire : il est nommé calife en 660, et l’assassinat de son rival en 661 achève de consacrer sa victoire.
Mais le conflit entre ‘Alî et Mu‘âwiya va au-delà de l’ordre politique. Le gendre du Prophète est considéré par ses partisans comme son successeur légitime, qui aurait été désigné par Mahomet lui-même. Ce « parti de ‘Alî », shî‘at ‘Alî en arabe, est l’origine directe du courant chiite (ou shi‘ite), pour qui le califat ne peut être détenu que par les alides, c’est-à-dire par les descendants directs de Mahomet par Fâtima et ‘Alî. Au contraire, le sunnisme permet à tout musulman d’ascendance qurayshite [3] choisi par son prédécesseur d’accéder au califat ; il tire son nom de la sunna, la norme de conduite fondée sur le comportement du Prophète et éventuellement des premiers califes. Cette distinction, à l’origine politique et partisane, fonde donc la plus grande dissension religieuse qui existe au sein de l’islam ; elle s’accompagne, dans l’idéologie qui s’est constituée au fil du temps, de différences dans la conception de l’islam lui-même, dans la célébration des fêtes et dans les références.
La Grande Discorde a des conséquences très importantes en matière purement politique, puisqu’elle amène au pouvoir Mu‘âwiya et avec lui, le clan umayyade. Jusque-là, la structure politique était celle de l’État médinois, centré sur la ville du Prophète et gouverné de manière plus ou moins collégiale par les chefs de l’Umma sous l’autorité du calife. C’est Mu‘âwiya qui donne à la position califale sa fonction de chef politique suprême et une autorité réelle. Il déplace tout d’abord le centre du pouvoir en Syrie, à Damas, où il restera pendant tout le règne des Umayyades – c’est-à-dire jusqu’en 750. L’image du calife-souverain est diffusée, notamment par le moyen d’inscriptions à travers tout l’Empire ; de plus, en nommant son fils Yazîd pour lui succéder, Mu‘âwiya impose le principe de succession dynastique. Les auteurs musulmans traditionnels considèrent que son arrivée au pouvoir coïncide avec le retour du mulk, cette forme de pouvoir monarchique qui avait été bannie par Mahomet. On assiste de fait à une personnalisation du pouvoir autour de la figure califale, mais Mu‘âwiya agit davantage en chef de confédération tribale qu’en souverain absolu : il ne cherche pas à centraliser l’administration ni l’impôt, ménage les tribus et ne remet pas en cause l’autonomie des provinces. De plus, sa succession sera remise en cause par un Médinois descendant d’al-Zubayr, qui aspirera lui aussi au califat, mettant en évidence que le pouvoir établi par Mu‘âwiya, bien que stable pendant son règne, n’est pas encore solidement installé dans la durée. C’est Marwân, l’un de ses cousins éloignés, qui rétablit pour de bon la dynastie umayyade au poste de calife à l’issue de la guerre civile qui dure jusqu’en 684.
La Grande Discorde est donc bien un moment de transition essentiel dans le développement de l’Islam, sur les plans politique et religieux : en effet, c’est autour de questions politiques que se cristallisent des questionnements religieux touchant à la question de la légitimité califale, questionnements qui fondent les deux grands mouvements de l’islam, le chiisme et le sunnisme. C’est aussi à l’issue de cette guerre civile que la dynastie umayyade prend possession du califat, et qu’une certaine conception du pouvoir commence à se développer, autour de la figure du calife qui prend une place de plus en plus importante.
Bibliographie :
– Hichem Djaït, La grande discorde. Religion et politique dans l’Islam des origines, Paris, Gallimard, 1989, 420 pages.
– Albert Hourani, Histoire des peuples arabes, Paris, collection Points Seuil, 1993, 732 pages.
– Eric Vallet, « Cours d’initiation à l’histoire de l’Islam médiéval », ENS Ulm, 2011-2012.
Tatiana Pignon
Tatiana Pignon est élève en double cursus, à l’Ecole Normale Supérieure de la rue d’Ulm, ainsi qu’à l’Université de la Sorbonne en Histoire et en langue. Elle s’est spécialisée en l’histoire de l’islam médiéval.
Notes
[1] Abû Bakr succède à Mahomet dans l’exercice de ses charges administratives, militaires et politiques ; mais la mort du « Sceau des Prophètes » met fin à l’ambition prophétique, et le calife n’est pas, en théorie, un représentant de Dieu ni du Prophète lui-même.
[2] Ces quatre califes, Abû Bakr as-Siddîq (632-634), ‘Umar ibn al-Khattâb (634-644), ‘Uthmân ibn Affân (644-656) et ‘Alî ibn Abî Tâlib (656-661), les premiers califes de l’islam, sont désignés dans la tradition musulmane sous le nom de « califes rashidûn », c’est-à-dire « bien-guidés ».
[3] C’est-à-dire appartenant à la tribu du Prophète ; mais l’extension des tribus était telle que cela laisse beaucoup plus de possibilités que la conception chiite du califat.
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